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« Yukiko ? C’est moi ! »

Entretien avec Isao Moutte

Propos recueillis par D. Kebdani Interview 17/01/2024 à 11:55 3029 visiteurs

Au Japon, certaines personnes disparaissent volontairement, du jour au lendemain. Ils sont environ 80 000 chaque année. On dit alors d’eux qu’ils s’évaporent. Ce phénomène est au cœur du roman de Thomas B. Reverdy, intitulé simplement Les Evaporés, paru en 2013. Isao Moutte, auteur de Clapas ou encore La Trêve, chérie, en propose une adaptation et offre une bande dessinée intense mêlant polar et chronique sociale.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur le roman de Thomas B. Reverdy ?

Isao Moutte : Je ne connaissais pas l’auteur et c’est mon éditeur, chez Sarbacane, qui m’a proposé de faire cette adaptation. Il est tombé un peu par hasard sur ce livre. Comme ça se passait au Japon, il s’est dit que ça pouvait m’intéresser, sans même l’avoir lu (rires). Le sujet m’intéressait, ça se passait au Japon (et je n’avais pas encore eu l’occasion de faire une bande dessinée se passant là-bas), donc j’ai voulu essayer. J’avais un peu peur car je n’avais jamais fait d’adaptation…

Cela a été compliqué de vous frotter à cet exercice ?

I. M. : Avoir une base m’a aidé car ça m’a permis de ne pas avoir à chercher des idées pour construire l’histoire : la matière première était présente. En même temps, cela a aussi été un peu un frein car j’avais une forme de peur de ne pas être fidèle à l’histoire et de dénaturer le roman initial. N’ayant pas d’expérience, j’étais resté très fidèle au récit, au départ, ce qui m’a un peu bridé.

Que vous a apporté votre double culture franco-japonaise pour nourrir l’histoire ?

I. M. : Cela m’a permis d’identifier certaines choses en me disant « on sent que ce n’est pas un japonais qui l’a écrit ». Au niveau des prénoms, notamment, ou quelques détails. Par exemple, dans le roman, Kaze (le personnage principal, NDLR) se retrouve une arme à la main juste en déballant ses affaires. Or, au Japon, il est très difficile de trouver des armes et quasiment impossible d’avoir un pistolet chez soi. Donc pour rendre ça un tout petit peu plus crédible j’ai ajouté l’histoire de la boîte héritée de son père.

Connaissiez-vous bien la thématique des évaporés ?

I. M. : Je n’ai jamais été directement impacté mais j’ai une amie dont la belle-sœur a utilisé cette technique pour fuir son mari (épisode que j’ai d’ailleurs emprunté et qui n’était pas dans le roman). En dehors de cela, j’ai découvert le phénomène des évaporés à travers le dessinateur Yoshiharu Tsuge. Il avait lui-même une forme de fantasme quant au fait de disparaître, il s’est arrêté plusieurs fois de dessiner et aujourd’hui il vit pratiquement en ermite. C’est en lisant ses œuvres et des interviews que j’ai vu pour la première fois le terme de « jōhatsu » (évaporés en japonais, NDLR). Finalement, on a commencé à parler d’évaporation dès les années 1960 voire 1950.

L’histoire est à la fois un polar, une chronique sociale sur le thème des évaporés et aborde la question des conséquences de l’accident nucléaire de Fukushima. Comment avez-vous travaillé l’imbrication de ces différentes dimensions ?

I. M. : Tous les sujets sont abordés dans le roman mais par petits chapitres centrés sur un thème, un personnage. En bande dessinée, je ne pouvais pas me permettre de changer de personnage toutes les cinq pages. J’ai donc un peu rassemblé les passages évoquant le même thème pour que l’ensemble ne paraisse pas trop décousu. J’ai refait une chronologie du roman puis, à partir de ces éléments, j’ai reconstruit le récit à ma manière pour que cela donne bien une seule et même histoire, la plus fluide possible. J’ai aussi résumé quelques séquences, notamment un passage un peu onirique autour de Fukushima que j’ai condensé en une double page représentant une ville de la région du Tōhoku complètement dévastée.

