Les bonnes surprises viennent souvent de là où on ne les attend pas. Au printemps dernier sortait aux éditions Glénat le premier tome d'une toute nouvelle série jeunesse, Brûme. Une apprentie sorcière, deux jeunes auteurs dont c'est le premier ouvrage, un cochon noir plutôt mignon en couverture... Circulez, il n'y a rien à voir ? Non ! Car Hubert (le nom du petit cochon, pour les rares qui l'ignoreraient encore) est devenu en quelques mois une célébrité dont on s'arrache les autographes et les lectrices et lecteurs, déjà accros à Brume, trépignaient d'impatience en attendant la sortie du deuxième tome dans les bacs depuis le début du mois de janvier. Rencontre avec Carine Hinder et Jérôme Pélissier.
Vous attendiez-vous à un tel plébiscite pour le premier tome de Brûme ?
Jérôme Pelissier : C'est surtout notre éditeur qui nous fait remarquer que ce que l'on vit est assez incroyable. Comme c'est notre première bande dessinée, nous ne nous attendions pas à grand chose. C'est une très belle histoire.
Vous venez tous les deux du monde de l'illustration...
Carine Hinder : Nous nous sommes installés en Bretagne dans un petit village qui est très inspirant pour un artiste. Il y avait notamment ces brumes à l’automne qui sont juste sublimes et que j’avais envie d’illustrer en aquarelles pour un petit album jeunesse comme nous avions l’habitude d’en faire. J’imaginais les aquarelles avec des brumes blanches et chaudes ainsi qu'un petit personnage qui ressorte dans la brume, à l’inverse noir comme une tache d’encre. Une tache d’encre, un personnage noir, une sorcière… Je vais voir Jérôme qui écrit de très belles histoires et je lui demande s’il veut bien m’écrire un album jeunesse avec une petite sorcière dans la brume. C'était un vrai prétexte pour faire de l’aquarelle. Jérôme s'est emparé totalement de cette idée et il est revenu très rapidement avec l’histoire du tome un. C'était une histoire plutôt dense pour le petit album que j’imaginais avec mes quatre aquarelles. Il m’a dit qu’effectivement ça ne collait pas trop et que ce serait peut-être chouette de la faire en BD.
J. P. : Cette idée nous trottait dans la tête depuis très longtemps. J'aime bien écrire et nous adorons dessiner, cela semblait pourtant logique.
C. H. : L’occasion ne s’était jamais vraiment présentée en fait.
J. P. : On ne se sentait pas vraiment légitimes mais on avait là une idée à laquelle on croyait et on s’est dit que la BD s’y prêtait assez bien.
C. H. : Il n’y a pas eu trop de questions et on s’est dit que ce serait idéal en BD.
J. P. : On s’est donné un mois pour présenter un dossier aux éditeurs. Nous n’allions pas tout à fait en terre inconnue puisque nous avons des amis qui sont dans le milieu et nous leur avions demandé conseil, notamment Paul Drouin et Jérôme Hamon.
C. H. : Ils nous ont dit « n’y allez pas ! » (rires)
J. P. : Ce n'est pas vrai (rires), ils nous ont donné de bons conseils et ils nous ont alertés sur certains points. Ce n’est pas un milieu facile et ce n’est pas non plus facile d’y rentrer. On y est allés en connaissance de cause.
Il y a eu des refus ?
C. H. : Il y a eu huit envois et un premier refus.
J. P. : On ne dira pas qui.
C. H. : Ils nous ont dit « c’est bon, les histoires de sorcières on n’en peut plus, on en a déjà. »
J. P. : C'était un peu plus subtil que ça, la ligne éditoriale n’était pas non plus en adéquation. J’y suis allé parce que j’aimais bien cette maison d’édition mais j’avais conscience quand-même qu’on était un petit peu borderline sur la ligne éditoriale. Heureusement, les sept réponses suivantes ont été positives.
Comment s’est fait votre choix parmi toutes ces réponses positives ?
C. H. : Par le cœur, ça c’est sûr. Notre futur éditeur, Nicolas Forsans chez Glénat, nous suggère de pousser un angle sur le scénario. Il ne donne pas de réponse mais une piste.
J. P. : Et ça déclenche une idée chez moi. Cette expérience-là me fait réaliser que c’est le bon éditeur car il a mis le doigt sur quelque chose qui pouvait être amélioré. Il nous a donné cette première piste sans savoir qu’on allait travailler ensemble, c'était gratuit.
