Après Lip des héros ordinaires et Le contrepied de Foé, Laurent Galandon et Damien Vidal s’associent à nouveau en 2023 pour proposer La truie, le juge et l'avocat. Les auteurs y mettent en scène un avocat déchu, renfilant la robe pour tenter de sauver une truie du bûcher et offrent une fable aussi drôle que corrosive. Un pari relevé de plus pour Laurent Galandon, auteur prolifique à l’œuvre engagée, qui s’est vu décerner en 2023 le prix Jacques Lob, prix remis chaque année à un·e scénariste pour l’ensemble de sa carrière lors du festival bd BOUM de Blois.
Comment est arrivée cette idée de départ du procès d’une truie pour votre nouveau projet ensemble ?
Laurent Galandon : C’est toujours un peu compliqué de se rappeler comment est née une histoire mais il me semble que c’est lorsque je travaillais sur La tuerie (avec Nicolas Otéro, aux Arènes BD) que je suis tombé, avec mes recherches documentaires, sur le procès de la truie de Falaise. Lorsque je tombe sur cette histoire, je ne connaissais que vaguement le thème des procès d’animaux. Cet épisode-là a une particularité puisque la truie, au moment d’être amenée au bûcher, est habillée d’une robe de femme. C’est cet élément qui devient pour moi une forme d’accroche car il n’y a pas d’explication à la raison de cet accoutrement et que j’ai donc la possibilité de travailler sur ces vides dans l’histoire. Je suis aussi intéressé depuis assez longtemps par les procès ainsi que par la question du traitement des animaux. Au fond, les procès d’animaux est une thématique qui rassemblait un peu le terreau de beaucoup de mes albums précédents. Par ailleurs, j’avais envie de faire une sorte de pas de côté, de travailler dans un autre registre narratif et notamment la fable. C’est un peu comme cela qu’est née l’idée de La truie, le juge et l’avocat et Damien a tout de suite été séduit.
Damien Vidal : Ce qui permet de parler de notre époque n’est pas tant le biais historique que la structure de la fable. C’est pour cela que l’histoire n’est pas tout à fait déterminée quant au lieu ou à la date…
L. G. : Et puis, en ce qui me concerne, je ne peux pas écrire un livre qui n’ait pas une résonnance avec notre époque. Tous mes livres (ou presque) font, d’une manière ou d’une autre, référence à notre époque. Cet ancrage dans le monde contemporain est réellement un besoin pour moi.
Qu’est-ce que vous a permis la fable que d’autres choix n’auraient pas rendu possible ?
L. G. : La fable permet une forme de décalage narratif, de ne pas proposer l’histoire de manière frontale. Par exemple, quand j’ai commencé à proposer l’histoire à des éditeurs, l’un d’eux était très séduit mais voulait que je la retravaille pour supprimer cette dimension et en faire un véritable récit historique. Mais, à mon sens, on aurait abouti à quelque chose de trop proche d’un documentaire. Avec le choix que nous avons fait, on prend un peu de hauteur par rapport aux faits et, surtout, nous avons l’occasion d’offrir la parole aux animaux. C’est un élément important dans notre récit car les procès d’animaux démontrent que le Moyen-Âge était déjà antispéciste en leur offrant un droit similaire à celui des hommes d’être jugés. Au-delà, cela me permettait aussi d’aller sur un terrain relativement nouveau pour moi qu’est celui de l’humour noir.
D. V. : Pour moi aussi cela constituait un véritable pas de côté. Jusqu’à présent nous avions travaillé sur des projets en prise directe avec le réel. J’ai eu beaucoup de plaisir à changer de registre avec des personnages qui sont beaucoup plus dans la caricature. J’ai commencé en faisant des pages de sales gueules, en fait (rires) ! Dans les personnages, finalement, il n’y en a pas un pour sauver l’autre : ils sont soit cruels, soit bêtes, soit méchants… Même l’avocat a des travers avec son orgueil démesuré. J’ai donc pu jouer à exagérer tous ces traits et me servir pleinement des stéréotypes.
L. G. : On peut aussi remarquer que les humains tendent vers la caricature, avec des faciès assez marqués, alors que les animaux tendent plutôt vers le réalisme. On a aussi voulu jouer sur cet aspect : une forme de justesse dans le graphisme des animaux là où les humains sont systématiquement déformés. Cette fable traite avant tout de la bêtise humaine et il était donc important que cela se traduise par la déformation des traits humains.
