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André Juillard - « Tout a une fin »

La planche mythique des 7 vies

Daniel Guérin aka Danielsansespace Webzine 04/08/2024 à 23:39 6268 visiteurs

Comme second témoignage d'affection à André Juillard nous reproduisons, avec l'autorisation de son auteur, ce billet de blog écrit en 2010 d'un collectionneur narrant par le menu l'acquisition d'une planche tant convoitée.  Une sorte d'hommage anthume qui permet de mesurer l'engouement que suscitait cet auteur d'exception, et d'apprécier en quelques gros plans la finesse de son encrage. Cette célébration est plus joyeuse que l'hommage précédent, parce qu'il faut se souvenir des belles choses. 


Oui j’ai envie de fanfaronner. Car ce week-end, j’ai connu un des plus grands panards de ma vie de collectionneur bd : au prix de sacrifices, doutes, attente et incertitudes, j’ai obtenu aux enchères publiques le lot que je désirais plus que tout et plus que tous, dans l’arène la plus courue ce jour-là, au terme d’un combat qui m’a valu les applaudissement de mes pairs, copains et concurrents.

« Mais tout a une fin ».

Une fin, c’est-à-dire un aboutissement, un but, un cap, une finalité. Tout s’organise autour de cela.

Il y a une douzaine d’années, lorsque je discute avec le patron de l’entreprise qui vient de m’engager, je lâche que j’aimerais sans doute collectionner des planches de bd. Juillard est le premier nom qui me vient à l’esprit. A cette époque je ne sais même pas que c’est possible. Je ne sais pas que Daniel Maghen descend régulièrement sur Lyon voir ses « clients » et arrose déjà la région de quelques planches de Juillard ou de Pellerin.

Moi je décore mon appartement avec des photocopies de cases du Cahier bleu, des enchaînements qui me plaisent particulièrement, je redessine des attitudes reprises dans Plume aux vents.

Cinq années plus tard, en Normandie, je visite une exposition de planches autour du travail de Pellerin pour l’Epervier. L’Epervier, les 7 vies de l’Epervier, l’homonymie m’a toujours intrigué. Je suis scotché par ces planches en noir et blanc. J’adore. De retour à Lyon, je m’offre mon premier tirage de tête, celui du tome 5, au format des planches en noir et blanc. J’ai l’impression de faire une folie, c’est ma première. J’ai des sueurs en passant à la caisse. 700 balles pour un bouquin (on pense encore en Francs à cette époque). J’ai les mêmes sueurs lorsque je passe en caisse avec la Chronologie d’une Œuvre de Hergé. Je ne suis pas encore habitué à lâcher 100 Euros comme ça… mais quelles beautés ces reproductions d’originaux. Ce livre-là aussi sera décisif pour me donner l’idée de collectionner des originaux de bd.

Internet enfin est passé par là. Un monde s’est ouvert devant moi. Je découvre qu’il est possible de collectionner des planches, j’en trouve en vente. Timidement je commande ma première planche, une Franz à 150 Euros.

Puis je visite la galerie « en dur » de Daniel Maghen qui vient de s’ouvrir avec sa double expo Pellerin/Gibrat. Et je tombe nez à planche avec une des 2 pages qui m’avaient le plus satisfait l’œil dans le TT de Pellerin. Achat. L’équivalent cette fois de plus de 5000 Francs. Je rentre sur Lyon avec un collègue et mon trésor encartonné. Je lui montre. Je n’en reviens pas d’avoir droit à garder ça avec moi.


Quelques mois passent encore. Je « m’équipe » en TT et TL de Juillard. Je réfléchis à la planche que je veux. Je fais des recherches sur internet. Je guette les sites, les annonces sur BD paradisio ou autre. C’est déjà vendu. En galerie, j’hésite encore et une autre est vendue. Je regarde les anciens catalogues de vente, tout ce que j’ai raté. DM propose des planches d’Arno. Je redessine une planche pour m’en imprégner. Est-ce LE bon choix ? Je n’y arrive pas. Il faut que je me décide… Je passe un cap. Ma première planche de Juillard doit être un sommet dans ma collection, me dis-je. Je ne m’accorde pas le droit à l’erreur sur ce coup-là. Alors je rechigne. Rien ne me satisfait complètement dans ce que je vois.

