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Richard McGuire : Un auteur multimedia

Entretien avec l'auteur d'Ici

Propos recueillis par L. Gianati et A. Perroud Interview 03/03/2015 à 14:10 11439 visiteurs

Véritable Ovni de ce début d'année 2015, Ici fait d'un lieu son personnage principal. Cette idée a germé dans l'esprit de Richard McGuire à la fin des années quatre-vingt pour devenir un album, inclassable, disponible aux éditions Gallimard.

Comment passe-t-on du rock à la BD ? (NDLR : avant d'être reconnu pour ses créations graphiques,  Richard McGuire a appartenu au groupe Liquid Liquid)

Richard McGuire : Aujourd’hui encore, je ne me considère pas comme un auteur de comics. Je dis toujours que les auteurs de BD font partie d'une espèce de tribu à laquelle je n'appartiens pas complètement. J'ai un pied dedans, un pied dehors. Je ne suis pas un membre à part entière. J'ai beaucoup d'autres centres d'intérêt et ne possède pas la volonté ni la patience pour me considérer comme un auteur de BD à part entière.

Vous considérez-vous plus comme un dessinateur de presse ou un illustrateur ?

R.McG. : Je me vois plus comme un artiste touche-à-tout qui s'exprime avec plusieurs médias. Par contre, quand je fais de la BD, je suis un auteur BD à 100 % ; quand je fait de la musique, je suis un musicien. Je m'investis toujours très sérieusement. En fait, je me considère comme un amateur dans tout ce que je fais.

Vous arrive-t-il d'utiliser des techniques propres à un autre médium pour créer vos bandes dessinées ?


R.McG. : Je suis certain qu'ils s'influencent. Par exemple, Ici est un ouvrage très musical. Il forme une espèce de composition. L'écriture de l'histoire a été particulièrement difficile tant le récit est fragmentaire. La narration n'est pas traditionnelle et la seule façon pour moi de concevoir son rythme, était de considérer le scénario comme une partition musicale. Pour avoir une vue d'ensemble, j'ai épinglé la totalité du livre sur les murs de mon appartement. Ensuite, je n'ai pas arrêté de réarranger les différentes scènes. Mon but était d'obtenir une espèce de flot narratif continu et équilibré.

Vous parlez d'un flot, mais pour lire l'histoire, il est nécessaire de tourner les pages, d'avancer pas à pas. L'objet-livre n'est-il pas un obstacle pour apprécier ce récit dans sa totalité ?


R.McG. : Non, j'avais dès le début une vision très claire de ce que Ici serait. Dans son ensemble, le projet fonctionne très bien.

Comment avez-vous organisé les différentes images et époques ? Par thèmes ? Aviez-vous un fil conducteur ?

R.McG. : Ce n'est pas une question à laquelle il est facile de répondre. Chaque fois que j'y pense, j'arrive à de nouvelles conclusions ! (sourire) Lors de l'écriture de la première version de l'histoire (parue dans la revue Raw ! en 1989, NDRL), je venais d'emménager dans un nouvel appartement et, le fait de pénétrer dans un espace vide, mais rempli de souvenirs des anciens locataires m'a fait réfléchir. À la même époque, j'avais assisté à une conférence d'Art Spiegelman sur la nature de la BD. L'exposé m'a fait réaliser qu'elle était composée de diagrammes, de sortes de cartes. J'ai pris le parti d'imaginer un récit à partir d'une seule pièce d'un logement. L'angle de vue que j'ai utilisé n'est pas innocent. Au milieu de ce salon, il y a un angle qui partage la page en deux : d'un côté de cette ligne, on va en arrière, de l'autre, en avant. Ensuite, un ami m'a montré comment marchait Windows (le système d'exploitation de Microsoft) et le fait de pouvoir incruster des images ici et là m'a ouvert tout un champ de possibilités. Tout cela a formé le socle formel de l'ouvrage. Une autre source du récit vient dans le fait que mon père avait pris l'habitude de me photographier avec mes frères, année après année, dans la même posture et au même endroit. Je crois que c'est cette série de photos qui a vraiment été à l'origine de l'histoire en elle-même.

La première page d'Ici se déroule en 2014, la seconde en 1957, l'année de votre naissance. Pourquoi avoir choisi ces dates ?

