Critque TTT teleramaQue faire après un chagrin d’amour ? Plutôt que se noyer dans l’alcool, broyer du noir ou faire des bêtises, Évariste s’embarque sur le Marion Dufresne. Sur ce bateau, le seul à se rendre régulièrement sur l’archipel des Kerguelen, confetti français dans les mers australes, l’instituteur réunionnais se lie avec quelques rares touristes et les scientifiques qui se rendent là-bas en mission. Biotope préservé et coupé du monde, les îles de la Désolation, comme on les appelait jadis, abritent une vie sauvage et quelques surprises de taille. Il est des voyages dont on a du mal à revenir…
Installé depuis toujours à La Réunion, Appollo connaît l’histoire de son île comme sa poche et en tire des albums toujours incisifs et passionnants (La Grippe coloniale, Chroniques du léopard). Avec La Désolation, il quitte cette fois la douceur des tropiques pour une terra incognita austère et hostile, qui ne fait rêver que les bobos et les pingouins. Si la première partie de l’histoire, qui narre la traversée, fourmille de portraits vachards et de situations croquignolettes, la seconde, elle, est carrément tellurique. Il est rare aujourd’hui qu’un scénario prenne autant ses lecteurs par surprise, qu’il les bouscule, les attrape et les jette tout habillés dans le grand bain ! Difficile d’en dire plus sans déflorer l’intrigue. Disons seulement qu’Évariste aurait sans doute mieux fait de prendre des anxiolytiques, d’aller voir un psy et de faire du yoga… Joli travail, aussi, de Christophe Gaultier, dont le trait stylisé et la mise en couleurs évoquent autant Loustal que Charles Burns. Une des bonnes surprises de la rentrée.
Commentaires de 3 planchesUn enseignant au cœur brisé s’embarque pour l’archipel des Kerguelen, le plus austral des territoires français, où sa vie sera bouleversée… Le scénariste Appollo, qui a créé cette drôle et surprenante BD avec le dessinateur Christophe Gaultier, en commente trois planches.Quand Évariste embarque sur le Marion Dufresne, c’est pour tout oublier. En mettant le cap sur l’archipel des Kerguelen, le plus austral des territoires français, l’instituteur réunionnais réalise à la fois un vieux rêve et fuit un chagrin d’amour. Après plusieurs semaines de navigation, entouré de scientifiques et d’autres touristes à la recherche de terre vierges et d’exotisme « extrême », il touche enfin au but. Mais peu de temps après avoir débarqué, son destin prend soudain un cours complètement inattendu… Fruit d’une étroite collaboration entre le dessinateur Christophe Gaultier et le scénariste Appollo, La Désolation surprend autant par son propos – les Kerguelen et ceux qui s’y rendent – que par son ton et son humour grinçants. Une des jolies surprises de la rentrée, commentée par son scénariste.
Sur le “Marion Dufresne”« Le Marion Dufresne est le seul bateau qui assure le ravitaillement des terres australes et antarctiques française. À ce titre, il accomplit des rotations entre La Réunion et les Kerguelen, un voyage de cinq semaines au cours duquel il transporte des scientifiques et, depuis quelques années, une vingtaine de touristes. Quand une place se libère, Évariste, qui vient de se faire plaquer, n’hésite pas une seconde : il vend sa voiture, rassemble ses économies et s’embarque. En fait d’évasion et de grand large, il se retrouve dans une petite communauté de circonstance, une micro-société où se reproduisent les mêmes jeux de pouvoir, de séduction et de domination que sur la terre ferme. Même si les activités peuvent être intéressantes, la routine s’installe assez vite ; Évariste, dont l’état d’esprit n’est déjà pas au beau fixe, fume clope sur clope et tourne en rond dans ce huis clos.