Sortie du dernier tome de Plume aux Vents. Beaucoup de planches se retrouvent sur le marché chez DM. C’est peut-être le moment.

Je passe un cap. Celui des 1000 Euros. C’est important dans la vie du collectionneur que je deviens. Pour Juillard, je passerai ce cap d’autres fois. Et puisque il a ouvert la voie, je le passerai pour d’autres auteurs, me rendant accessibles des pièces que je m’interdisais, des pièces pour lesquelles la principale nécessité était de faire tomber cette barrière psychologique de l’argent. Tout d’un coup la passion s’alimente de raisonnements tordus, et je vais trouver de plus en plus justifié d’y consacrer parfois la plus grande part de mon salaire. Quand le boulot m’ennuie ou me stresse, je sais pourquoi je travaille. « Tout a une fin »,  et cette fin justifie les moyens.

Mais oui, mon histoire avec Juillard n’était pas terminée. J’achète une deuxième planche, une troisième… Certaines aux enchères, certaines en galeries, certaines à des collectionneurs. J’en rate aussi.

Et Juillard, en reprenant Blake et Mortimer me fait aussi accéder à cet autre univers de mon enfance ; et en sa compagnie, je vais y replonger avec gourmandise. Mais ça c’est une autre histoire encore, une deuxième vie…

Notre histoire qui nous amène aux 7 vies rebondit au moment de l’exposition que François Deneyer a la merveilleuse idée de lui consacrer dans sa « Maison de la bd » à Bruxelles. De toutes les pièces présentées, une me scotche plus particulièrement :

Mythique entre toutes, cette planche où les auteurs transpercent leur héroïne Ariane. Cette planche vers laquelle tend tout leur cycle, et sur l’idée de laquelle les 7 vies se sont montées. (Dois-je aussi évoquer ici les planches de Masquerouge que je lisais dans Pif Gadget à une époque où je voulais devenir – comme beaucoup d’enfants ?- dessinateur de bd, cette époque où une banque avait organisé un concours où il fallait compléter les bulles sur une page en noir et blanc de Masquerouge ? Je crois que je l’ai encore, cette page, d’ailleurs… mon premier travail de scénariste, avec Juillard au pinceau…)

Et il y a un an, lorsque JAS dévoile les pièces qu’il proposera à « sa » vente 2010, sur le site CAF, je repère immédiatement cette planche mythique, et j’écris sur sa galerie CAF un commentaire qui faisait à peu près: « exactement le style de duel auquel je m’apprête pour obtenir cette planche en 2010, en espérant être du bon côté de la lame…. »

L’année 2009 sera pleine de tentations. Au lieu d’économiser sou à sou, j’ai succombé plusieurs fois, vivant à crédit sur des pièces que je n’ai toujours pas fini de payer à ce jour. J’ai vidé mon livret A, préparé mon livret de développement durable à subir le même sort, et me voilà, à la veille du jour de la vente, avec l’angoisse de rater le train, de ne pas me réveiller à l’heure. Je fais tout 10 minutes en avance, je ne veux pas rater mon rendez-vous.

Quand je revois la planche dans l’exposition, elle est mal mise en valeur, rangée un peu anonyme dans une farde, sous plastique, que les visiteurs feuillettent plus ou moins négligemment. Je regarde du coin de l’œil. Je compte les secondes que passe tel ou tel à regarder cette planche-là.

Je sais que je ferai l’effort, mais je sais que je ne serai pas seul. Depuis un an, je ne me suis jamais caché sur ma volonté d’acquérir cette planche. A qui veut l’entendre, je le dis. Et aujourd’hui je suis là pour ça. Je me dis que ceux qui m’apprécient feront peut-être du sentiment.Ca m’est arrivé dans l’autre sens, de m’effacer devant quelqu’un, de pouvoir encore monter sur une pièce mais de la laisser à plus « motivé ».

