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Heureux qui comme Ulysse et Jonas...

Entretien avec Xavier Dorison

Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati Interview 22/02/2015 à 15:01 10614 visiteurs

Xavier Dorison est un des scénaristes les plus prolifiques du moment. Le lancement de deux nouvelles séries, Ulysse 1781 (Delcourt) et Undertaker (Dargaud), et la perspective d'un one-shot prometteur Le Maître d'Armes  (Dargaud) pour la rentrée, valaient bien une rencontre.

Une question légère pour commencer : sortir un bateau de l'eau, ça devient un jeu pour vous ? (NDLR : deux navires deviennent des véhicules terrestres dans Long John Silver et Ulysse 1781)

Xavier Dorison : Il y a peut-être une petite obsession de ce côté, en effet. Vous noterez que dans mes histoires, il y a un rapport à l'eau et aux voyages quasi-obsessionnel, mais c'est toujours lié au fond de l'histoire. Nous voulions qu'Ulysse voyage, mais pas de la manière dont un type qui s'appelle Homère en a parlé il y a quelques années. Pour nous, la Terra incognita qu'il pouvait découvrir, c'était une partie du continent nord américain. J'avais vu dans un film américain des années 60, qui s'appelle Man in the wilderess (Le convoi sauvage), un bateau avec des roues tiré par des chevaux : je me suis dit que c'est de cette façon qu'allait voyager notre Ulysse. Il s'agit sans doute d'un fantasme mais l'idée répond à une nécessité dramaturgique.

Est-ce une forme de défi de s'approprier les mythes ou les genres pour y apposer son empreinte (pirates, anticipation, western) ?

X.D. : Il y a deux choses distinctes. J'aime les histoires de genre et je crois que nous sommes nombreux à vouloir retrouver ce type de plaisir. Avec Long John Silver, j'ai écrit une suite imaginaire et, pour moi, le plaisir était de retrouver des personnages que j'avais adoré. En ce qui concerne Ulysse, le plaisir est différent. Pour l'odyssée, et notamment le passage qui suit la bataille de Troie, aborde des épisodes et des sujets qui sont devenus des thèmes fondateurs aujourd'hui : confrontation à la loi du plus fort, l'errance, l'oubli... Je me suis beaucoup amusé à l'exercice suivant : "Comment, en tant que scénariste de 2014, je traiterais ces questions thématiques ?" La loi du plus fort correspond évidemment à l'épisode du Cyclope. Ma vision me donne la première pierre sur laquelle est construite le première tome. 

Notre époque est-elle particulièrement propice pour parler de cette loi du plus fort ?

X.D. : Je pense que j'en aurais parlé quelle que soit l'époque dans laquelle je vis. C'est ce que m'inspire le Cyclope mais peut-être n'est-ce pas votre cas ; idem pour Éole ou Circé. Avec cette série, parce qu'on se trouve aux Etats-Unis en 1781, il y a bien entendu les grands esprits indiens en arrière-plan. Si je l'avais transposé en Afrique, il y aurait eu des références au vaudou. Mais la charpente de l'histoire, elle, n'aurait pas changé.

Faut-il relire L’Odyssée avant d’attaquer la lecture d’Ulysse 1781 pour apprécier toutes les références ?

X.D. : Je ne le recommande pas, non ; d'autant plus que ça reste une lecture exigeante, ce n'est pas un roman de gare. Moi-même, j'y suis allé à petites doses ; ce n'est pas une lecture de tous les jours. Je l'avais lu à l'école et je l'ai bien entendu relu avant d'écrire, et même re-re-relu avant d'entamer ma version du Cyclope. J'ai d'ailleurs été frappé par la violence du récit : il écrase avec ses mains les amis d'Ulysse, il leur arrache les bras, les dévore. De quoi être interdit aux moins de 18 ans ! J'ai aussi constaté qu'Ulysse était un homme arrogant, orgueilleux. Pourtant, il faut l'aimer pour certains aspects : il défend ses compagnons,  il n'abandonne personne, il a des problèmes avec ses sentiments. Mais il a des défauts. 

Dans Long John Silver, le personnage de Viviann était splendidement composé, et ce qu'on a aperçu de l'épouse d'Ulysse lassait envisager une femme aussi forte et enivrante : aura-t-elle une place de choix plus tard dans le récit ?

X.D. : Penn est également une femme extrêmement forte. C'était un challenge de vous la présenter sur trois ou quatre pages. Elle est prête à défendre sa ville et ses habitants, sa famille, bec et ongles. Là, se trouve, pour moi, la beauté de cette femme. Dans chaque tome, je lui consacrerai quelques pages pour une intrigue parallèle qui va retracer, à ma façon, l'histoire de Pénéloppe à Ithaque, qui est importante dans l'Odyssée. Et la réunion avec Ulysse se fera lorsque celui-ci rentrera à Ithaque bien sûr.