R.McG. : Avec ce type de récit, vous avez besoin d'avoir une entrée en matière toute en douceur pour éviter trop de confusions. La première page se passe en 2014 pour que cela coïncide avec la date de publication du livre. Je ne voulais pas que le lecteur pense qu'il s'agit d'une histoire du passé, ce qui aurait pu arriver si le récit avait débuté en 1957. L'idée est d'introduire, en premier, la pièce vide, puis, petit à petit, d'ajouter les différents personnages et les autres éléments.

D'une période allant de 1957 à 2014, vous en avez élargi l'amplitude pour en évoquer une plus large, de la préhistoire à un futur lointain : pourquoi ?

R.McG. : Je m'était limité à ce laps de temps initial en 1998. Pour cette nouvelle version, j'ai ressenti le besoin d'aller plus loin, de creuser plus profond, dans les deux sens. Dans le même ordre d'idée, dans la première version, la pièce est anonyme, c'était celle de Monsieur-tout-le-monde. Ce n'est plus le cas dans la nouvelle histoire.


Pourquoi avoir utilisé une figure historique aussi célèbre que Benjamin Franklin, plaçant ainsi le récit géographiquement et temporellement ?

R.McG. : Parce que cela est véritablement arrivé ! J'avais entendu parler que Benjamin Franklin avait quelque chose à voir avec la maison de l'autre côté de la rue. J'ai fait quelques recherches plus poussées, j'ai appris qu'il était venu là et qu'il avait eu des relations tendues avec son fils.

Ce passage est très réussi, car il reproduit, dans le passé, la relation père-fils que vous avez eu avec votre propre père...

R.McG. : Oui, ça forme une sorte de motif, de guide. J'ai voulu montrer les grandes histoires dans les petites et les petites, dans les grandes. Le passage avec Franklin en est l'exemple parfait, sa vie se trouve réduite à une simple dispute entre lui et son fils. Il y a aussi une dimension plus générationnelle avec la confrontation entre l'ancienne façon de faire et le changement politique. En plus, il y a une autre coïncidence avec mon existence, le fils de Franklin se nomme Billy, comme mon frère !

Ces petites interactions rendent la lecture passionnante...

R.McG. : Oui, et encore, je n'ai pas intégré toutes mes « trouvailles ». En faisant des recherches pour le livre, j'ai découvert une multitude de petits incidents historiques intéressants que je n'ai malheureusement pas pu intégrer pour une raison ou une autre.

Votre vision du futur est passablement pessimiste...

R.McG : Un peu. Un ami, spécialiste des changements climatiques, m'a montré des cartes sur lesquelles une bonne partie de la région se retrouverait sous les eaux. De plus, la catastrophe de Fukushima et l'ouragan Sandy se sont déroulés pendant que je travaillais sur le livre. Ça m'a fait pas mal cogiter et certains éléments se sont logiquement retrouvés dans les pages. Néanmoins, je ne voulais pas que le futur soit totalement sombre et j'ai mis un peu de nature à la fin. J'ai lu quelque part, qu'à Tchernobyl, la radioactivité redeviendra normale dans vingt mille ans. J'ai donc fait un bon en avant de vingt mille ans et montré un peu de vie, des plantes surtout. Tout n'est pas pessimiste.

Sur la couverture, vous montrez simplement une fenêtre avec le mot "ici", est-ce une invitation pour le

lecteur à entrer dans la pièce ?

R.McG : Oui, je voulais que le lecteur voit le titre dans la pièce, à travers la fenêtre, et qu'il ait envie de jeter un œil. Malheureusement, la version française me semble moins efficace, car le mot Ici n'a pas été idéalement placé.

Qui est le personnage principal du livre,  la pièce en elle-même ou le temps qui passe ?

R.McG. : J'étais un peu soucieux du fait, qu'à première vue, il n'y a pas de personnage avec qui le lecteur aurait pu s'identifier. Et puis, quelqu'un m'a dit que la pièce était le personnage principal, mais je ne pense pas que c'est exactement le cas, car elle va et vient arbitrairement, elle n'agit pas. Par contre, le temps est plus logique, c'est la seule « chose » qui reste identique, alors que tout change autour de lui. Mais, plus que le temps en lui-même, c'est plus la notion d'impermanence qui est centrale.

L'Humanité ne représente qu'une infime portion de temps dans l'Histoire…


R.McG. : Oui, une simple étincelle. Boyhood (film réalisé par Richard Linklater, NDLR) montre bien ce « pschitt », un clin d’œil et on est déjà vieux (rires).

Est-ce que vous lisez beaucoup de comics ?

