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Cyann peut désormais voler de ses propres ailes

Entretien avec François Bourgeon

Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade Interview 16/10/2014 à 15:48 10877 visiteurs

Née au début des années quatre-vingt dix, elle a vécu une enfance paisible. Rapidement appréciée de tous malgré son caractère bien trempé, elle a bénéficié d'un soin très particulier et ses apparitions, très attendues, sont plutôt rares. D'autant que les aléas de sa jeune vie et quelques séparations plus ou moins bien vécues, l'ont ballottée d'une maison à l'autre. Pour son ultime représentation en public, elle semble avoir trouvé dans sa dernière demeure sérénité et sagesse et livre, enfin, ses derniers secrets. Cyann a vingt ans et François Bourgeon a décidé de lui redonner sa liberté.

Avez-vous craint que l'aventure n'aille pas jusqu'à son terme pour des raisons indépendantes de votre capacité à créer ?

Francois Bourgeon : Il y avait effectivement une possibilité que les choses soient bloquées juridiquement. Mais j’ai toujours été confiant quant à l’issue des problèmes qui se sont posés. On a simplement perdu beaucoup de temps.

Avez-vous eu, à quelques moments ou régulièrement, des échos quant à l'impatience des lecteurs ?

F.B. : Je pense que les gens sont habitués avec moi à attendre un certain temps. Il y a eu entre temps La Petite Fille Bois-Caïman qui m’a pris six ans et qui a retrouvé un lectorat qui était parfois le même, parfois différent. Le Cycle de Cyann s’est toujours déroulé un peu lentement, les deux premiers tomes faisant cent-dix pages chacun, il a fallu plus de trois ans pour les faire. Puis, il y a eu La Clé des Confins qui nous a pris un an de réalisation, l’attente de l’issue juridique liée à Aïeïa d'Aldaal… Mais je n’ai jamais pensé que ça allait s’arrêter, simplement que l’on pouvait être bloqué un moment, ce qui s’est effectivement passé.

Le Cycle de Cyann aurait pu se terminer en deux tomes. À quel moment avez-vous décidé d’en faire une série plus longue ?

F.B. : Tout de suite après la fin du deuxième tome. On s’est aperçu qu’on avait la possibilité d’amener Cyann raccompagner tous les personnages qui étaient exportés sur ilO un peu partout dans la galaxie. Mais je voulais aussi ne pas tomber dans la facilité qui aurait consisté à aller de planète en planète faire un grand tour touristique. On avait fixé au préalable les questions qu’on voulait apporter aux lecteurs et ce qu’on voulait vraiment raconter en essayant de ne pas trop délayer. On a dû couper énormément de choses parmi toutes les idées qu’on avait. Il n’y a pas un dixième qui a été exploité.

Claude Lacroix est crédité sur l’ensemble des albums du Cycle de Cyann, Comment travaillez-vous ensemble ?


F.B. : Nous avons avec Claude Lacroix un fonctionnement très atypique. En bande dessinée, il y a en général un dessinateur et un scénariste. J’ai commencé à réfléchir seul à l’histoire du Cycle de Cyann. Puis, en discutant avec Claude qui est un ami, je lui ai dit que certaines choses allaient m’amuser comme la création d’événements, de sociétés, de gens, de décors, de costumes, de technologies… Mais que certaines allaient beaucoup moins m’intéresser comme les engins spatiaux, les vaisseaux… Claude m’a alors proposé d’essayer de trouver un moyen de fonctionner ensemble. Il n’était pas question que j’abandonne le scénario et les dialogues, surtout pas les personnages, ni le dessin et la couleur. On a donc simplement créé des univers, chacun apportant ce qu’il peut. C’est dans le travail de préparation que Claude m’aide énormément. Il a par exemple réalisé les plans de la ville d’Ohl. J’avais conçu l’idée de cette ville avec ses bassins étagés. Claude en a fait une maquette en relief, il a réalisé aussi une maquette du vaisseau spatial qui est d’ailleurs assez mobile. (sourire) On a fait chacun des centaines et des centaines, voire des milliers de dessins, pour créer la faune, la flore, les costumes… Je me suis réservé la création des personnages à quelques exceptions près, Claude s’intéressant à certains animaux.  

Isa dans Les Passagers du Vent, Mariotte dans Les Compagnons du Crépuscule, et Cyann. Quel est l'avantage et la difficulté de choisir un personnage principal de l'autre sexe ?

F.B. : À mon avis, il n’y a pas de difficultés mise à part celle d’être à côté de la plaque, c'est-à-dire de faire une femme qui ne soit pas crédible en tant que femme. L’avantage est d’ouvrir un éventail, de donner plus de possibilités narratives, d’avoir des personnages ayant une sensibilité différente, complémentaire, d’avoir plus de subtilité dans le regard qu’elles ont dans les mondes qu’elles traversent. Et puis, cheminer en compagnie de quelqu’un de différent dans les voyages, qui constituent la création de séries et d’albums, est quand même plus amusant que le cheminement en compagnie d’un clone. (sourire)

Avez-vous toujours eu à l’esprit la façon dont vous alliez clôturer la série ou la fin s’est-elle construite au fil des années ?