C. H. : Il a vraiment pris le temps de réfléchir.
J. P. : Si ça se trouve, on allait travailler avec quelqu'un d’autre en reprenant cette astuce-là...
C. H. : Ainsi, le tome un est devenu trois tomes.
J. P. : J’avais trois actes depuis le début, mais son idée nous a permis de les étoffer pour que ça devienne un monde à part.
Jérôme, en tant que dessinateur, n'y a-t-il pas une petite frustration au départ à se dire que vous allez totalement laisser la main à Carine ?
J. P. : Si, je ne vais pas vous mentir. Il y a une frustration mais ce n’est pas la première collaboration avec Carine, on se connaît, on connaît nos points forts, on connaît nos faiblesses. Elle vient de l’animation et je savais que je ne ferais pas le poids en terme d’expressions de visage ou de posing. On prend chacun ce qu’on aime faire et ce qu’on sait faire. Moi c’est la couleur, et Carine c’est le dessin, et c'était pour le bien du projet. J’ai mis ma frustration de coté et ça a été fait à quatre mains. Au final, ce sera notre projet, notre bébé, et nous n’avons aucun regret. Quand je vois ses dessins je suis aux anges et j’ai l’impression qu’elle aime bien mes couleurs aussi, donc ça fonctionne.
L'idée du cochon était-elle présente dès le début ?
C. H. : Ah oui !
J. P. : On voulait un petit animal.
C. H. : Quand on pense à une sorcière, on pense de suite à son familier. Le chat a déjà été pris et repris tout comme le corbeau, la grenouille... Là il fallait un personnage noir qui rappelle la sorcière, qui soit son copain mais aussi le narrateur donc un peu plus futé.
J. P. : Quand on a eu l’idée, plutôt classique, du familier de la sorcière, je ne voulais pas que ce soit juste la caution humoristique, même si ça l’est au final. Je voulais que ça apporte quelque chose en plus. L’idée du narrateur est venue assez vite. J’imaginais un conte et, pour moi, dans le conte, j’entends la voix de celui qui raconte l’histoire. Je ne voulais pas que le narrateur soit impersonnel et je trouvais ça super que ce soit son familier qui s'en charge. Une référence, c’est L’Inspecteur Gadget. Il n’est pas vraiment doué pour les enquêtes, comme notre petite sorcière qui n’est pas vraiment douée pour la sorcellerie, et c’est dans l’ombre que Finot le chien, et Sophie sa nièce, sont ceux qui résolvent véritablement l’affaire. Pour moi, le petit cochon c'était un peu ça. C’est une référence très années 80 (rires)...
Avec son texte en blanc sur fond noir...
J. P. : Oui, c'était important pour la visibilité. On s’adresse à un jeune public malgré tout et on voulait que ce soit limpide. Ces codes-là viennent sans doute de l’école du jeu vidéo, quand on fait des interfaces, il faut que les informations importantes passent le plus rapidement possible pour que ce soit fluide.
Commencer l’histoire par un petit spoil, c'était un petit plaisir personnel ?
J. P. : J’aime bien quand on met l’enjeu tout de suite. Je n’aime pas attendre, en tant que lecteur quand je suis dans un roman. Il faut qu’on me mette la tension narrative, ce qui va me tenir en haleine et j’aime bien qu’on me l’annonce assez vite. J’avais envie de créer un suspense, une tension, une interrogation, pour qu’après on se demande le pourquoi du comment.
Les pains à la chocolatine, c'était pour ne froisser personne ?
J. P. : On trouvait ça drôle. Nous avons assisté à de vrais débats enflammés autour de ce sujet-là et ça m’a bien fait rire. Mes parents ont tenu une pâtisserie et pour moi c'était un pain au chocolat.
C. H. : Dans le sud-ouest, ils apprécient particulièrement cette appellation, ils prennent ça pour un hommage. (Rires)
Il y a beaucoup d’humour dans cet album, les dialogues ont particulièrement été travaillés ?
