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On the road again...

Entretien avec Rodolphe et Bertrand Marchal

Propos recueillis par L. Gianati Interview 05/11/2013 à 11:05 9268 visiteurs

Huit ans après la sortie de leur premier album réalisé ensemble, le tome un de Frontière, Rodolphe et Bertrand Marchal ne comptent plus leurs collaborations. Leurs deux univers, a priori antagonistes, s'accordent parfaitement pour plonger rapidement le lecteur dans une ambiance mêlant fantastique, polar et Histoire. Leur nouvelle série, Memphis, n'échappe pas à la règle : des événement étranges s'enchaînent dans une ville des États-Unis tandis que deux journalistes mènent l'enquête. Et pour rester dans le même registre, le quatrième tome de Namibia est également dans les bacs.


Frontière, Namibia, Le Village, Memphis
… On ne compte plus vos collaborations ! Parvenez-vous encore à vous surprendre ? (sourire) Plus sérieusement, comment votre relation professionnelle a –t-elle évolué ?

Rodolphe : La relation professionnelle n’a pas beaucoup évolué dans la mesure où dés le départ elle était bien cadrée, claire, fonctionnelle, respectueuse, efficace. Ayant travaillé ensemble sur en effet bon nombre d’albums, notre connaissance mutuelle s’est bien sûr affinée et on se devine sans doute plus rapidement l’un l’autre. Mais la façon de travailler n’a pas radicalement changé. On n‘hésite pas à se signaler mutuellement des choses qui sont perfectibles et s’il le faut à se casser un peu les pieds. Mais aujourd’hui plus que jamais hors de question de laisser passer quelque chose d’approximatif…

Bertrand Marchal :  De mal en pis ! Comme un vieux couple, on finit par ne plus supporter les petites habitudes de l'autre et on se réfugie dans une froide cordialité, on mange à des heures différentes et on dort dans des lits séparés. Non, sérieusement, je pense que nos expériences de collaborations passées nous ont d'abord enseigné la confiance tout en amenant une forme de sécurité : on sait que le travail sera bon de part et d'autre et que les possibles discussions et débats ne concerneront plus que des points de détails (graphiques et/ou scénaristiques).


Bertrand, vous étiez arrivé sur Frontière alors que le scénario était déjà bouclé. Avez-vous participé à l’écriture de Memphis ?


B.M. : Je gratte ma tête pour faire sortir de vieux souvenirs… Je pense que non en fait ! Le scénario avait été proposé terminé à Glénat et ce sont eux qui ont suggéré mon nom pour l'illustrer ; comment refuser ?! Ceci-dit, et c'est là l'avantage de notre confiance mutuelle, j'ai apporté pas mal de modifications en cours de route ; en cours de dessin, on se rend parfois compte que ceci ou cela, tel qu'écrit, ne marche pas vraiment, ou manque de "peps", d'intérêt graphique ou de mystère. Sans affecter l'histoire elle-même, je me suis permis de donner un tour différent à deux, trois séquences sur ce premier tome.


Comme Frontière, le fantastique dans Memphis n’est pas « spectaculaire » mais très ancré dans la réalité. On bascule ensuite doucement dans l’irrationnel, un peu à la manière de la vieille série télévisée « La quatrième dimension »…


R. : C’est exact. C’est le type de fantastique qui personnellement me touche. Je ne suis pas fan de ces grosses productions tant cinématographiques que littéraires, américaines pour la plupart, qui jouent en non-stop sur le spectaculaire. Trop de spectaculaire tue le spectaculaire, trop de fantastique tue le fantastique. J’aime bien cette irruption discrète, ce glissement progressif, presque impalpable vers le doute, l’angoisse, éventuellement la peur…  C’est cela que j’essaye de restituer dans un certain nombre de scénarios.