Dans toute la galerie des personnages, la truie est celle qui est dessinée avec le plus d’expressions variées…
D. V. : Il y a une règle du jeu qu’on s’est imposée rapidement, soufflée par l’éditeur, qui était de ne pas faire d’anthropomorphisme. Sur quelques essais que j’avais faits, notamment la planche où le rat discute avec la truie, j’avais commencé à dessiner le rat faisant des grands gestes. Mais c’est quelque chose que nous nous sommes finalement interdits et les animaux ont donc des attitudes réelles. Pour autant, les animaux ont des émotions, de la peur (par exemple de perdre ses enfants), de la joie… et tout cela passe essentiellement par les yeux.
L’histoire traite de l’institution judiciaire sous de multiples angles. L’un des premiers éléments qui apparaît est l’attitude du propriétaire de la truie, complètement perdu dans cet environnement qu’il ne connaît pas…
L. G. : C’est une référence directe à Jean de La Fontaine qui écrivait « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »… D’ailleurs, l’histoire complète pourrait presque être résumée à ce vers. Tout comme, aujourd’hui, des petites gens qui se retrouvent face à la justice sont complètement démunies car ils n’en comprennent pas les tenants et les aboutissants, le fonctionnement et, particulièrement, le fait que la justice n’est pas la même selon d’où on vient. Encore récemment, j’entendais l’interview d’une journaliste qui expliquait que les peines sont significativement différentes selon d’où viennent les accusés. Pour résumer, et sans tomber dans la caricature, lorsqu’on est d’origine étrangère et qu’on vient des quartiers populaires pour un même motif on risque plus qu’un jeune des beaux quartiers…
D. V. : Il y a globalement une justice qui est faite au bénéfice des puissants. Aujourd’hui il vaut mieux détourner de l’argent et le planquer dans des paradis fiscaux (et alors on ne risque finalement pas grand-chose) qu’insulter un agent de police dans la rue. Ce n’est pas bien révolutionnaire que de dire ça…
L. G. : Non, mais ça vaut toujours le coup de le rappeler (rires). Notre travail, à travers cette histoire, a été de remettre un petit coup de stabilo là-dessus car on peut avoir parfois tendance à l’oublier.
D. V. : Et puis, il y a une justice pour les puissants, certes, mais aussi une justice faite pour maintenir l’ordre par la crainte.Cela passe notamment par la théâtralisation qui l’entoure ?
D. V. : Cela a été un peu une difficulté pour moi, graphiquement, car je manquais de références. Je ne cherchais pas d’ancrage très précis dans l’histoire car nous ne faisions pas un roman historique mais j’ai cherché, malgré tout, à me documenter, notamment pour voir à quoi ressemblaient les tenues. Et j’ai finalement trouvé peu de choses. J’ai donc beaucoup inventé et puisé, aussi, dans les références d’une forme de Moyen-Âge folklorique (comme dans le film Notre-Dame de Paris de 1956 qui n’est adossé à aucune espèce de réalisme historique). Juste avant, j’avais travaillé sur un album de l’Histoire dessinée de la France consacré aux Carolingiens où, à l’inverse, j’avais une documentation précise, apportée par une historienne, et qui ne laissait aucune liberté.
L. G. : La fable permet aussi de pouvoir jouer sur les archétypes et de les tordre à souhait. C’est pour cela que le procès a parfois un peu un côté américain : on déclame, on interpelle les jurés… Est-ce que cela se passait comme ça ? Probablement pas. Mais cela importe assez peu, car la volonté de réalisme n’est pas là.
D. V. : C’est aussi en cela que ce travail a été différent. Dans les personnages que Laurent crée habituellement, il n’y a généralement personne de complètement blanc ou complètement noir. Alors qu’ici, notre juge, c’est juste un vrai salaud !