J. P. : Je suis très attaché aux dialogues en tant que lecteur et j’aime bien quand ça sonne vrai, je n’aime pas quand ça infantilise. Souvent, on édulcore les dialogues qui s’adressent aux enfants. Je n’avais pas non plus envie de tomber dans la vulgarité et c’est un peu cette frontière qui était difficile à trouver. J’adore la punchline, trouver les jeux de mots, j’avais envie de quelque chose de frais, d’une musique dans les dialogues qui colle aux personnages. Pour Hugo, j’avais envie que ça ressorte dans sa naïveté quand, par exemple, il demande : « c’est dangereux comment un dragon par rapport à un furet ? », c’est complètement hors propos, j’adore ça. Brûme est dans l’impertinence, avec ses « c’est presque sûr que c’est certain ». J’aime beaucoup par exemple les dialogues dans Kaamelott, j’avais cette référence en tête, il fallait que ça claque. J’ai beaucoup réécrit les dialogues, jusqu’à la dernière minute, je les ai changés je ne sais pas combien de fois.
Comment avez-vous trouvé les codes de la BD pour ce premier album ?
C. H. : Nous ne sommes pas de gros lecteurs de BD, nous n’avons pas de codes « acquis » et quand on a réalisé cet album, on a vraiment fait comme on pensait. On a nos codes à nous qui sont les codes de notre histoire, l’animation, le jeu vidéo, le livre illustré, et on s’est lancés.
J. P. : J’ai toujours lu de la BD même si je n’ai pas de culture incroyable ni très pointue, j’avais des séries très classiques, Gaston Lagaffe, Astérix, mon chouchou étant Calvin et Hobbes. J’ai toujours lu de la BD, mais effectivement, quand j'étais en librairie, j’allais surtout vers les romans. Quand on a fait Brûme, je me suis mis à lire beaucoup plus de BD. Aujourd'hui, je suis beaucoup plus lecteur de BD parce que je me suis découvert une nouvelle passion de lecture. Effectivement, je n’avais pas les codes de la BD et c'était une crainte, il y avait un syndrome de l’imposteur qui s’installait. Quand je réalisais le temps qu’il m’avait fallu en illustration pour atteindre le niveau que j’ai aujourd’hui, et dont je ne suis toujours pas satisfait, je me suis dit que ça prenait un temps fou pour maitriser un art et que j’allais débarquer dans la BD en partant de zéro.
Vous êtes les reflets de vos propres personnages ?
C. H. : Je suis Brûme ! (Rires)
J. P. : Oui c’est ça ! Elle fonce, elle ne se pose pas de questions et moi je me dis « oulala mais on va se planter », « on va faire une bêtise », mais au final je pense que l’absence de codes nous a aussi un peu aidés.
C. H. : En tous cas c’est la question qui revient très très souvent, c’est pour ça que j’y suis attentive. Je pense que nous n’avions pas les codes pour ça, en tous cas on n’avait pas la culture.
J. P. : Et on a fait à notre sauce.
C. H. : Mais ce n’est pas un problème.
J. P. : On a un amour pour le cinéma d’animation pour lequel on a une culture un peu plus poussée. Carine a travaillé pour de la série animée, de l’animation en 3D... On s’est demandé ce qui différenciait une bande dessinée d’un storyboard d’un film d’animation. Et on s’est dit qu’on allait se servir de cet amour-là pour faire notre découpage de BD. Quand je me raconte une histoire, je vois un film et je me dis « je vais me servir de ça ».
Comme vous venez du monde de l’animation, est-ce plus difficile de faire une scène plutôt posée qu'une scène plus animée comme avec le dragon ?
C. H. : Je trouve ça plus difficile de faire les scènes d’action parce que le découpage change et il faut rythmer le récit d’une façon nouvelle pour moi.
J. P. : L’autre difficulté est que les scènes d’action mangent de la page disponible à la narration, c’est terrible pour moi parce que j’avais une histoire à raconter et je me suis rendu compte que ça allait très très vite en BD. C'était très compliqué de raconter une histoire, tout en étant contemplatif, en soixante pages.
C. H. : Vous mettez le doigt sur la double page à laquelle Jérôme tenait totalement.
J. P. : Ça, c'était important pour nous.
C. H. : Comme on venait de l’illustration, on avait envie de faire plaisir.
Pour une dessinatrice, il y a un réel plaisir à faire ce genre de page ?
C. H. : C’est un vrai cadeau ! Quand on voit le scénario, on sait que Brûme traverse des endroits oniriques avec des mondes un peu inquiétants.
J. P. : Pour moi, c'était une souffrance d’arriver à la fois à raconter mon histoire et de me rendre compte que je suis limité en place. Et encore, on a négocié quatre planches supplémentaires auprès de l’éditeur car la fin ne nous satisfaisait pas.
