Metropolis, cité idéale ? Elle a en tout cas été pensée comme telle lors de sa création. Censée garantir une hégémonie totale et durable en Europe en ce début de 20e siècle, elle est pourtant le théâtre de crimes odieux et d'attentats sanglants. Après Masqué, Serge Lehman couche sur papier, joliment dessiné par Stéphane de Caneva, une histoire qui aurait dû prendre la forme d'un roman. À la vue du résultat, on ne peut que s'en réjouir.
Metropolis aurait dû être un roman. Pour quelles raisons avoir choisi finalement la bande dessinée ?
Serge Lehman : Metropolis aurait dû être bien plus qu'un roman et c'est pourquoi je n'ai pas pu en venir à bout il y a dix ans. Je voulais trop de choses, j'étais dans la démesure. La documentation, par exemple : je n'ai jamais réussi à la dominer. Dans chaque essai que je lisais – sur les causes de la guerre de 14, ou la montée du nazisme, ou les mouvements artistiques de l'entre-deux-guerres, ou la psychanalyse –, je découvrais deux ou trois sujets sur lesquels je ne savais rien et qui, d'un seul coup, me semblaient essentiels. C'était comme dans un labyrinthe. Chaque matin, je me disais "aujourd'hui, je comprends ce que je cherche et je sors". Mais le soir, tout ce que j'avais gagné, c'était un mois de lectures supplémentaires avant de pouvoir ne serait-ce que penser au roman. Au bout de trois ans, j'en ai eu marre. J'étais épuisé, j'ai renoncé. Mais presque tout ce que j'ai fait depuis porte la marque de cette période : les nouvelles, les essais et bien sûr La Brigade chimérique. C'est pour ça que je peux revenir au projet initial aujourd'hui : parce que j'ai la contrainte de l'image et le regard de Stéphane et David pour ne pas me perdre. Metropolis reste un projet hanté, je ne veux plus m'y risquer seul.Il y a un an, Metropolis était présenté comme « Une uchronie de quatre tomes qui mettra en scène le Führer dans le contexte d'une Europe des années 30 n'ayant pas connu la Première Guerre mondiale ». Or, dans le premier tome, nulle trace d’Hitler…
S.L. : D'abord, je ne dis jamais "le Führer". Je dis Hitler. Ensuite, ce qui m'intéresse, ce n'est pas l'homme mais le phénomène auquel il a donné son nom : l'hitlérisme. Cette combinaison de cruauté extrême et de ricanement. Hitler se moquait des juifs, dans ses discours publics comme dans ses propos privés. Il les insultait. Mais jamais il n'a assumé la responsabilité de la solution finale. Il parlait de vermine, d'insecticide, et tout le monde riait parce que l'allusion était si claire… C'est ça qui m'intéresse. Cette jouissance des tueurs de masse qui ricanent : "pas du tout, pas du tout, nous parlons juste d'insectes". Ça existe encore aujourd'hui… En ce moment même. Dans Metropolis, on cherche un assassin qui laisse ce genre de traces. Il apparaîtra au moment voulu.
Thriller ? Uchronie ? Fantastique ? Comment pourrait-on définir Metropolis ?
S.L. : Je ne sais pas. Sincèrement.
Comme dans L’Homme Truqué avec la présence de Marie Curie, vous mettez en scène des personnages historiques dans une fiction. Les imaginer dans un autre contexte social ou politique, est-ce un terrain de jeu passionnant ?
S.L. : Oui, bien sûr. Avec un petit truc en plus qui excède le jeu. Un personnage historique transposé dans une uchronie arrive en quelque sorte clé en main. Il est déjà constitué. Certains traits de sa personnalité d'origine subsistent, même simplifiés ou déformés, et le contraste entre les deux versions est une source d'énergie créative appréciable.
Au-delà de l’intrigue principale, la ville est l’un des éléments clés de l’histoire, elle en est presque un personnage à part entière…
SL : C'est lié à ce que je disais au début sur le côté labyrinthique du Metropolis originel. Rien que le nom lui-même. Pour les anciens Grecs, c'était celui de la ville-mère dont dépendaient les colonies. Mais des villes-mères, dans l'histoire occidentale, il y en a plein : Babylone, Jerusalem, Alexandrie, Rome, Paris, New-York… C'est peut-être dû au fait que les villes ont une fonction microcosmique : elles représentent l'univers sur le plan symbolique. Dans la plupart de mes livres, elles vivent. Elles pensent, comme des méta-organismes. Elles émettent des messages qu'on peut décrypter dans le plan des rues ou les flux du système de transport. J'essaie de rendre ça sensible.
Stéphane, comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
S.D.C. : L’idée de départ consistait à jouer la carte du décalage plutôt que celle du fantastique pur et dur. J’ai donc abordé la ville comme si elle avait réellement existé. De véritables projets de gratte-ciels européens, envisagés au début du XXe siècle mais jamais réalisés, ont été une grande source d’inspiration. Nous avons aussi tenté d’identifier certains éléments architecturaux ou vestimentaires qui soient typiquement européens, afin de différencier Metropolis des grandes villes américaines de l’époque. Tout le travail consistait ensuite à adapter ces références familières aux dimensions d’une gigantesque mégalopole imaginaire.
S.L. : Je l'ignore. Les albums Masqué faisaient 46 pages. Ceux de Metropolis, 94. Et le nombre de cases par page est à peu près le même dans les deux cas, ce qui veut dire que Metropolis équivaut à deux tétralogies Masqué ou quasiment. Les formats ne sont pas comparables.
SL : Pas pour l'instant.
S.L. : Avec Gess, on lance une série spéciale consacrée au Nyctalope de Jean de La Hire. On revient aux sources, aux feuilletons d'origine, et on leur applique la même méthode de transposition que dans La Brigade chimérique. David (Chauvel, NDLR) m'a aussi proposé de faire un "Sept" que j'écrirai au printemps. Et puis, j'ai une poignée de projets personnels que je suis en train de développer. Différents de ce que j'ai fait jusqu'ici en bande dessinée. On verra ce que ça donne.
S.D.C. : Mon projet le plus immédiat est le tome 2 de Metropolis sur lequel nous avons commencé à travailler. Parallèlement, je développe deux autres projets qui, je l’espère, se concrétiseront à plus long terme.