La créature géante a des faux airs de Krän. Clin d’oeil ou coïncidence ?

X.D. : Il n'y a pas de clin d’œil, nous sommes en plein premier degré. L'objectif est que le lecteur reste dans l'histoire et qu'il vive ce qu'il y a à vivre aux côtés d'Ulysse et de son équipage. Là, pas de chance, il a trouvé quelqu'un de plus grand et de plus fort que lui. 

Ulysse est sûr de sa force mais il se révèle moins invulnérable face à son fils...

X.D. : J'avais envie de recréer un certain type de rapports en effet. Dans l'Odyssée, Télémaque n'est pas présent. En revanche, il l'est dans Ulysse 31 (Série d'animation diffusée quotidiennement à partir de l'automne 1981, NDLR) ce j'ai trouvé très intéressant. Pour mon Ulysse, j'ai décidé de trahir moi aussi le texte original - parce que je fais ce que je veux (sourire) - et j'ai voulu créer une relation père-fils qui dévoile une forme de faiblesse derrière une force physique évidente. Parfois, aimer nos enfants, communiquer avec eux, ce n'est pas toujours simple. Il était alors marrant qu'un grand gars costaud puisse ne pas y arriver.

Il y a dans vos deux dernières séries un antagonisme entre les deux principaux personnages et des visions de vie très différentes : père/fils dans Ulysse 1781 et Crow/Rose dans Undertaker. Est-ce la base d’un scénario réussi ?

X.D. : Il s'agit de deux cas différents : d'un côté, il y a un capitaine reconnu confronté à un fils qui essaie de trouver sa place, de l'autre, un homme et une femme : il ne peut y avoir le même type de rapports. Là où vous avez totalement raison, c'est qu'un mot peut résumer ces relations : le conflit. Sans conflit, pas d'histoire. Que ce conflit s'exprime par rapport à l'environnement, entre les personnes, à l'intérieur d'un groupe. C'est un moyen de mieux connaître les personnages, de les faire avancer et, en cela, c'est fondamental. 

Ils sont aussi très différents : l'un est un chef de meute, l'autre un solitaire...

X.D. : Très différents, mais ils ont pourtant comme point commun d'être assez odieux. Ils rencontrent des problèmes pour contrôler leur vie : l'un parce qu'il est encore en guerre, l'autre parce qu'il a dû agir de manière violente, une façon d'être dont il a du mal à sortir. Je crois que chacun de nous est animé par des colères et, qu'avec plus ou moins de réussite, on arrive à les calmer, les apaiser. 

Crow perd un peu le contrôle lorsqu'on lui demande d'improviser une oraison funèbre...

X.D. : Jonas a de la patience - en plus d'une affaire à faire tourner - mais celle-ci a des limites assez vite atteintes. Quand des gens qui ont envoyé un gamin au fond d'une mine pour aller chercher de l'argent lui demandent de faire un sermon, il ne peut s'empêcher de leur dire leurs quatre vérités. J'ai pris beaucoup de plaisir à composer cette tirade : c'est génial de faire dire à des personnages des choses atroces, que vous ne pensez pas nécessairement ou que vous ne prononceriez pas dans la vie réelle. 

A fortiori devant une assemblée accablée...

X.D. : Oui. Dans HSE (Dargaud), je fais prononcer au mentor, Simon Sax, homme à côté duquel Margaret Thatcher serait passée pour une communiste, des discours horribles, vraiment horribles... et c'est génial à faire. En ce moment, j'écris un Kriss de Valnor et je lui fais aussi dire des horreurs, parce que j'avais envie de retrouver en Kriss une belle ordure. Elle a des bons côtés mais elle est quelqu'un de très dure, blessante, très violente.

Vous savez que la vision de ce personnage par Yves Sente a déçu de nombreux lecteurs...

X.D. : Elle a beaucoup souffert, elle est devenue méchante. Tout être humain, à part s'il est malade, a un vrai fond positif. Kriss, pour très méchante qu'elle soit, garde néanmoins une petite flamme au fond d'elle qui la rend parfois moins pire que ceux qu'elle affronte et qui fait qu'au final on se range dans son camp. Vous découvrirez cela dans quelques mois.

Comment allez-vous organiser le voyage d'Ulysse ?

X.D. : Les mythes seront exposés un par un, et il pourra s'agir de one-shots.

Concernant Undertaker, en aviez-vous assez de voir les croque-morts cantonnés à des seconds rôles dans les westerns ?

