Début avril, nous avons tous reçu une invitation à aller voir ailleurs, au delà de notre environnement ordinaire, et songer une nouvelle fois à ce qu'il pourrait devenir si certaines dérives perdurent ou s'accentuent. La première création de Louise Joor, fable à la morale diffusée avec légèreté, est avant tout une jolie histoire, rafraîchissante et dynamique, de deux jeunes gens pour lesquels le sentiment d'empathie est immédiat. Rencontre.
Dans la jungle, on a plus souvent vu une jeune femme sophistiquée rencontrer un bon et bel orphelin sauvage que le contraire : l'idée du contre-pied vous amusait ?
C’est rigolo, mais j’avoue que je n’y ai pas pensé au moment de la création de l’histoire. Ça doit venir du fait que pour Kanopé, j’ai repris le personnage principal d’un de mes tous premiers projets refusés par les éditeurs, celui d’une jeune fille qui vivait au contact d’une immense forêt et qui me plaisait beaucoup. Du coup, j’ai placé Jean du coté technologique sans me poser de question ensuite.
La couverture laisse penser à un récit très SF : la science est effectivement très présente mais le discours est avant tout humaniste...
Kanopé est en quelque sorte une mise en garde sur le futur de nos sociétés, comme l’ont été de nombreux récits de fiction avant elle, même si je ne souhaite pas que cet aspect prenne le pas sur le plaisir de la lecture.
Pour moi, une bonne fiction nous parle de notre quotidien et nous pousse à la réflexion sans effort.
La catastrophe de Fukushima a-t-elle joué un rôle dans l'écriture de Kanopé ?
Oui ! J’ai commencé à écrire l’histoire de Kanopé quelques mois après cette catastrophe qui m’a fort marquée, d’abord parce que j’aime le Japon où je me suis déjà rendue, mais aussi pour son aspect « écologique » qui se répercutait sur le monde entier. En voyant les images du séisme et de ses conséquences, je me souviens m’être dit que jamais plus rien ne serait comme avant, que cette catastrophe ne pourrait pas laisser les nations du monde indifférentes au sujet du nucléaire.
C’était fort naïf de ma part de croire que les choses changeraient de jour au lendemain, mais ça m’a au moins permis de me sentir plus concernée et donc plus légitime pour parler du nucléaire dans Kanopé.
L'album sous-tend un vrai discours écologiste : le considérez-vous comme "militant" ?
Oui, mais « militant-doux ». Je ne voulais pas que le discours soit frontal et braque les lecteurs suspicieux au sujet de l’écologie. Je voulais avant tout raconter l’histoire de Kanopé et Jean, que le discours écologique soit un contexte dans lequel est pris le couple et non le sujet principal.
En jetant un œil sur les remerciements en début d'album, quelqu'un vous a soufflé l'idée de mettre quelques fautes d'orthographe dans le titre. Quels ont été ses arguments ?
L’album devait au départ s’appeler « Canopée » (mot qui désigne l’étage le plus élevé de la forêt tropicale humide où vit la majorité des espèces), c’est ensuite devenu le prénom de l’héroïne en plus d’être le titre. Le souci était qu’il existait déjà une bande dessinée qui portait ce nom, même si les deux histoires n’avaient rien en commun.
J’ai donc cherché en vain un autre titre qui avait une signification similaire jusqu’à ce qu’une amie me propose de changer l’orthographe du mot, vu qu’il était devenu le prénom de l’héroïne.
Canopée est donc devenue Kanopé. Ce qui n’est pas plus mal car je trouve que le « k » rajoute une petite note SF supplémentaire.
Comment s'est fait le choix de Jean pour prénom du personnage masculin ? son rôle est-il d'être un
apôtre de l'écologie ?
(rires) Je n’avais pas pensé à cette façon de voir le personnage mais libre à vous de l’interpréter de cette manière.
Pour ma part, j’ai « juste » choisi le prénom Jean parce que je trouvais qu’il allait bien au personnage. Par la suite, son prénom a quand même joué sur une partie de la construction du personnage qui n’a pas été abordée dans l’album.
L'ouverture est dépourvue de dialogues : est-ce un moyen de faciliter l'immersion du lecteur
dans cet univers et dans la solitude de Kanopé ?
C’était mon intention, je n’avais pas envie de faire parler seule Kanopé ou encore de faire apparaître ses pensées, ça ne me semblait pas naturel. C’était aussi une manière de présenter la forêt, parce qu’au final, c’est elle qui « parle » à l’aide d’onomatopées dans cette séquence.
Pourtant, l'évangile selon St Jean commence ainsi : "Au commencement était le Verbe (...)" (rires)
C’était peut-être aussi l’avis inconscient de mon éditeur qui m’a demandé si je tenais vraiment à cette séquence muette au début de l’album. (rires)
Plus de cent vingt pages pour un premier album, c'est une chance ? un défi ? un casse-tête ?
C’est venu naturellement. À la base, j’ai proposé un one-shot de 80 pages pour Kanopé, qui s’est rallongé lorsque Grégoire Seguin m’a proposé un format plus petit que prévu au sein de la collection Mirages.
Faire beaucoup de planches ne me fait pas peur si c’est bénéfique pour l’histoire.
Le bison est souvent présenté comme un animal aussi puissant que sage pour les amérindiens : d'où
vous est venue l'idée de l'inviter en Amazonie ?
J’avais envie d’un animal imposant dont la présence paraîtrait suffisamment étrange en Amazonie pour lui conférer une certaine aura. Je voulais aussi un animal qui se trouve naturellement sur le continent américain pour que son arrivée en forêt amazonienne ne soit pas « trop » improbable, qu’on puisse imaginer que certaines espèces animales, refoulées par la civilisation grandissante, migrent vers de nouveaux territoires.
Était-il difficile de résister à la tentation de montrer le monde extérieur ?
Non, au contraire, c’était même plus « facile » pour moi de rester au sein de la forêt. Ça me permettait de laisser l’imagination du lecteur « construire» cet extérieur autour des propos que tiennent Jean et Kanopé à son sujet.
S'agit-il de l'histoire de deux rebelles ? de deux bannis ? des deux solitaires qui se seront croisés l'espace d'un moment ?
C’est l’histoire de deux êtres humains.
Est-il envisageable de revoir ces personnages ? Par exemple, pour un spin-off mettant en scène Kanopé et Nävis est-il à l'ordre du jour comme le laisserait supposer l'ex-libris réalisé par Philippe Buchet ? (sourire)
Kanopé a été pensé comme un one-shot à la base et aucune suite n’est prévue. Après, si les Editions Delcourt changent d’avis, je suis tout à fait prête à raconter la suite des aventures de Kanopé et Jean.
Par contre, la rencontre entre Kanopé et Nävis restera un moment unique dans le cadre de l’ex-libris. C’est déjà une belle surprise qu’elles se soient croisées dans une aussi grande jungle. (rires)