Le propos sur la reconstruction post catastrophe est assez présent…

I. M. : Oui, c’est quelque chose qui est traité dans le roman, notamment les petites magouilles. Mais j’ai eu besoin de me redocumenter, surtout pour les images. Il est assez difficile de trouver beaucoup d’informations sur la mafia, ce qu’ils ont fait réellement… Je n’ai pas eu exactement les mêmes informations que dans le roman donc j’ai aussi mis ce que j’ai moi-même trouvé, notamment sur l’exploitation des sans-abris que les yakuzas recrutent et qui jettent le sable contaminé dans la rivière.

On parle un peu de ce sujet au Japon ?

I. M. : Pas vraiment. La dernière fois que je suis allé au Japon, en 2019, évidemment aux informations ils n’en parlaient pas du tout, y compris s’agissant de la contamination. Il n’y a que l’annonce récente du boycott par la Chine du poisson japonais en raison des rejets en mer qui a remis légèrement le sujet sur le devant.

Comme dans Clapas, vous installez l’ambiance de polar par l’alternance de séquences très dialoguées et d’autres complètement muettes…

I. M. : Je n’aime pas les bandes dessinées trop bavardes (rires). Le texte est nécessaire pour faire avancer l’intrigue mais il était important pour moi de retranscrire ce que j’ai ressenti, en lisant le roman, par des passages sans texte. Il fallait donc une alternance entre moments de tension et séquences de contemplation…

Notamment avec de grandes cases voire des pleines pages ?

I. M. : Ces pleines pages étaient un peu en référence à pas mal de films que j’ai pu regarder de Ryusuke Hamaguchi et Kōji Fukada, qui abordent des thèmes difficiles mais proposent souvent ce genre de scènes avec juste des grandes vues de la ville. L’idée pour moi était de restituer à ma manière ce que j’avais pu ressentir en regardant ces films.

Vous vous êtes aussi appuyé sur des souvenirs ?

I. M. : Je n’ai quasiment rien fait de mémoire car il fallait que ce soit précis mais je savais toujours ce que je cherchais en ayant une idée précise en tête. Par exemple, pour la maison de Yukiko et sa mère, je visualisais très bien la maison idéale que je voulais mettre à cet endroit précis, assez proche de celle dans laquelle je vivais quand j’avais cinq ans. C’était important pour moi d’avoir cette précision-là.

Vous évoquiez l’influence de certains films : on retrouve aussi une dimension cinématographique dans votre narration par le découpage ou les cadrages…

I. M. : Je me disais que pas mal de dessinateurs font cela mais finalement peut-être pas tant que ça. C’est vrai que certaines variations dans les cadrages donnent un côté presque plus cinéma que BD. Quand je construis le storyboard, j’ai assez naturellement tendance à envisager les choses comme au cinéma. J’accorde par ailleurs beaucoup d’importance à la fluidité dans le récit, case après case. J’évite donc d’avoir trop souvent les mêmes cadrages, sauf lorsque c’est vraiment délibéré.

C’est aussi ce qui distingue l’illustration de la bande dessinée…

I. M. : Oui, tout à fait, et c’est pour ça que je ne sais pas vraiment faire d’illustration. Je fonctionne véritablement case par case donc c’est très compliqué pour moi de faire une illustration qui se suffise à elle-même, où il se passe réellement quelque chose.

Pour rester sur vos choix graphiques : le noir et blanc s’est imposé rapidement ?

I. M. : Oui, assez vite. C’est lié à ma vision même du dessin : pour moi le dessin ce n’est que du trait, pas de la couleur. De ce point de vue je suis un peu à l’opposé de Brecht Evens, par exemple, ou d’autres auteurs qui réfléchissent essentiellement par la couleur. Chez moi, tout passe par le trait donc, finalement, la couleur est totalement secondaire. Ce qui me donne envie de dessiner c’est de jouer avec la forme ou l’épaisseur de tel ou tel trait. Et puis, je pense que n’ai pas le sens des couleurs (rires). J’ai envisagé la bichromie et j’ai fait un essai sur la couverture… Je n’étais pas très convaincu et mon éditeur non plus. Il m’a alors dit que cela serait probablement mieux que ma bande dessinée soit en noir et blanc et ça m’a un peu libéré. J’ai notamment réhaussé tous les noirs.