Le personnage de l’avocat est un vrai symbole de non-manichéisme…
L. G. : On est toujours influencés par ce qu’on a vu ou vécu. L’avocat, au cinéma, est souvent une figure héroïque. Dans la vraie vie, mon expérience avec un avocat m’a tout de même amené à comprendre que c’est aussi (surtout ?) quelqu’un qui veut nous prendre de l’argent (rires). Au fond, notre avocat est un peu un mix de tout cela. Il a ce côté preux chevalier qui veut sauver le porcher et la truie mais c’est aussi un humain avec son côté vil. Scénaristiquement, je suis très attaché au fait de ne plus faire des personnages principaux parfaits. J’aime quand le héros a aussi des défauts, parce que finalement c’est ce qui est le plus juste dans la nature humaine. Les chevaliers blancs… ça n’existe pas.
Comme vous l’évoquiez, le juge n’est, en revanche, que mauvais et cruel…
D. V. : Je me rappelle que Laurent a été tenté de lui trouver des excuses mais je l’en ai rapidement dissuadé (rires). Nos personnages sont des pions qui agissent par rapport à la fonction qui est la leur dans la société.
L. G. : On n’a pas créé de background au juge donc il est difficile de dire pourquoi il est comme ça. Mais j’aurais tendance à dire que l’excès de pouvoir conduit souvent à une forme de déshumanisation, d’indifférence ou de mépris. Le pouvoir transforme les individus jusqu’à, parfois, les rendre fous. L’angoisse de perdre le pouvoir pousse ses dépositaires à faire des choses détestables, même en conscience. Mais on ne l’a pas construit de cette manière consciemment. Ce qu’on a essayé de montrer, c’est plutôt à quel point la justice, censée être impartiale, est parfois déformée sous la pression.
D. V. : Le juge est un prédateur type. Il exerce son pouvoir de domination sur les animaux, sur les pauvres, sur sa femme… Je n’avais vraiment aucune envie de lui trouver des excuses (rires).
Alors que la justice est au cœur du récit, la fin de l’histoire marque une forme de retour en force de la loi du talion…
L. G. : J’écris de manière très instinctive donc je me rends souvent compte du propos a posteriori de l’écriture. Mais effectivement, l’idée était de tordre un peu le concept de la fable qui, habituellement, se conclut sur une morale. Au-delà de la violence même de cette fin, le « message » est aussi d’interroger, dans cette histoire ou dans notre monde en général, le moment où il faut aller à l’encontre de la légalité pour que les choses changent. C’est probablement cette interrogation que soulèvent les dernières pages.
D. V. : C’est aussi un ressort scénaristique pour créer une surprise, un twist final…
L. G. : Qui a été plutôt bien perçu par les lecteurs (rires).
D. V. : Dans les retours que nous avons, beaucoup de lecteurs nous ont dit que cette fin avait un côté assez jouissif…
La vision de la justice qui est véhiculée n’est donc pas si désabusée que cela ?
D. V. : Nous n’avions, de toute manière, pas d’idée préconçue… ni l’ambition de faire une thèse sur ce qu’est la justice.
L. G. : Nous ne sommes pas compétents pour porter un regard absolu sur le fonctionnement de la justice. On assiste régulièrement à ses dysfonctionnements. Mais cela n’est pas parce qu’elle dysfonctionne qu’elle est condamnable et qu’elle doit être balayée. Il y a plein de moments, par ailleurs, où nous sommes heureux qu’elle existe.
D. V. : Exactement. Et il n’y a vraiment pas de volonté de faire, avec ce livre, une quelconque démonstration. Avant tout, c’est un album que nous avons fait pour s’amuser (j’ai éclaté de rire à la lecture de certains dialogues de Laurent) et non pour dénoncer. Ce qui n’empêche pas de porter un regard sur certains sujets.Avec une pointe de militantisme (sur les inégalités sociales, la place des femmes, etc.)…
L. G. : Si je ne mens pas, oui, en ce qui me concerne il y a une volonté d’insuffler certains discours (rires). Cela a toujours été le cas dans mes albums mais c’est encore plus assumé et plus marqué ces dernières années (environ depuis Lip des héros ordinaires). J’ai besoin que mes bouquins aient une dimension politique, au sens large du terme. À force, j’ai été catalogué auteur « islamo-gauchiste » (rires).
D. V. : On va se faire accuser de wokisme (rires) ! Je ne sais pas si être sensible à la cause féministe, par exemple, est vraiment une démarche militante. Être respectueux de l’autre c’est juste… normal.
L. G. : Mais comme ce qui nous paraît normal n’est pas une normalité encore suffisamment partagée, notre prise de position en devient un discours militant.
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