B.M. : Oui, c'est le dada de Rodolphe, ces vieilles séries télévisées… Je dois dire que certaines ont fort mal vieilli, The Twilight Zone échappant aux outrages du temps, mais ils étaient à l'avant-garde en matière de scénars. Le fantastique, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est pas l'horreur, le démonstratif qui ne cherche qu'à impressionner, ni la science-fiction, c'est le basculement du réel dans un cadre qui ne répond plus aux règles admises, la fameuses "faille" dont parle notamment Thomas Owen, cet excellent auteur belge, mort maintenant. La suggestion insidieuse, la perte de repères est d'autant plus perturbante qu'elle s'installe dans un univers qui nous est très familier.


Une autre série qui vient à l’esprit quand on lit le premier tome de Memphis, c’est « Le Prisonnier ». Quelles ont été vos sources d’inspiration ?


R. : J’aime beaucoup Le Prisonnier (les premiers épisodes tout au moins). On a dit que Le Village s’en était inspiré et c’est partiellement vrai. Si ce n’est que c’est  l’exact contraire. Dans la série TV, le même personnage revient dans un village à chaque fois différent, dans notre bande dessinée c’est un  personnage à chaque fois différent qui arrive dans un village inchangé.  En ce qui concerne Memphis, le rapport est moins net. Parlons d’un univers schizophrénique où le doute que l’on éprouve concernant la réalité alentour remet en cause nos certitudes et l’équilibre de nos braves petites vies. Je reconnais avoir été un temps, gros lecteur de Philip K.Dick…

B.M. :  Le Prisonnier était à la base de la série Le Village. Je ne perçois pas vraiment l'influence de cette série sur Memphis, sinon pour l'aspect "on nous cache quelque chose", mais cette dimension "paranoïaque" est au cœur du fantastique en tant que genre.


Prendre comme personnage principal un homme finalement très banal comme Louis ou Roos, cela permet au lecteur de mieux s’identifier et de s’immerger plus facilement dans l’histoire ?


R. : Tout à fait. Je ne suis pas un super héros. Mes lecteurs a priori non plus. Et de toutes façons, j’aime pas ces types qui gagnent tout le temps et se croient tout permis ! Un peu d’humilité, d’humanité aussi, de doute et de fragilité ! C’est comme ça que j’aime mes semblables et que j’invente mes personnages…

B.M. :  Exactement. Comme je l'explique dans ma réponse précédente, c'est nécessaire à la survenue de l'élément fantastique qui prend d'autant plus d'impact. D'ailleurs, à la lecture du scénario, je les ai trouvés tous les deux un peu ternes, très normaux en tous cas ; ça m'avait notamment gêné pour le personnage de Louis qui, si on prend un peu de recul, apparaît comme un suiveur, un personnage sans imagination qui hésite à prendre des initiatives et laisse à Roos le soin de se poser les questions et d'entrer en action. Je ne sais pas si Rodolphe perçoit Louis de la même manière. Mais c'est intéressant justement.


D’autant que le trait réaliste de Bertrand est idéal pour ce genre de récit…

R. : Tout à fait. Lui aussi évite le spectaculaire à tout crin !

B.M. : Il faut deux choses : un trait réaliste qui n'oublie pas les expressions des visages et qui assoit un décor réaliste. Le cadre de l'histoire, ce sont les années soixante. Ça demande une certaine dose de précision.


Les couleurs sont assurées par Sébastien Bouët, qui travaille également sur Namibia et Le Village. Lui avez-vous laissé une feuille de route très précise ou a-t-il toute latitude pour utiliser sa palette comme il le souhaite ?


B.M. : Je crois que le travail Sébastien à été étroitement suivi par Les responsables de Glénat qui avaient certaines gammes de couleur en tête. Pour ma part, je considère un coloriste comme un créateur d'ambiances, il doit être capable de s'immerger dans une séquence pour en comprendre les intentions internes. Ça serait pour moi dessinateur extrêmement fatigant de contrôler toutes les planches. Mes indications sont préliminaires et concernent des choses plus anecdotiques, comme la couleur de la voiture de Louis, la couleur des cheveux des personnages ou la saison à laquelle se passe l'histoire, le moment de la journée etc…


Pourquoi avoir choisi les Etats-Unis et plus précisément Memphis comme lieu de cette histoire ? Un quelconque rapport avec Elvis ?