Les différents personnages ont des destins assez lourds mais un certain élan d’espoir se dégage malgré tout…

I. M. : Oui, c’était un peu le ton aussi du récit de Thomas B. Reverdy qui n’est pas du tout pessimiste. Il fallait donc que je traduise cela et que je ne tombe pas dans un récit ultra noir, sans aucun espoir… alors même qu’on parle d’un orphelin et d’un homme qui n’a plus de famille. Mais c’était important de ne pas tomber dans une forme de noirceur excessive.

Yukiko a un rôle un peu différent des autres personnages…

I. M. : J’ai mis dans Yukiko un peu de ce qui a pu m’arriver, de mes propres anecdotes. On a l’impression qu’elle est un peu étrangère à son pays alors même qu’elle est japonaise. J’ai volontairement voulu la mettre en position de redécouvrir son pays et de lui donner un rôle un peu distant, y compris vis-à-vis de la disparition de son père. Finalement, on ne la voit pas tant que ça puisqu’on suit davantage Kaze et Akainu. C’est aussi lié à ses choix puisqu’elle a décidé de vivre à l’étranger. C’est aussi en cela que, au fond, Yukiko c’est moi. Le Japon est mon pays, j’y suis né, ma langue maternelle est le japonais et pourtant je ne me verrais pas travailler ou vivre au Japon, c’est trop étranger pour moi.

Cela vous intéresserait que votre livre puisse être diffusé au Japon ?

I. M. : Normalement je devrais faire une exposition à Matsuyama (l’endroit d’où est originaire Yukiko). Ce n’est pas encore certain pour le moment mais la personne qui souhaite organiser ça m’a justement demandé si je voulais qu’on traduise la bade dessinée en japonais. En même temps, je me demande vraiment si ça va intéresser les Japonais d’avoir une BD française écrite par un moitié japonais (mais tout de même plus français que japonais)… J’ai l’impression de ne pas être vraiment légitime. Même si les paysages et les décors sont fidèles, ça reste dessiné par quelqu’un qui n’y vit pas. Je suis donc assez timide par rapport à cette idée car j’imagine un peu l’inverse : que penserait-on d’un livre qui se passe en France et écrit par un Japonais ? D’ailleurs, quand j’ai fait relire la bande dessinée à ma femme (qui est japonaise) elle a pointé plusieurs éléments qui selon elle ne sont pas vraiment conformes ou cohérents. C’est généralement plutôt sur du détail mais je considère que j’ai encore trop de lacunes : comme je ne suis qu’à moitié japonais, j’ai le sentiment qu’il me manque la moitié des choses pour tout comprendre (rires). Graphiquement, j’ai vu que cela pouvait intéresser mais je me demande si ça les intéressera encore s’ils lisent vraiment.

Votre prochain projet restera au Japon ?

I. M. : Non, direction l’Australie ! Cela sera une fiction basée sur l’enfance de Julian Assange. Pour l’instant, je ne connais pas du tout le pays donc je me documente. Je sors d’une BD où j’ai fait extrêmement attention aux détails et aux décors pour créer une réelle immersion dans le pays. Ça me fait donc un peu peur car, pour ce nouveau projet, il faudra qu’on se sente en Australie… J’ai encore du boulot de recherche. C’est un scénariste qui m’a proposé l’histoire, je pense que sinon je n’aurais pas spontanément été du côté de l’Australie. Mais le projet n’en est qu’au tout début : le scénario n’est pas terminé, on rassemble de la documentation, etc.


Propos recueillis par D. Kebdani

Bibliographie sélective

Les Évaporés

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Note: 4.1/5 (11 votes)

Clapas

  • Currently 3.00/10
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  • 2
  • 3
  • 4
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Note: 3.0/5 (13 votes)

La trêve, chérie

  • Currently 1.00/10
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Note: 1.0/5 (1 vote)