Depuis plus de quinze ans, le Label 619 (Rue de Sèvres) fait exploser de nouveaux talents. Parmi les derniers en date : Bones. La bande à RUN n’a pas vraiment eu besoin d’aller le chercher, il est venu à eux tout seul. Après quelques titres, notamment les deux premiers tomes de Dessous, chez Sandawe, l’auteur prend une nouvelle dimension avec Blood Moon, tome inaugural des Lowreader présente. Récit de science-fiction sur fond d’exploitation minière sur la lune en 2101, le récit est surtout un thriller horrifique, marqué par sa noirceur.
Comment est né ce projet ?
Bones : À l’époque, je bossais sur le troisième tome de Dessous, nous avions pas mal de financements mais Sandawe (NDLR : la maison d’édition qui publiait uniquement via financement participatif) a fermé. Je me suis un peu retrouvé perdu, à ne plus trop savoir quoi faire, d’autant que je n’avais pas les droits de Dessous. J’étais un gros fan du Label 619, j’achetais tous les Doggybags. Je me suis dit, tout bêtement, que comme j’aimais bien leur boulot, j’allais leur faire un scénario et ne l’envoyer qu’à eux. Donc je leur envoie un synopsis, une note d’intention et quatre planches, via la page dédiée qu’ils avaient sur leur site pour proposer des projets. Je voyais ça comme une bouteille à la mer, un truc auquel personne ne répondrait jamais. Mais non. Je ne sais toujours pas par quel miracle, RUN me répond deux ou trois jours après et me dit qu’il est partant mais demande à en voir un peu plus. Une semaine après, j’envoie le scénario entier, un peu retravaillé, et le storyboard. Il me répond juste « ok, ça me va ». Ça paraît fou mais c’était aussi laconique que ça et cela s’est vraiment passé comme ça !
Vous voilà alors passé de lecteur à auteur du Label…
B. : Je vais pouvoir ranger mon bouquin à côté des autres (rires) ! Blague à part, quand j’ai reçu mes exemplaires auteur, c’est vraiment la première chose que j’ai faite ! Sur le coup, je n’en revenais pas, ne serait-ce que d’avoir une réponse, je n’arrêtais pas de dire à ma compagne que c’était incroyable. Ça met aussi tout de suite une certaine pression d’être à la hauteur. Pour être tout à fait honnête, RUN avait par ailleurs la réputation, et c’est d’ailleurs une très belle qualité, d’être très perfectionniste et d’être exigeant. Je m’attendais un peu à devoir faire et refaire quand ça ne va pas, etc. Et à ma grande surprise, je n’ai rien eu à refaire. Quand je lui ai envoyé le storyboard avec les dialogues, il m’a vraiment juste répondu « ok ». Puis, dans la suite du travail, je n’ai jamais eu à refaire, c’était un peu comme si j’avais une carte blanche. Très curieusement, au départ, je ne l’ai pas vécu très positivement car il y a vraiment eu un moment où je craignais qu’ils s’en foutent (rires). Quand j’ai commencé à livrer les premières pages finies, j’avais peu de retours et j’ai même craint que ça ne leur plaise pas mais qu’ils se sentent obligés de l’éditer car c’était contractuel. Finalement non, RUN avait bien d’autres choses à gérer et il me laissait juste bosser. À un moment, j’ai demandé si c’était normal que je n’ai pas trop de retours, il m’a dit « Tu sais ce que tu fais, on a confiance, maintenant fais-le ! ». Quand je regarde dans le rétroviseur, je me rends compte que j’ai eu une liberté incroyable, même si sur le moment j’ai vraiment eu des doutes, un certain vertige. Le passage du Label de chez Ankama à Rue de Sèvres n’a pas aidé non plus car il y a eu une petite période de flottement et je me suis beaucoup interrogé sur la manière dont ça allait se passer après avoir migré. Cela a aussi engendré un peu de retard. Mais tout s’est bien passé et je retiens surtout que j’ai pu faire ce que je voulais du début à la fin du projet !
Pour en venir à l’histoire, le pitch fait penser à celui d’Outland mais avec l’ésotérisme en plus…
B. : L’inspiration d’Outland est clairement assumée. C’est même plus que cela, c’est le point de départ. Outland est un film que j’avais regardé quand j’étais gosse et qui m’avait vraiment marqué. Quand je l’ai revu, je me suis dit qu’il manquait un truc, quelque chose de suffisamment énorme pour que cela dépasse le héros et dépasse même le spectateur. Pour que le film soit vraiment totalement réussi, il me manquait une dimension un peu "what the fuck" à la fin, un peu à la 2001, l’Odyssée de l’espace. Et puis je me suis dit que j’allais le faire moi. Faire mon remake du Train sifflera trois fois et d’Outland. J’ai pris le postulat de départ : un shérif qui élucide une série de meurtres. J’y ai ajouté un côté un peu hardcore, dans la veine du Label 619, avec une fin plus déroutante. Je voulais que les gens soient perdus mais aussi que chacun puisse se faire sa propre fin, imaginer ses propres explications. J’ai mon idée mais certaines personnes, sur les réseaux sociaux, m’ont donné leur vision et je les trouve tout aussi valables. La bonne fin est celle que les gens s’imaginent. De toute façon, à mon sens l’histoire se termine véritablement avant les six dernières pages. À la réflexion, j’aurais peut-être dû mettre une page blanche annonçant « épilogue », pour bien marquer une rupture avec le reste.