F.B. : Quand je commence une histoire, quelle qu’elle soit, j’ai toujours une idée précise de là où je veux aller bien que, comme on l’a évoqué précédemment, Le Cycle de Cyann aurait pu se terminer en deux tomes. Maintenant, ce n’est pas parce qu’on sait là où on veut aller qu’on y va exactement de la même manière. Il se passe des années entre temps, et pendant ces années, on a des idées, d’autres qu’on laisse tomber… On fait des choix. La vie évolue aussi autour de nous, les préoccupations ne sont pas forcément les mêmes, les inquiétudes non plus. Grosso modo, l’histoire est tout de même allée là où j’avais prévu qu’elle irait… mais parfois elle a pris des chemins de traverse. Il faut savoir aller au-devant de la surprise, sinon on n’est plus que le simple exécutant de son propre scénario, ce qui pourrait vite être mortel. On est aussi surpris par les personnages que l’on crée. Par exemple, le premier mot que prononce Cyann est « non », ce qui oriente déjà ce personnage. Même en lui faisant par la suite dire d’autres répliques, il faut aussi rester cohérent.

Comment ne laisse-t-on rien au hasard : la cohérence est-elle un jeu ? Un casse-tête ? Une obsession ?

F.B. : C’est rarement un casse-tête. Ça demande, surtout quand on y travaille pendant des années, d’avoir son histoire en tête, ne pas en oublier la moindre parcelle. Ça demande aussi de la préparation et du suivi. Par exemple, les déplacements spatio-temporels de Cyann sont représentés sur un grand tableau que j’ai réalisé en alignant des feuilles A4 sur lesquelles il y a une colonne avec les années d’Empire, une colonne avec l’évolution de Cyann et le retour en arrière, de même avec tous les personnages. J’ai vraiment essayé de ne pas me planter. Un jour pourtant, avant la parution de l’album, un traducteur danois m’a appelé car il avait remarqué qu’un personnage qui était complètement en bout de liste par rapport à la chronologie avait un âge qui ne correspondait pas à la réalité. En vérifiant, mon ordinateur avait en effet bouffé dix lignes et comme ce personnage était seul sur cette feuille-là… (sourire)

Cyann est un personnage qui a énormément évolué par rapport au premier tome…


F.B. : Oui, c’était un but dès le départ. J’avais envie d’un personnage beaucoup moins linéaire et beaucoup moins campé que les autres, un personnage plus fluctuant, presque antipathique au début. On sent bien qu’elle a sûrement des circonstances atténuantes mais elle reste « une gosse de riche » à qui on a souvent envie de botter un peu les fesses. On apprend dans La Clé des Confins qu’elle a vécu une enfance certes dorée mais pas si heureuse que ça. Puis, la vie va la modifier. C’est amusant de la faire tomber amoureuse, pas longtemps certes, de lui faire apparaître une cicatrice qu’elle gardera toute sa vie et qui la fera boiter. Du coup, elle regarde les autres un peu différemment. Ses rencontres avec le Vê ou le Wekan permettent de faire évoluer le personnage. La dernière étape est sur l’Aldalarann avec une population qui est… apaisante. (sourire)

N'est-il pas toujours question de parcours vers la maturité ? D'apprentissage ?

F.B. : Il y a toujours plein de choses qui peuvent motiver une vie humaine. Il y a la conquête du pouvoir et de l’argent ou les victoires, que ce soit celles des militaires ou des sportifs. Mais on trouvera toujours quelqu’un qui court plus vite ou qui saute plus haut ou qui soit plus riche. Je pense que les seules grandes victoires, ce sont celles que l’on obtient contre soi-même. L’amélioration d’un individu me semble être un beau but, peut-être le seul… C’est ce qui arrive à Cyann et je suis content pour elle.

Une autre façon de conquérir passe par la séduction alors qu’à l’origine, Cyann n'est pas particulièrement attirante dans sa façon d'être…


F.B. : Elle séduit parce qu’elle a un beau châssis et qu’elle en joue mais c’est vrai qu’on n’a pas envie de passer la vie avec elle.

Cyann est dans un état d'hébétude, comme sonnée lorsqu'elle regarde derrière elle et Optech ne fait rien pour lui sortir la tête de l'eau...

F.B. : Optech est un personnage ambigü et on découvre dans le tome six qui il est réellement. Il a eu une vie très longue et très difficile d’anarchiste et de révolutionnaire. Il est simplement surpris par l’évolution de Cyann. D’une certaine manière il compatit un peu, mais ce n’est pas simple la compassion. (sourire) Optech est un guerrier et non un sauveur. Sa révolte Ohlienne était compréhensible, peut-être moins que celle qu’il a dans une période comme Marcade où on se demande si cette planète ne doit pas complètement disparaître. Si l’espèce humaine devait devenir comme les Nèdes, « l’espèce humaine disparaîtra, bon débarras », comme disait Paccalet. (sourire)

Avez-vous été tenté de nous offrir une autre "clé des confins" pour accompagner ce dernier album ?