R. : On va effectivement évoquer la figure du « king » dans le tome deux. Pour le reste, la ville de Memphis convenait particulièrement bien pour évoquer cette Amérique des « années Kennedy ». J’avais dessus une bonne documentation…Et puis Memphis est un nom qui sonne bien…

B.M. : On ne peux pas faire l'impasse sur les États-Unis, ce sont les maîtres du monde, comme vous le savez. Le personnage d'Elvis joue un rôle dans l'histoire. Memphis est une ville typique des USA, elle est connue de tous et le nom sonne bien ! Sans parler de la mode fifties-sixties américaine si typique et graphiquement forte.


La préface de Leo est éloquente : il a été happé par votre histoire. Un sacré compliment pour l’un des maîtres du genre…


R. : Merci, l’ami !

B.M. : Oui, il a été très complaisant (Il a dû recevoir son chèque à l'heure où j'écris ces lignes).


Memphis
est un triptyque. Pour répondre à la question de Leo : « C’est pour quand la suite ?! » (sourire)


R. : Certains oseraient l’appellation trilogie ? Le tome deux est écrit et en train d’être dessiné. Tablons sur une parution pour le milieu de l’année prochaine…

B.M. : La suite est prévue pour quand j'aurais fini. Là, milieu septembre 2013, j'en étais à dix-sept pages…


Comment écrivez-vous l’histoire de Namibia à quatre mains avec Léo. Est-il aussi présent que sur Kenya ?


R. : Nous n’avons pas de règle a priori. On se retrouve, généralement dans un restaurant parisien, et on bavarde à bâtons rompus, évoquant les pistes possibles et les envies de l’un et de l’autre. Lorsqu’une histoire prend forme, s’organise alors une sorte de jeu de ping-pong où l’on se renvoie le récit, le précisant et l’enrichissant par couches successives. Et ce jusqu’à l’étape finale…


Göring, Attlee, Churchill… Mélanger Histoire et fantastique, est-ce un véritable plaisir ?


R. : Absolument. Comme le faisait déjà Dumas en son temps. Mais bien sûr les personnalités que l’on met en scène sont plus modernes !


Kenya
a impressionné par son bestiaire très fourni alors que Namibia joue à fond la carte de l’espionnage et de la science-fiction…


R. : Oui. La récupération par des « voisins de l’espace » d’espèces préhistoriques enfouies dans notre sol, était le thème central de Kenya. La création de ce bestiaire était donc indispensable. Le thème de Namibia est autre et les animaux monstrueux n’y ont pas vraiment leur place. Tout au plus avons-nous fait de petites concessions au public, en mettant en scène ces insectes mutants dont le regroupement évoque la forme d’un dragon. Une sorte de clin d’œil en quelque sorte…


Bertrand, avez-vous essayé de coller au plus près du style de Léo ou avez-vous souhaité imposé d’emblée votre patte graphique ?


B.M. : J'avoue que j'ai dû un peu forcer mon trait sur le premier tome ; nous avons d'ailleurs pris le temps qu'il fallait pour retravailler les premières planches où apparaît Cathy. Sans qu'il y ait de pressions du côté de l'éditeur ou de Léo lui-même, j'ai craint de décevoir les amateurs de Kenya en m'éloignant trop du trait de Léo. Ceci-dit, je reconnais absolument l'influence que son travail, de façon générale, a pu avoir sur mon dessin. Il reste une référence pour moi. J'ai pris davantage de libertés sur les albums suivants et j'ai complètement oublié le trait de Léo à partir du tome trois.


Le choix de la couverture du tome 4 a apparemment été difficile ! Comment s’est-il porté finalement sur celle que nous connaissons ?