Je sais aussi qu’on le regrette. Il y a un Mister Hyde qui veut collectionner les planches à tout prix. C’est lui le moteur de la collection. Le Dr Jeckyll, c’est le gars timide bien gentil et serviable qui se sent bien avec les copains qui partagent sa passion, des gars dont il goûte les blagues de spécialistes, les calembours de gamins, les ironies cinglantes. Ce Dr Jeckyll-là a d’ailleurs eu la chance de partager d’autres amitiés guidées par d’autres passions comme celles de l’écriture, du cinéma ou de la musique. Il l’a constaté : dès qu’on se retrouve entre passionnés, le courant passe tellement vite et bien qu’on a l’impression d’être entre amis. Il adore ces connexions immédiates.

Mais là c’est autre chose. Il y a une tension nouvelle. Cette fois, au moins pour moi, il n’y aura pas de sentiment. Alors je comprendrai qu’on n’en fasse pas pour moi. Et je m’en moque. Je suis venu combattre.

C’est la veille du jour J. Je suis à Paris. Dans ma chambre d’hôtel, je repense aux conversation que j’ai eues dans l’après-midi sur cette planche des 7 vies. Dans l’exposition j’ai vu d’autres tentations. Des lots de consolation. Une Blanc Dumont, une Sickles par exemple. Rester concentré sur mon objectif, c’est ça qui va être difficile. Un ami me souhaite « bonne chance », d’un ton lourd de sous-entendus. Bien du plaisir, en somme. Je vais avoir du mal, je le sais bien. On ne me fera pas de cadeau.

J’ai aussi rencontré le vendeur, avec qui je m’entends bien. On a fait le tour de l’expo ensemble. Je lui ai dit que j’étais là « pour mon duel ».

Je dors. Je me réveille à 5 h du matin. J’y pense. Je me demande jusqu’où je peux monter. Jusqu’où ça montera. J’essaie de me rassurer, il n’y aura peut-être pas tant de monde que ça dessus. Je me rendors.

La visite de l’exposition Bourgeon et du musée de la Marine le lendemain matin est une vraie bouffée d’oxygène, ma saine récréation.

J’arrive au repas de collectionneurs traditionnellement organisé près d’Artcurial. A mon arrivée, on n’y parle que de cette planche. « Je mets 5000 », « je mets 6000 », plaisantent les uns et les autres. Deux parlent sérieusement de leur intention de monter à 4000. L’un d'eux s’excuse : il a un ordre d’achat d’un ami, il doit le passer. Je dis à nouveau ma détermination d’aller au-delà. On m’a dit en sortant de table que je n’avais pas l’air de plaisanter du tout. Je ne plaisantais pas.

Pendant le début de la vente, je me mets une pression d’enfer. Je laisse passer les lots qui, en d’autres circonstances, m’auraient tenté : la Blanc Dumont à son estimation, un Bud Fisher parti trop cher.

On arrive aux « J ».

J’ai les mains moites et les pieds poites. Je lève la main pour prendre l’enchère alors qu’on n’est encore qu’à 1500.

Je fais tout à contre-sens de ce qu’un enchérisseur devrait faire : normalement on cache son jeu jusqu’au bout, on n’annonce pas un an avant qu’on va monter sur le lot, ni la veille, ni 5 minutes avant, et on ne prend pas l’enchère au début, on arrive à la fin par surprise. Mais je suis déterminé, et je ne veux rien regretter, je suis là pour affronter.

Les enchères grimpent, ça attaque de tous côtés, je relance systématiquement, d’un hochement de stylo, tendu devant moi comme une épée ridicule.

On passe le cap des 4000. C’était le minimum auquel je m’attendais depuis longtemps. On est à 5000 et il y a encore du monde.

6000 et je ne suis pas tout seul. Et toujours je relance.

6200.

On m’attaque à 6500. Je relance aussitôt à 6800.

On me reprend à 7000.

Je relance aussitôt à 7200.

Coup de marteau. Applaudissements.

Maître Tajan salue le combat : « il aura tenu la corde jusqu’au bout. »

Mais tout a une fin.