D’une certaine manière, le scénario aborde la question parfaitement insoluble qu’est celle de l’origine du monde. C’était une volonté qu’apparaisse, dans le propos global de la BD, une forme de critique des religions ?
B. : Ça dépend de l’auteur… Est-ce que l’auteur veut critiquer les religions (rires) ? Personnellement, je suis anticlérical. Je n’impose pas aux gens de ne pas croire, mais pour moi c’est vain. Cela serait malhonnête de ma part de dire que la critique des religions qui transpire du livre était inconsciente. C’est clairement ce que j’ai voulu dire et passer comme message. Il n’y a pas de hasard. D’ailleurs, il y est question de mouvement sectaire mais on peut penser que toutes les religions sont des sectes, plus ou moins officielles et plus ou moins répandues. Qui décide de ce qu’est une religion ou une secte, d’ailleurs ? Pour en revenir à la question de l’origine, la question est sans fin. À supposer qu’on croit au fait que le monde ait été créé, par exemple, par des extraterrestres : qui les a créés eux ? On peut croire que tout a été créé par un Dieu, mais comment on explique son existence à lui ? On ne peut pas arriver au point zéro et l’humanité n’aura jamais de réponse. Mais, parfois, des hommes pensent détenir une vérité et c’est cela dont il est question dans Blood Moon. Des hommes qui pensent toucher le divin parce qu’ils ont découvert quelque chose. Ce n’est pas très éloigné du fait de trouver des écrits en araméen et leur conférer le statut d’écrit divin… En vérité, c’est juste un mec qui a écrit un livre. Bref, j’assume le côté anticlérical (rires) ! C’est d’ailleurs aussi ce qui a plu à RUN au départ.
La lecture de Blood Moon est aussi marquée par une atmosphère pesante, voire oppressante…
B. : Si on ressent ça, c’est que j’ai réussi mon coup. C’est vraiment ce que j’ai voulu. Je suis assez hermétique à la SF futuriste, comme lecteur ou comme spectateur (hormis peut-être pour ce qui a pu se faire dans les années 1980). La SF n’est pas mon genre préféré mais je me suis dit qu’en tant que dessinateur j’avais envie de tout essayer. J’ai envie de faire, un jour, ma version d’heroic fantasy, ma version du shark movie, ma version du slasher. D’essayer tout ce qui me plaît et que j’aime voir. À mon sens, la science-fiction, lorsque cela se passe sur une autre planète, doit être « claustro ». On ne peut pas avoir une action dans une exploitation minière, où l’oxygène est totalement artificiel, et que tout le monde se sente vachement bien. Si un jour il existe une exploitation minière de ce type, cela ne pourra pas être idyllique. Pour avoir ce ressenti dans le livre cela a été du conscient et de l’inconscient. Conscient parce que je savais qu’il fallait qu’on sente ce côté-là. Mais inconscient parce que finalement je n’y ai pas trop réfléchi, cela s’est fait spontanément et je ne pensais pas particulièrement avoir réussi. Ce qui est sûr, c’est que sans cette pression un peu constante, l’ensemble aurait été moins efficace.
L’encrage imposant participe à cette atmosphère lourde et fait penser à l’influence d’auteurs divers…
B. : Du point de vue de l’encrage, je suis très « école américaine » : Mignola, Gabriel Bá, Frank Miller… C’est vrai qu’on me parle souvent de Mike Mignola, et à force de me le dire, je suis allé regarder un peu plus longuement. Je trouve finalement que ce n’est pas si proche, notamment en termes de cadrages où nous avons une approche très différente. Mais je prends évidemment la comparaison comme un compliment car c’est un maître ! J’ai naturellement ce dessin mais faisant partie de mes lectures, Mignola a nécessairement exercé une influence sur mon travail. Au même titre que beaucoup d’autres auteurs, y compris européens, que j’apprécie : le travail de Cyril Bonin dans Fog, de Christophe Chabouté ou encore de Gess dans La Brigade chimérique. Je pense que la comparaison avec Mignola vient du fait que c’est l’auteur le plus connu à faire du clair-obscur en bande dessinée. Le dessin de John Romita Jr. m’inspire beaucoup aussi, et pourtant on est très loin du style mignolesque (rires). À vrai dire, la bande dessinée est un éternel pompage inconscient, tous les auteurs s’influencent entre eux sans s’en rendre compte. Les influences sont faites pour être digérées et pour s’en émanciper progressivement, ce que j’espère faire. Mais même lorsqu’on essaye de s’en détacher, elles nous rattrapent parfois. Ce qui aboutit d’ailleurs à une aberration : ce qui crée le style d’un artiste, sa patte, ce sont les défauts de son graphisme ! Sinon, tous les artistes feraient du photoréalisme… et ce n’est pas ce que je cherche.