Je suis fasciné depuis l’enfance par les Terres australes, j’ai lu énormément de récits de voyages, compulsé de nombreux blogs et témoignages, amassé une somme d’informations et de documentation considérable, mais je n’y suis jamais allé ! La traversée est trop chère et puis il faut avoir du temps. Je me suis également beaucoup renseigné sur les us et coutumes des “hivernants”, les scientifiques qui passent plusieurs mois sur les îles, sur leur patois aussi. Je n’ai pas voulu raconter trop de conneries. Leurs relations avec les “touristes de l’extrême”, ces bobos qui raffolent de destinations rares, mais “safe”, de pays chers, peu accessibles, sans être périlleux (Bhoutan, Ladakh, Sibérie, etc…), m’intéressaient beaucoup aussi. Ils sont en rivalité, les premiers se sentent plus légitimes que les seconds à aller sur les Kerguelen, forts de leurs connaissances, ils se mettent en surplomb, distribuent les bons points. Le mépris n’est pas loin et pourtant leurs motivations sont peu ou prou les mêmes : se singulariser, faire partie des “happy few”. »
Premier contact avec Ker« Nous nous sommes beaucoup documentés sur ce que l’on appelait jadis “les îles de la Désolation”. Nous avons regardé énormément de reportages, de photos : cette arrivée à Kerguelen, ou Ker, comme la surnomment ceux qui y sont allés, est commune à tous les récits. D’abord une masse sombre et assez menaçante à l’horizon, puis l’île de Grande Terre, le passage près de l’arche effondrée, les falaises, les énormes manchotières qui peuvent compter plusieurs centaines de milliers d’individus, Port-Jeanne-d’Arc, l’ancien port baleinier norvégien, abandonné en 1922, mais en cours de restauration pour devenir un écomusée, et enfin Port-aux-Français, où se trouve la base scientifique. Contrairement aux idées reçues, Ker n’a rien d’une petite île, sa superficie est comparable à celle de la Corse. Les couleurs y sont très marquantes et contrastées : bleu acier pour le ciel et la mer, ocre et marron caca d’oie pour les terres couvertes de lichen. Beaucoup de témoignages font état d’un vrai choc esthétique : les coloristes qui se sont succédé sur l’album y ont donc consacré beaucoup de temps.
À l’exception notable de Nicolas Bouvier ou de Jean Rolin, je n’aime pas beaucoup les écrivains voyageurs. Trop souvent il y a chez eux une posture de surplomb, un manque d’humilité, qui les fait complètement passer à côté de leur sujet. La littérature “orientaliste” au XIXe siècle, ça passe encore, mais aujourd’hui ce n’est plus possible. Je suis mal à l’aise avec les gens qui passant quinze jours quelque part prétendent ensuite tout montrer, tout expliquer. Il y a chez eux un côté souvent bienveillant, parfois méprisant, mais toujours omniscient, qui est insupportable ! Cela vaut également pour les reportages en BD. Je me sens beaucoup plus proche de Fabrice Del Dongo, le personnage de La Chartreuse de Parme, de Stendhal, lorsque il raconte “sa” bataille de Waterloo – une boucherie pleine de bruit et de fureur, dont il ne voit qu’une infime partie et où il ne comprend rien ! Je préfère m’emparer d’un lieu par la fiction, c’est à mes yeux le seul point de vue qui vaille. »
Chute de pierres et twist scénaristique« Avant de devenir une BD, La Désolation est une nouvelle que j’avais écrite il y a quelques années pour Kanyar, une revue réunionnaise. Le “twist” scénaristique, le virage à 180 degrés, était déjà là. Dès le départ, ça me plaisait de passer d’un énième récit de voyage à… radicalement autre chose ! En s’embarquant Évariste cherchait les frissons, l’aventure, eh bien il va les trouver ! En travaillant avec Christophe Gaultier, comme je le fais avec tous les dessinateurs, je me suis non seulement adapté à son trait, mais j’ai modifié l’histoire au fur et à mesure des planches. Au départ j’ai toujours une histoire, des personnages, mais tout demeure extrêmement plastique ; beaucoup de choses peuvent changer au gré du dessin et de la mise en scène, chacun participe au travail de l’autre, il n’y a plus vraiment de frontières. Mais le twist, lui, est demeuré et n’a jamais même été questionné. D’ordinaire, j’utilise les cliffhangers avec parcimonie, je ne suis pas très à l’aise avec ce genre de ficelles. Comme dans le film Usual Suspects, je trouve ça excitant intellectuellement, mais un peu malhonnête avec le lecteur, puisqu’on le prend en otage. Cette fois pourtant, je ne me le suis pas interdit, puisque l’histoire fonctionnait bien ainsi. Et puis il ne faut pas bouder son plaisir, même lorsque il est régressif, il y a une réelle jouissance à tout foutre en l’air. »