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Lamu, cet autre Finistère...

Entretien avec Benjamin Flao

Propos recueillis par L. Gianati Interview 08/11/2013 à 10:09 9555 visiteurs

Au large du Kenya s'étend un archipel remarquable par la beauté de ses paysages et par la richesse de sa faune et de sa flore. Mais Lamu n'attire pas seulement les commerçants et les touristes. Des investisseurs ont eu l'idée de faire de l'île de Manda un gigantesque port, où vont se croiser oléoducs, voie ferrée et autoroute. Le fragile écosystème est au bord du gouffre tandis que la population locale doit retrouver un nouvel équilibre. Benjamin Flao fut le témoin privilégié des prémices de ce drame écologique qu'il évoque, sans concession, dans Kililana Song.  


Kililana Song
est votre première série pour laquelle vous assurez à la fois le dessin et le scénario. Comment avez-vous choisi le thème de l’archipel de Lamu ?

Benjamin Flao : J'ai eu l'occasion d'aller me promener dans cet endroit. Écrire une histoire qui se passe là-bas n'était pas prémédité, mais au bout d'un moment, j'avais glané une telle quantité de dessins, d'anecdotes et de vécu que lorsqu'on m'a proposé de faire un livre seul, l'idée s'est imposée d'elle même.


Christophe Dabitch, avec lequel vous avez travaillé sur La Ligne de Fuite et Mauvais Garçons, est également un passionné d’Afrique. Qu’avez-vous appris de ces collaborations ?

B.F. : Peut être qu'écrire un scénario c'est d'abord avoir quelque chose à raconter et qu'il n'y a pas vraiment de règle pourvu qu'on embarque avec soi le lecteur...


Est-il intervenu dans l’écriture de Kililana Song ?

B.F. : Il m'a fait un retour à l'étape de l'écriture. Et puis je crois que sans m'en apercevoir, par mimétisme, j'ai dû lui piquer pas mal de petites choses !


Les anecdotes disséminées au cours de l’histoire prennent autant d’importance que le fil rouge, à savoir le projet immobilier et la construction d’un terminal pétrolier à Lamu. Comment avez-vous construit le récit ?


B.F. : De manière assez peu méthodique, à vrai dire. Les premières bribes de l'histoire sont arrivées en voyage. Certaines journées passées avec les gens se déroulaient parfois tellement comme dans un livre … Puis, il y avait tous ces dessins, ces quelques photos et une multitudes de souvenirs liés à ces dessins. Je me suis d'abord mis à ordonner tout ça de manière chronologique. Tout part des images, des lieux, puis les personnages sont remontés à la surface .Je me suis ensuite mis à écrire une petite suite d'anecdotes liées à ces lieux et à ces gens. Comme si le personnage principal était cette île. Dès lors, tout ce petit théâtre s'est mis en place comme dans un puzzle. J'avais aussi l'envie de mettre de l'air et de la lumière dans les pages, parce que c'est une chose qui personnellement me donne envie d'ouvrir un livre. Les vrais ressorts et enjeux de l'histoire sont venus bien après, assez logiquement. De même que lors de mes virées là-bas j'ai d'abord rencontré des lieux, puis des gens avant de voir la face cachée des choses.


Quel a été votre regard de breton sur ces côtes de l’Afrique de l’Est ?

B.F. : Mon premier regard à été absolument romantique pour la bonne raison que j'avais découvert ces coins avec Pratt, Monfreid et Kessel. C'est important car ça conditionne beaucoup l'approche et les préjugés. En Erythrée, j'avais eu le sentiment d'arrivée quinze ans trop tard, j'avais raté les derniers boutres à voile dont parlaient tous ces livres merveilleux. Au Kenya, les choses étaient encore là, intactes, ça a été un vrai choc esthétique et une vraie surprise. Comme beaucoup de gens chez moi, j'ai grandi avec cette nostalgie qui colle aux gens de la côte ; accrochée aux murs de chaque maison, de chaque bistrot, ces photos de bateaux en noir et blanc ou ces tableaux racontant une époque révolue, pleine de jolies formes de coque, de voiles, d'histoires incroyables et de gueules de héros... Je n'ai évidemment pas vécu cette époque mais j'en ai beaucoup rêvé. En arrivant à Lamu, j'ai cru retrouver un peu de cela. La population entière vit au rythme de la mer, des boutres, mais aussi de la petite paysannerie et du tourisme. Il règne dans cette archipel une harmonie liée à une économie exclusivement locale où même l'Islam, comme tout un tas de petits métiers, est tourné vers la mer. Retrouver cette culture traditionnelle maritime aussi vivante, alors que chez nous tout a fini au musée, était inespéré. Je ne suis pas contre l'évolution, au contraire, mais trouver des micro-sociétés qui parviennent encore à vivre de manière relativement harmonieuse est de plus en plus rare.


Comment ne pas tomber dans les clichés ou les poncifs quand on aborde un sujet tel que celui-ci ?