X.D. : L'idée de départ est de Ralph Meyer. Il est venu me voir en me disant "Je voudrais faire un western dont le héros serait un croque-mort." En dehors du fait que j'avais très envie de continuer à travailler avec lui, je trouve que, visuellement, à chaque fois que l'on va représenter ce personnage, ce sera intéressant. Comme, pour en revenir à la première question de cette interview, chaque fois qu'un bateau avec des roues ira quelque part, ce pourra être intéressant. Par ailleurs, la fonction de Jonas l'introduit dans la sphère privée, intime de ses congénères. Et, troisième intérêt, un undertaker a également un rapport particulier avec la mort et l'idée de mêler les ingrédients de la grande aventures, du divertissement et des questions plus pointues, plus existentielles, a un potentiel.

On est surpris de voir un croque-mort vivre de son art au milieu de nulle part : en faire un artisan ambulant, allant au devant de la clientèle,  est-ce aussi un moyen de préserver son anonymat ?

X.D. : Oui mais il est aussi un vrai professionnel, comme le montre la scène dans laquelle il reconstruit un corps. Il ne se fait pas passer pour un croque-mort : il a des compétences avérées, il aime son métier. Quand une mèche de cheveux n'est pas au bon endroit, il la remet à sa place, il a une vraie conscience professionnelle, sa propre éthique. 

On ne s'attend pas à en apprendre autant sur Jonas (identité, ancienne fonction) dans un premier tome...

X.D. : Attendez, on vous a dit que pendant la guerre il avait été sharpshooter, un mot qui explique pourquoi il tire très bien après un passage dans un corps de tireurs d'élite qui a réellement existé. Le reste...

Dans la S-F, il y a très souvent un discours politique en arrière-plan ; vous introduisez une lutte sociale avec les mineurs (partage des richesses, forme d'esclavage consenti des migrants)...

X.D. : Ça vous rappelle quelque chose ? C'est "aujourd"hui" et pas seulement : une situation intemporelle. La question posée est simple : est-il normal de continuer à appliquer une loi qui conduit à autant d'injustice et d'inégalités ? Peut-on approuver le comportement d'un milliardaire qui a choisi de partir avec son or, car il lui appartient, en vertu de contrats conclus en bonne et due forme. Au sens légal du terme, c'est son droit. Mais, inversement, comment ne pas condamner ce choix d'un point de vue moral ? Qu'est-ce qui doit prévaloir, le droit ou la morale ? La question est posée dans le premier tome d'Undertaker, la réponse sera apportée dans le suivant.

L'album est gorgé d'humour, l'image du riche qui se gave est succulente : est-ce un ingrédient indispensable ? dans ce contexte, fallait-il éviter le premier degré ?

X.D. : Quand j'ai vu Jonas, je me suis dit "c'gars a de l'humour". Il s'agit cependant d'un humour très cynique, décalé. Dans la vie, j'essaie d'avoir un minimum d'humour par rapport aux situations que je vis, et un jour, je me suis demandé : "Pourquoi ne pas mettre ça dans mes BD ?" Depuis, j'essaie d'en inclure un peu plus.

Rose Prairie, il fallait oser...

X.D. : En face d'un mec qui porte malheur et le corbeau (crow), c'est fleuri (sourire). Ce nom, très anglais, franco-anglais même, lui allait bien ; nous l'avons trouvé très vite. Alors que nous avons galéré pendant très très longtemps pour trouver Jonas Crow, pour lequel nous avons essayé vraiment beaucoup de noms possibles.

Parlons de vos autres projets. Il était question d’une adaptation à la télévision d’HSE

X.D. : Oui, une série TV est en cours d'écriture et de développement.

Quelques mots sur Le Maître d’Armes ?

X.D. : La sortie de cette grande aventure historique est programmée en septembre. Il s'agira d'un seul tome qui décrit une chasse à l'homme sous l'Inquisition. Au début du XVIè siècle, dans un contexte très violent, un jeune homme doit fuir la France, en passant par les montagnes du Haut Jura, une contrée perdue à l'époque. Il va demander de l'aide à un vieux guide. Ils auront à leurs trousses des mercenaires venus des Paris et des montagnards. On peut alors penser que leurs chances de survie sont minces. Sauf que le guide se trouve être un ancien maître d'armes des rois de France et un des meilleurs guerriers de l'Histoire. Les rôles de chasseurs et de proies vont s'inverser. C'est un gros album de 94 pages, il ne s'agit pas de capes et d'épée où l'on s'échange du "Monseigneur, vous m'avez offensé" mais d'un récit brutal, dur.


Propos recueillis par L. Cirade et L. Gianati

Bibliographie sélective

Ulysse 1781
1. Le Cyclope (1/2)

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Undertaker
1. Le Mangeur d'or

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Note: 4.3/5 (352 votes)

HSE (Human Stock Exchange)
1. Tome 1

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