F.B. : On y avait pensé mais ça demande beaucoup de travail et de temps. Je pense que ni Claude ni moi ne pouvions consacrer un ou deux ans à élaborer une autre Clé des Confins. Elle n’aurait été intéressante que si elle avait été narrative. J’avais vraiment envie d’aller au bout de l’histoire quitte à faire, comme je l’ai fait, une explication finale un peu complexe. J’ai décidé de ne pas noyer le lecteur dans des explications qui auraient pu apparaître dans les décors et qui auraient pu polluer l’explication en distrayant le lecteur. Si on n’écoute pas attentivement le Wekan, qui ne fait pas trop d’effort, on peut perdre facilement le fil. (sourire) C’est aussi pour ça que je passe autant de temps sur mes albums, je pense souvent à leur relecture. On doit pouvoir relire les albums avec plaisir, y découvrir des choses que l’on n’a pas trouvées la première fois.

Vous semblez prendre un soin très particulier au choix des titres des tomes… : pré-existent-ils avant le scénario ou l'album ou en sont-ils la dernière touche ?

F.B. : Généralement, quand je commence à dessiner, j’aime bien avoir un titre. Il peut changer en cours de route, mais c’est très rare. J’ai eu à peu près tous mes titres quand je dessinais les premières planches. J’aime bien faire les choses de façon chronologique…

Qu'est ce qui est le plus exigeant : être irréprochable sur le passé ou imaginer un futur ?


F.B. : C’est la même chose. Le lecteur ne doit pas être distrait par des doutes. Il peut être amené à relire quelque chose qui lui avait échappé mais il ne doit pas être perturbé par des incohérences. Même si parfois l’auteur est amené à « tricher », il ne faut pas que ça se voit.

Et le plus amusant ?

F.B. : Il y a plein de choses amusantes… J’adore les dialogues. En science-fiction, faire parler des personnages comme le Wekan, dont le nom vient de sa question « où et quand ? », est aussi très amusant… ou les oiseau-enquêteurs dont le cri est « yalor ! » (et alors !). (sourire) Claude Lacroix est souvent intervenu sur les dialogues du Wekan pour lui faire dire des choses complètement idiotes.

Les récits de SF les plus intéressants demeurent ceux qui ont un message qu'on peut qualifier de "politique" : le message essentiel de Cyann concerne-t-il une certaine forme d'utopie écologique plus qu'une lutte entre castes ?

F.B. : Je pense que ça l’est d’autant plus devenu que notre époque nous inquiète de plus en plus. On arrive à une période où la survie de notre espèce n’est pas garantie, où il existe beaucoup de possibilités de bousiller la vie sur Terre. On commence à prendre conscience que des choses vont poser problèmes quoiqu’on fasse. Par exemple, on sait pertinemment que les réserves en pétrole, en uranium ou en fer ne sont pas inépuisables. Quand j’étais gamin, personne n’avait démonté une ligne électrique pour revendre du cuivre. On a entendu récemment que la pollution et le réchauffement de la planète conduisait à une acidité accrue de l’eau de mer qui vont faire disparaître des tas d’organismes. À côté de ça, on est en train de jouer à un autre jeu, un peu à la façon des Nèdes sur Marcade, sur le thème « je suis plus riche que toi, et encore plus riche… etc etc ». Sans vraiment avoir la volonté de faire passer un message ni de convertir qui que ce soit, on est quand même tenté en tant qu’auteur de sensibiliser les gens.  

N’êtes-vous pas tenté par l’écriture d’une histoire contemporaine ?

F.B. : Comme je ne travaille pas très vite, j’ai toujours peur d’être rattrapé par l’actualité. Si on décrit par exemple le 11 septembre avant qu’il se passe, c’est un peu embêtant. L’actualité va très vite, les choses sont très complexes. Généralement, il me faut toujours un peu de recul pour comprendre, quelques années de réflexion. Certains événements sont faciles à analyser alors que d’autres demandent beaucoup plus de temps. Il m’a fallu par exemple beaucoup de temps pour comprendre comment De Gaulle, symbole de la Résistance, avait pu prendre Papon comme Préfet de Police qui était le symbole de la Collaboration. Pour écrire sur ce genre de choses, il faut donc être soit au fait de l’actualité et travailler très vite, sous forme de roman graphique par exemple, soit passer par des biais qui n’imposent aucun délai ni aucun démenti. C’est la deuxième solution que j’ai choisie.

En guise d'adieu, vous remettez les clés du destin de Cyann au bon vouloir de votre lecteur, en évitant d'être directif...


F.B. : À part la malheureuse Isa qui a cependant vécu assez longtemps, je considère mes personnages un peu comme des enfants. Je les accompagne pendant un moment, puis après… qu’ils se démerdent. C’est à eux de faire le bond. Je considère que c’est bien aussi de leur rendre leur liberté.





Propos recueillis par L. Gianati et L. Cirade

Bibliographie sélective

Le cycle de Cyann
La Clé des Confins

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Les passagers du vent
6. La Petite Fille Bois-Caïman - Livre 1

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Information sur l'album

Le cycle de Cyann
6. Les aubes douces d'Aldalarann

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