Je suis content. On me tape sur l’épaule pour me ramener à la réalité : « il veut ton numéro ». Je cherche ma palette par terre. J’ai le 371. Je n’arrive plus à penser. Mon voisin devant me dit : « Tu as dû en dégoûter plus d’un, regarde tout le monde qui part. » Effectivement, pas mal de monde quitte la salle à ce moment-là. 

Ensuite, je n’arrive pas à suivre les autres lots. Il vient de se passer quelque chose. Je me décide à aller chercher ma nouvelle planche tout de suite. Je me lève et je sors. Sur le côté de la salle, un autre ami me salue. « T’as vu », je lui fais, « applaudissements et tout – Ah ouais, bien sûr on a applaudi pour toi, c’est la moindre des choses ».

Ca m’a vraiment fait plaisir.

Suis-je un Epervier plumé, un pigeon, ou un dindon, … je suis un oiseau et ma cervelle n’est pas remplie d’autre chose à ce moment que du moment qui vient de se passer.

Je descends les marches jusqu’au sous-sol d’Artcurial. Je passe à la caisse. Je ferai mes calculs plus tard. Je fais le chèque. Je passe au « magasin ». Je tends le bordereau marqué « payé ».On me donne la planche. Je remonte à la surface.

Epilogue.

Je suis au travail. C’est le soir du lundi qui suit la vente.

Je regarde les résultats publiés sur le site d’Artcurial. A la rubrique « Actualités », le pdf du communiqué de presse. J’ouvre. Je lis:

«Une vente aux enchères qui bat tous les records (...) La vente aux enchères Bande dessinée intitulée "collection d'un amateur"  organisée samedi 13 mars s'est soldée par des résultats exceptionnels:1 604 240€ soit 95 % des lots vendus.

Le résultat exceptionnel de la vente du 13 mars est bien au-dessus de son estimation globale (950 000€) et confirme la très bonne tenue du marché de la bande dessinée au premier semestre de l’année 2010. Les 264 oeuvres originales vendues, soit 95 % de la collection belge présentée, ont toutes surpassé leur estimation haute. En effet, cette vente dynamique a donné lieu à de superbes combats d’enchères durant lesquels de nombreuses pièces ont doublé, triplé voire même quintuplé leur estimation haute. A l’issue de cette vente, la maison Artcurial Briest-Poulain-F.Tajan est heureuse d’annoncer, une nouvelle fois, de beaux records:  Record mondial pour une couverture d’album couleur de Gaston Lagaffe de Franquin : Lot 80 vendu 324 000€ ;  Record mondial pour une planche de la série Gil Jourdan de Tillieux: Lot 250 vendu 25 200€ ; Record mondial pour une planche de la série d’Adèle Blanc-Sec de Tardi :Lot 243 vendu 15 000€, soit presque 3 fois l’estimation haute de 6 000€ ; Record mondial pour une planche Noir & Blanc de Julliard : Lot 156 vendu 8 600€, soit presque 3 fois l’estimation haute de 3 000€ ». 

4 records mondiaux sont mis en avant. J’y suis pour quelque chose. « Record mondial pour une planche noir et blanc de Juillard», je ne me peux m’empêcher de fanfaronner un peu connement. J’ai surtout l’impression d’avoir beaucoup de chance.

Epilogue 2.

2 jours plus tard, l’ancien propriétaire de la planche me confie que Juillard avait vraiment tenté de récupérer cette planche lors d’une visite qu’il avait faite chez lui. J’avais déjà entendu dire par un dessinateur ami de Juillard que l’auteur ne comprenait plus comment il avait pu se défaire d’une planche pareille. J’ai vraiment l’impression d’avoir eu beaucoup de chance.

➤ Article original : https://collectionbd.over-blog.com/article-tout-a-une-fin-la-planche-mythique-des-7-vies-46907086.html


Daniel Guérin aka Danielsansespace

Bibliographie sélective

Les 7 Vies de l'Épervier
7. La marque du Condor

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Le cahier bleu
1. Le cahier bleu

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Plume aux vents
4. Ni Dieu ni diable

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Blake et Mortimer (Les Aventures de)
14. La Machination Voronov

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Arno
1. Le pique rouge

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