R. : Non, le choix n’a pas été particulièrement difficile. En tout cas moins difficile que pour d’autres tomes (le tome trois notamment). On a hésité quelques temps avec une vue issue de la scène dans la grotte avec les chauves-souris. Mais au final, tout le monde s’est rallié à cette image présentant les ovnis entourant l’avion. La plus grande hésitation a concerné la mise en couleurs : dominante rouge, bleue ou jaune ? Chacun a fait sa petite enquête parmi ses proches…

B.M. : Bien au contraire, le choix de cette couverture a été évident et son exécution très rapide. Il s'agissait de retrouver un peu de l'esprit Kenya dans la simplicité et la référence à la science-fiction. Pour l’anecdote, c'est Rodolphe qui a eu l'idée de la scène.


Rodolphe, vous écrivez pour la bande dessinée depuis plus de trente ans. Votre façon d’écrire a-t-elle changé ? Les lecteurs d’aujourd’hui ont-ils les mêmes attentes que ceux d’hier ?


R. : Je n’écris pas pour plaire à tel ou tel public (mon banquier peut me le reprocher). J’écris parce qu’une envie me prend d’explorer tel ou tel domaine ou thématique. Il peut arriver que les envies de l’auteur et l’attente du public se rejoignent. C’est magique. Ça s’appelle le succès. Mais ça ne marche pas à tous les coups, dieu s’en faut. Quant à ma manière d’écrire, je ne pense pas qu’elle ait changé de façon radicale. Ayant acquis une bonne maîtrise de « l’outil scénario », je peux me consacrer à l’essentiel : le sujet. Et là en effet, j’ai bougé. Il y a trente ans, j’étais un joyeux blanc-bec qui ignorait à peu prés tout de l’existence. Quelques bons deuils, quelques grosses tartines de malheur ou de douleur, ça vous fait un bonhomme. On a de quoi parler, on sait comment l’exprimer.


Pouvez-vous nous dire quelques mots sur Stevenson, le pirate intérieur, paru aux éditions Dupuis ? L’album reprend-il en partie votre ouvrage Tusitala ou la Vie aventureuse de Robert-Louis Stevenson ?

R. : Bravo de vous souvenir de cette biographie littéraire parue il y a maintenant un bon quart de siècle. Pour info elle vient d’être rééditée (sous le même titre) ces jours-ci aux éditions de l’Harmatan. En ce qui concerne Stevenson, Le Pirate Intérieur, il importe tout d’abord de souligner l’excellence de mon co-auteur : maître René Follet ! Excusez du peu ! Pour le reste j’ai fait en sorte de me démarquer précisément de cet ouvrage initial. Cette fois, je me sens plus libre, moins bloqué par le respect, je me permets de tisser ensemble Histoire et fiction, d’interpréter à ma façon, l’existence de l’écrivain. Mon parti-pris est de mêler l‘œuvre et la vie de Stevenson. Sa maladie éclaire ses créations et celles-ci empiètent continuellement sur son quotidien. Il est ses rêves et ses personnages et ceux-ci finalement auront raison de lui…


Le deuxième tome de La Ville d’Ys est paru également en septembre. Avez-vous d’autres sorties prévues dans les prochains mois ?


R. : Oui, les deux tomes de La Ville d’Ys (avec Raquel Azate) sont parus de façon rapprochée –juin et Août- afin de correspondre à la tactique commerciale de l’éditeur. Mais il faudra attendre un peu pour avoir le tome trois qui clôture cette trilogie. Concernant les titres à venir, beaucoup de choses en effet : le troisième volume de L’Oracle Della Luna (avec Lenoir et Griffo) en octobre ou novembre (le 6 novembre, NDLR). Et au premier semestre prochain, un album avec Vink (Le Temps Perdu), la onzième enquête du Commissaire Raffini, L’Inconnue de Tower Bridge (avec Mauclair), un roman graphique avec Georges Van Linthout Celui Qui N’existait Pas et le premier volume d’une nouvelle série avec Léo et Zoran Janjétov, Centaurus. Hors bande dessinée, je vais publier ces jours-ci un livre d’images sur les cours de récréation des années soixante Ces cours de Récré que vous ne verrez Plus et (en janvier prochain) un roman mi-policier mi fantastique ayant pour cadre l’Angleterre des années cinquante, Petits Fantômes.



Propos recueillis par L. Gianati

Information sur l'album

Memphis
1. Le monde truqué

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