R.McG. : Non, je n'en lis pas vraiment. J'ai de nombreux amis qui sont auteurs de comics. Chris Ware est un très bon copain. Il m'avait écrit au moment de la parution de la première version d'Ici et était venu me voir à mon atelier. Nous avons gardé contact et sommes devenus ensuite de bons amis. Si je côtoie beaucoup d'auteurs de comics, je n'en lis vraiment pas beaucoup.

Est-ce que certains auteurs de BD vous ont influencés ?

R.Mc.G. : Mes deux grands frères étaient des lecteurs d'histoires de superhéros, moi, moins. Par contre, je me souviens bien du choc que j'ai eu en découvrant Krazy Kats d'Herriman. Mes parents m'avaient acheté un recueil dans une boutique d'un musée. En regardant les dessins et en déchiffrant le langage si particulier d'Herriman, j'en étais resté abasourdi. D'où venait cette BD ? Je n'en croyais pas mes yeux ! Plus tard, un peu comme tous les gens de ma génération, j'ai beaucoup lu Crumb. J'essayais de le copier. À ce propos, dans une interview, on m'a mentionné deux histoires de Crumb que je me rappelle d'avoir lu dans mon enfance. La première s'appelle Short History of America, c'est un récit qui montre, sur une double page, l'évolution d'un même croisement de rue à travers le temps. Au début il y a la nature et, à la fin, une grande ville. L'autre histoire est un épisode de Mister Natural dans laquelle le héros va méditer dans le désert et, au cours de sa méditation, toute une ville naît et disparaît. Ces histoires ont évidemment dû m'influencer.

Crumb - Short History of America


Will Eisner a également fait une histoire de ce type, Le Building, qui raconte l'évolution dans le temps d'un immeuble new-yorkais.

R.McG. : On m'a parlé de cette histoire, mais je ne l'ai jamais lue.

Quand on lit Ici, on se dit que la structure du récit serait parfaitement adaptée pour une lecture sur tablette. Le fait de faire glisser le doigt pour passer à une page vient presque naturellement…

R.McG. : Une version Ipad existe, je peux vous la montrer !

Pensiez-vous à une version électronique quand vous écriviez le livre ?

R.McG. : Quand j'ai décidé de faire le livre… Attendez, il faut raconter l'histoire depuis le début. J'ai signé le contrat avec l'éditeur en 1998. À l'époque, l'idée même d'une tablette n'existait pas ! (rires) Des années plus tard, quand j'ai vraiment attaqué l'écriture, j'ai évidemment pensé à une version électronique, voire interactive du livre. Les dessins, en particulier, ont été réalisés avec cette idée en tête, ils devaient être « compatibles » avec une édition électronique.

[Richard McGuire fait une démonstration de la version Ipad de Here]

R.McG. : La version tablette est nettement plus riche, il y a des petites animations, des fenêtres s'ouvrent aléatoirement quand on tape sur certaines zones de la pièce, des séquences temporelles d'une même photo s'affichent, etc.. La lecture est très différente, j'ai voulu intégrer une dimension d'imprédictibilité. Les images sont quand même regroupées par thème afin de garder une certaine cohérence à l'ensemble.

C'est une version prototype ?

R.McG. : Non, cette version est disponible exclusivement sur Ibooks, la plate-forme pour les livres électroniques d'Apple. Malheureusement, pour des raisons de droits, on ne peut l'acheter qu'aux USA. Je ne sais pas si une version française est prévue.

Avec toutes ces nouvelles possibilités, n'avez-vous pas peur de perdre votre « rôle » d'auteur, de chef d'orchestre de votre œuvre ?

R.McG. : De mon point de vue, chaque médium a ses forces. À un moment, j'avais imaginé qu'on pourrait imprimer chaque livre avec un ordre des pages différents. Rapidement, je me suis dit qu'une version électronique serait plus puissante pour offrir ce genre d'expérience. Alors, j'ai fait le livre comme il est et le eBook en plus ! C'est une question d'équilibre entre force et faiblesse liées aux supports. Du fait de sa structure et de son architecture, le livre devait avoir un début et une fin. La première version a aussi sa force, on y voit d'un coup d’œil douze cases, avec dans chacune une fonction possible de la pièce. Chaque version représente une expérience différente.



Propos recueillis par L. Gianati et A. Perroud

Bibliographie sélective

Ici

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Le grand récit
1. Alpha... directions

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