de euh... si vous le dites » 11/06/2021 11:39
A partir de la figure de l'écrivain Isaac Babel, assassiné en 1940 sous ordre de Staline, Le fantôme d'Odessa permet d'éclairer l'histoire russe du 20ème siècle.
Pour cela, les auteurs vont user de deux artifices fictionnels : la libre adaptation d'un scénario de film écrit par Babel pour Eisenstein autour des aventures truculentes et tragiques du bandit juif et Roi des bas-fonds d'Odessa Benia Krik (personnage central des Récits d'Odessa) et une lettre imaginaire de Babel écrite à sa fille juste avant sa mort.
L'idée est à la fois simple et lumineuse, il s'agit de montrer une communauté de destins entre d'une part le Babel emprisonné et exécuté dans les geôles de Staline et sa création littéraire, le bandit juif Benia Krik qui règne sur sa ville dans les Récits d'Odessa.
D'un côté, le bouillonnement de vie désordonné du Roi Benia Krik se termine inévitablement de manière tragique, balayé par la machine froide et implacable du bolchévisme triomphant, de l'autre la chape de plomb imposée par le régime stalinien sur tout ce qui peut remettre en question l'exercice féroce de son pouvoir engloutit Babel et le fait disparaitre dans les charniers de l'histoire russe.
Deux fois, c'est un monde qui disparait, broyé par la froideur d'une puissance qui ne peut s'accomoder de leur présence.
Un dernier segment du livre, peut-être même le plus désespérant pour ce qui nous concerne aujourd'hui, prolonge par un nouvel artifice fictionnel la réflexion entamée. On y voit le travail d'un membre de l'association Memorial (association qui lutte pour rendre une voix aux victimes des répressions en Russie) au travers d'une discussion avec la fille de Babel provoquée par la découverte imaginaire de la lettre de son père. Dans les passionnantes annexes documentaires qui ponctuent l'album, et dans lesquels pour la première fois l'Histoire n'est pas racontée au travers du prisme d'artifices fictionnels, on se rendra compte qu'il est bien difficile aujourd'hui de contrer le révisionnisme historique du pouvoir en place en Russie.
La communauté de destins se poursuit donc entre le personnage Benia Krik, l'écrivain Isaac Babel et tous ceux qui encore aujourd"hui tombent pour avoir espéré un monde délivré des tyrannies grises, espéré un monde qui cesse de saccager allègrement la vie bouillonnante de ceux dont le seul défaut aura peut-être été d'être trop sentimentaux.
Album magistral.
Remarque : je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'avor lu Isaac Babel pour apprécier pleinement la lecture de cet album, même si évidemment on pourra peut-être y trouver un surcroit d'émotions. Mais bon, si vous n'avez jamais lu Babel, c'est l'occasion rêvée pour s'y mettre.
"Ca ne résout pas vraiment l'énigme, ça y rajoute simplement un élément délirant qui ne colle pas avec le reste. On commence dans la confusion pour finir dans le mystère."
Denis Johnson - "Arbre de fumée"