Le côté comics à la française, la dimension horrifique : ce livre ne pouvait pas être publié ailleurs qu’au Label 619…
B. : Peut-être chez Glénat comics, mais je ne l’ai pas proposé. Ce livre a été fait pour eux et ils l’ont accepté : c’était le destin de ce livre. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir le style le plus « conventionnel » de leur production en comparaison de Bablet, Petit Rapace ou RUN, par exemple. Mais comme le dit souvent RUN, le Label 619 ce n’est ni du comics, ni du franco-belge, ni du manga : c’est tout cela à la fois. Toutes les influences sont aspirées. C’est véritablement leur force et une spécificité qu’on ne retrouve pas chez d’autres éditeurs. Les artistes sont très différents mais on parvient toujours à reconnaître un livre qui est publié au Label. Ça s’explique difficilement, cette unité dans la différence. C’est aussi lié à leur mode de fonctionnement. Ils se soucient peu de ce qui « marche », ils ne font pas des études de marché, ils fonctionnent au coup de cœur (même si, à la fin, les libraires ne savent plus où les ranger).
Comment travaillez-vous sur vos planches ?
B. : Je travaille sur du très grand format, en traditionnel, jusqu’à l’encrage. Il n’y a que les couleurs qui sont ensuite ajoutées à l’ordinateur. J’aime vraiment le papier. Et cela offre aussi certaines possibilités : faires des expositions et vendre des planches avec une côte qui se crée. Comme la bande dessinée ne fait pas gagner beaucoup d’argent, on réfléchit aussi à cette donnée (ça ne devrait pas mais c’est comme ça…). J’aime bien voir mes planches en noir et blanc, je les trouve presque mieux comme ça qu’en couleurs. En tout cas, je ne pense pas les planches en couleurs quand je les dessine.
Certaines planches donnent le sentiment que vous vous lâchez et vous faites plaisir.
B. : Oui, il y a plein d’éléments qui ne sont pas indispensables mais que je me fais plaisir à dessiner. J’essaye aussi d’avoir régulièrement des planches qui sont impactantes graphiquement, qui marquent l’œil. C’est aussi ce que j’aime lire, j’aime avoir le sentiment que l’auteur se fait plaisir. La scène de la crucifixion en fait partie (elle était d’ailleurs dans le dossier de quatre pages que j’avais envoyé). Ce genre de scènes ralentit le rythme et crée presque un chapitrage, permet de poser des jalons. La limite est qu’il faut que cela serve l’histoire, que cela s’insère dans le récit et sa continuité, sinon cela n’a pas d’intérêt. Mais on peut faire de belles illustrations en pleine page tout en conservant leur utilité narrative. Sean Murphy le fait très bien, par exemple.
La couverture attire tout de suite l’œil…
B. : Et elle spoile la fin (rires). Mais on ne le sait pas… tant qu’on n’a pas lu la fin ! La couverture est un outil marketing important, c’est ce qui fait vendre. Au milieu de milliers de productions, l’enjeu est de proposer quelque chose de différent pour que le lecteur ait envie de regarder ce qu’il y a à l’intérieur. J’avais bossé une version couleurs de la couverture, sachant bien qu’en général les couvertures en couleurs fonctionnent mieux. Finalement, je me suis dit qu’une couverture en bichromie arrêterait plus le regard.
Le titre aussi peut susciter la curiosité…
B. : Blood Moon, c’est arrivé très vite sans véritable explication. Ça sonne bien, et ça captait bien l’essence du livre : ça se passe sur la lune et c’est sanglant !
Après un joli succès comme Blood Moon, que réserve la suite ?
B. : Je ne sais pas vraiment si on peut parler de succès (rires). Cela a été réimprimé, ce qui est une bonne nouvelle, mais j’en suis vraiment surpris. Je m’attendais à ce que cela reste un peu confidentiel. Mais je pense que l’audience est surtout liée au fait que cela soit publié au Label. Je profite de leur fan base très fidèle (rires). La suite c’est d’abord de terminer Dessous, qui sortira début 2025. Ensuite, dans mes prochains projets, il y a une bande dessinée qui sera un mélange entre casse, animal totem et shark movie et qui se passera en France. Mais aussi d’autres pistes…
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