B.F. : Oui, je me le demande aussi... c'est vrai qu'il y avait là tous les ingrédients pour ! Je crois simplement que je n'en rajoute pas tellement plus que ce que j'ai vu, et que tout est une question de distance et d'équilibre. C'est vrai que beaucoup de choses sont réunies au même endroit, mais l'île de Lamu a aussi cela de particulier, c'est un lieu de toutes les contradictions : des gens très simples qui côtoient les gens les plus puissants de la planète. L'Islam le plus traditionnel côtoie la jet-set et la drogue... et puis tout le dégradé qu'il y a entre les deux mondes. Il y a une manière d'amener tout ça pour que l'on puisse y croire un peu....


Pour quelles raisons avez-vous choisi un enfant comme narrateur principal ? Sa naïveté est-elle aussi un peu la vôtre face à un pays que vous ne connaissiez pas ?


B.F. : Oui, il y a de ça. Et puis le piège dans une histoire comme ça, c'est de vouloir être objectif. Or, Naïm, avec son regard d'enfant, n'est pas là pour juger, il rend compte de ce qu'il voit, ce qu'il entend et ce qu'il comprend. Comme j'essaye de le faire aussi.


D’ailleurs, Naïm existe-t-il vraiment ?

B.F. : Oui, au même titre que Gunter, Jahid, Selim ,Suzy , Mohamed, Ali Mzé... Tous les personnages étaient déjà là, avec leur gueule, leur histoire et leur personnalité. Je n'ai pas inventé grand chose.


Vous jetez un regard plutôt sévère sur les « expats » : de l’investisseur au « colon », en passant par le camé qui peut assouvir ses besoins à moindre coût…


B.F. : Encore une fois, je n'invente rien, sinon ça s'appellerait justement un cliché. D'ailleurs il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin pour rencontrer ce genre d'individus... Je le redis, je ne prétend pas être objectif, je parle de mon expérience. J'aurais pu aussi bien montrer les kényans véreux qui sont aux manettes du pays, mais je n'ai pas eu l'occasion de croiser leur route.


On retrouve dans Kililana Song un rythme narratif parfois similaire à celui d’Hugo Pratt, avec notamment l’insertion de scènes contemplatives souvent pleine page. Celui-ci fait-il partie de vos références ?


B.F. : Bien sûr, et ce n'est pas le seul. Pratt est un génie de la narration. Il a fait basculer la bande dessinée du coté de la grande littérature, ses personnages existent, ils sont profonds et on peut relire ses histoires cinquante fois en y trouvant à chaque fois de nouvelles choses. Quant à l'insertion des scènes contemplatives, c'est sans doute le fait que cette bande dessinée prend d'abord sa source dans des heures de contemplation.

Quelles sont vos autres influences ?

B.F. : Il y en a tellement : Hergé, Franquin, Giraud, Marin Marie, Troub's, Yvon Lecorre, Miyazaki, Otomo, Toppi, Breccia, Répine... mais aussi Charlie Chaplin, Jacques Perry, Giono, Gary, Kessel, Istrati...


Les deux albums de Kililana Song sont-ils très différents des carnets de croquis que vous avez réalisés ? Avez-vous dû les retravailler ou les avez-vous laissés tel quels ?

B.F. : Oui, les carnets sont bruts et anarchiques, ils sont la trace des émotions et de la contemplation sans le sous-titrage... en cela, ils sont plus près du sujet initial. L'idée de les publier tel quel m'a effleuré mais j'avais trop à raconter et la bd permet tant de choses. Les deux albums sont néanmoins truffés de dessins de carnet intégrés tel quel dans le récit. Hormis le fait que ce genre de recyclage me va bien parce que je suis un gros feignant, cela confère au livre un peu plus de vérité et de bonnes odeurs...


Ce sont également les premiers albums que vous encrez. Pour quelles raisons avoir choisi cette technique ?


B.F. : Parce qu' a un moment il faut bien s'y coller, mon bon monsieur ! Non, au départ, c'était surtout pour être raccord avec certains dessins de carnets qui eux étaient fait au stylo noir.


Quand on pense à l’Afrique, on pense bien évidemment aux lumières. Comment avez-vous travaillé les couleurs ?


B.F. : À l'aquarelle et à l'encre ce qui implique de jouer beaucoup avec le blanc du papier. Et le blanc, c'est la lumière.


Avez-vous gardé contact avec certains habitants de l’archipel ? Où en est la construction du « megaport » ?


B.F. : Oui, je garde contact avec certaines personnes. J'ai régulièrement des nouvelles. Concernant le port, ce que je perçois, c'est d'abord la manière dont les rapports entre les gens ont l'air d'en prendre un coup car, non content de préparer la destruction de tout l'écosystème local, ce projet commence d'abord par un petit travail de division de la communauté avant de mettre en branle la grosse machinerie. Ça l'air de marcher.


Vous faudra-t-il un autre voyage pour écrire un nouveau scénario de bande dessinée ? (sourire) Ou avez-vous d’autres projets ?

B.F. : Même si je compte bien repartir bientôt en balade, le prochain scénario (qui n'en est pas vraiment un) est issu de mes voyages nocturnes en position allongée, ce qui, dans mon cas, offre une matière abondante et extensible à souhait. Quant à Naïm, Gunter, Jahid, ils repartiront sans doute dans l'Océan Indien dès qu'ils me le demanderont, je sens que ça les gratte déjà...



Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

Kililana song
2. Seconde partie

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