C. H. : Dans le projet initial, ils ne rentraient pas au village.
J. P. : C'était frustrant et je ne voulais pas rogner. On a demandé à l’éditeur, on a négocié, j'étais même prêt à le prendre à mes frais. Finalement, ils ont accepté et on a eu un livret supplémentaire.
Qui a eu l'idée des cases en quinconce pour le combat avec le dragon ?
J. P. : C’est l’idée de Carine.
C. H. : Au début, quand on a fait le storyboard, on a fait très basiquement des rectangles. De loin, quand on regarde c'était sage et nous on savait qu’on ne voulait pas faire de BD sage mais un truc drôle. Au lieu de faire des lignes horizontales, j’ai commencé à les décaler. Aucune n’est droite.
J. P. : Ça se casse la figure en fonction de l’action.
C. H. : Quand les scènes d’action sont arrivées, je me suis dit qu’il fallait les accentuer et là on l’a accentué très fort pour justement qu’on ait, avant même de regarder, cette impression de chamboulement.
J. P. : C’est aussi un peu l’école manga. Quand on regardait un manga on se posait la question « qu’est-ce qui plait dans le manga ? ».
C. H. : J'adore le manga pour ce coté hyper dynamique.
J. P. : Ils se lâchent vraiment.
La réalité des expressions des visages est incroyable, comment les travaillez-vous ?
C. H. : C’est quelque chose qui me tient à cœur et, comme je viens de l’animation, mon métier était de rendre mes personnages expressifs. Je ne sais pas pourquoi, c’est une obsession. Dans la BD, j’ai eu une totale liberté sur le style, donc je me suis littéralement lâchée et chaque personnage a son caractère et ses propres mimiques.
J. P. : Je l’entends rigoler quand elle dessine (rires).
C. H. : Je les triture et ils me font rire.
J. P. : J’ai hésité à la filmer parce que ces expressions, elle les fait quand elle dessine.
C. H. : Quand j’ai fait l’expression et que j’en rigole, c’est que c’est bon, je suis sur la bonne piste.
J. P. : On teste nos gags sur notre fils, sur le plus grand. C’est du travail déguisé d’enfant, ce n’est pas bien. (rires)
Pour la couverture, ça a été difficile ?
C. H. : On a un petit peu galéré.
J. P. : On y a passé pas mal de temps. D’ailleurs, on a une expo qui tourne et on explique comment on en est arrivé à cette couverture avec toutes les étapes, les chamboulements, par quoi on est passés. Ce n'était pas simple parce qu’on savait qu’il y avait beaucoup d’enjeux autour de la couverture, que c'était important. On avait envie de mettre le dragon en avant, même si c'était un spoil. On trouvait dommage de nous passer de cette force attractive.
C'était important d’y représenter tous les personnages ?
C. H. : Il fallait qu’on ressente le caractère de feu de notre petite sorcière et son coté drôle à la fois, et en même temps ce dragon un peu magique et somptueux derrière. Il y avait tous un univers à mettre en place sur une couverture. Pour le tome deux, ça a été beaucoup plus rapide car nos codes étaient déjà en place.
J. P. : Dans le tome deux, on en a profité pour approfondir un peu les caractères de ces personnages. On pondère le caractère de Brûme, on rend son coté grand cœur un peu plus évident, on la rend un peu moins caricaturale. On rend Hugo un peu plus actif, il arrive à avoir son rôle dans les situations dangereuses qu’ils rencontrent. C'était important qu’on ait quasiment un gag à chaque page. J’ai envie qu’on se marre.
Vous avez fait partie des vingt finalistes du prix BD Fnac...
J. P. : C’est une énorme surprise qu’il y ait une BD jeunesse dans la sélection Fnac. On ne se faisait aucune illusion sur le résultat mais rien que d’être dans la sélection, c'était une surprise. On propose quelque chose de récréatif et de se retrouver là avec des BD qui ont des sujets de fou, on s’est dit « qu’est-ce qu’on fait là » (rires) !
Pour conclure, le petit chapeau cuivré en circonflexe sur Brûme sur la couverture, c’est l’idée de l’éditeur ou la vôtre ?
J. P. : Je crois que c’est moi qui ai voulu rajouter ce petit chapeau. Je voulais une idée dans la typo qui fasse comme un logo. J’ai remarqué d’ailleurs que dans l’album parfois il y est et parfois il a été oublié. Dans le tome deux, j’ai demandé à ce qu’ils soient tous ajoutés.