10 années d'infos, de reportages, d'enquêtes, le tout en bande dessinée, ça se fête ! Baptiste Bouthier, rédacteur en chef adjoint de La Revue Dessinée, dresse un bilan de cette décennie et souligne toute l'importance du 9ème Art sur la transmission de l'actualité, notamment en direction des plus jeunes.
Quelles étaient vos rapports avec la bande dessinée avant d'intégrer la rédaction de La Revue Dessinée ?
Baptiste Bouthier : J’ai lu dans mon enfance, comme tout le monde, de la BD franco belge classique, les Tintin, les Spirou. Quand je suis devenu adulte, j’ai 36 ans aujourd’hui, il y a eu ce courant d'une BD réinventée, ce qu’on a appelé roman graphique même si c’est un nom-valise. Ce mouvement s'est développé et mon regard sur la bande dessinée s’est enrichi. J’ai commencé à lire plein d’autres choses très différentes de ce que je pouvais lire en étant gamin et ado. J'étais par ailleurs journaliste, j’ai travaillé huit ans à Libération. Je connaissais l’existence de La Revue Dessinée et de Topo mais je ne pensais pas du tout en faire mon métier un jour. C’est un peu par accident que j’ai commencé par écrire pour Topo. Pour Libération, j’ai couvert en 2016 les élections présidentielles américaines et me suis rendu sur place. Un an plus tard, Laurence Fredet, la rédactrice en chef de Topo, voulait faire un portrait de Trump, notamment comment il a pu devenir président des États-Unis, quel est son rapport aux fake news, aux vérités alternatives... J’ai donc réalisé ce premier sujet pour Topo. Ça s’est très bien passé et j’en ai fait d’autres. Puis, j’ai quitté Libération et je me suis intéressé au développement d’activité de La Revue Dessinée et j'ai appris l'ouverture d'un poste de Rédacteur en chef adjoint. Tout s'est passé naturellement, sans vraiment planifier. C'était une suite logique qui conciliait deux passions, mon métier de journaliste et la bande dessinée.
Est-ce le fait de s'adresser aux plus jeunes qui vous a aussi attiré en signant votre premier article pour Topo ?
B.B. : C’est clairement un vecteur intéressant. Dans La Revue Dessinée et dans Topo, même si les publics auxquels on s’adresse sont différents, il existe cette même ambition de proposer un médium et un format qui vont renouveler pour le lecteur la façon de s’informer. Il s'agit d'offrir une expérience journalistique différente, peut-être plus facile, plus intuitive et plus agréable. Au départ, le travail journalistique reste le même mais il y a ici une réflexion sur la façon de le restituer qui ne soit pas la même qu'il y a un siècle. La bande dessinée est un vecteur formidable et c’est d’autant plus vrai pour la jeunesse. Je trouve très intéressant qu’une revue comme Topo puisse parler à une tranche d’âge dans laquelle il n’est pas toujours facile de s’informer. Certains sont très à l’aise avec la lecture mais ont du mal à trouver le bon support pour être au courant de l'actualité. D'autres au contraire aiment moins lire et la bande dessinées peut être une façon de les y amener pour qu’ils aient moins l’impression de lire un bouquin. C’est quelque chose que l’on retrouve aussi chez les adultes et c’est pour ça qu’il y a autant d’ouvrages de vulgarisation en BD qui marchent. C’est aussi parce qu'ils permettent une approche qui a l’air plus simple même si le fond reste parfois complexe et difficile à appréhender. Il y a des BD qui ne sont pas toujours très claires, qui n’arrivent pas toujours à bien faire ce travail de vulgarisation. Nous aussi on ne fait pas toujours ça parfaitement. Ces ouvrages ont le mérite d’abattre quelques barrières mentales. C’est aussi vrai pour les adultes que pour les ados.
Au temps de l’information (et autres intox) sur les réseaux sociaux est-il plus compliqué d’attirer les ados ?
B.B. : C’est compliqué mais il y a aussi beaucoup d’adultes qui sont accros aux réseaux sociaux ! C’est sans doute plus facile de contrer ça quand les gens n’ont encore que 13-15 ans que lorsqu'ils en ont 40 ou 60 et qu’ils sont beaucoup plus sûrs de leur façon de s’informer et de leur regard sur le monde. L'adolescence est aussi un âge où on est en pleine formation et où l'on peut changer d’avis et de passion très vite. C’est donc un âge où il n’est pas trop tard pour se faire éventuellement infecter par les fake news mais aussi s’en débarrasser et se rendre compte que c’est n’importe quoi. Topo est là, modestement, pour aider à s’y retrouver, aider aussi les parents qui ne savent pas toujours comment parler de ça avec les gamins, surtout sur certains sujets comme la sexualité ou la musique. Beaucoup de parents lisent le Topo de leur enfant pour mieux comprendre ce qui plait tant à leur gamin dans tel ou tel artiste, tel ou tel influenceur et pour essayer de s’approprier leur culture avec laquelle ils ont parfois l’impression de ne rien comprendre.
Pour La Revue Dessinée, le communiqué de presse annonce 30.000 exemplaires à chaque numéro. Une majorité d'abonnés ou de lecteurs occasionnels ?
B.B. : On est à peu près à moitié abonnés et moitié ventes en librairie. Ce sont vraiment deux piliers fondamentaux pour nous. L’abonnement assure une forme de pérennité économique forte avec des gens qui sont fidèles, qui sont stables et qui donc nous financent. D'un autre côté, on a la chance de souvent être appréciés par les libraires, notamment dans les librairies indépendantes, qui nous défendent et qui nous mettent en valeur. C’est très important pour nous de continuer à être bien vendus en librairie car si demain tout le monde était abonné on perdrait beaucoup en visibilité dans les lieux de vente.
Existe-t-il un profil type du lecteur de La Revue Dessinée ?
B.B. : Nous n’avons pas d’enquête de lectorat mais entre les gens que l’on voit dans les salons et les festivals, les courriers de lecteurs que l’on peut recevoir et les courriers d’abonnés, je peux affirmer que le lectorat est très varié. Ce qui me frappe, venant de la presse traditionnelle, c’est que le lectorat est très peu parisien. Contrairement à une presse nationale, nos lecteurs viennent de vraiment partout en France et même souvent de communes assez reculées, de petites communes très peu peuplées, à la campagne, en péri-urbain. Je pense que ce phénomène a un rapport avec notre spécificité en tant qu’objet et en tant que système de circulation. Le libraire est mieux représenté en France aujourd'hui que le réseau de marchands de journaux. Ces derniers ferment un peu tous les uns après les autres alors que les libraires tiennent un peu mieux.
En termes d’équilibre économique, vous n’avez jamais cédé aux sirènes de la pub ?
B.B. : Non, ça fait partie de notre ADN. Nous sommes une revue d’information et d'enquêtes journalistiques en bande dessinée et nous avons une revue indépendante et sans publicité. Nous tenons vraiment à rester le plus possible fidèle à ces valeurs-là. C’est la garantie pour nous de garder notre indépendance éditoriale et d’être sûrs de toujours choisir les sujets que nous souhaitons.
Comment choisissez-vous les médias avec lesquels vous collaborez ?
B.B. : On le fait en fonction d’éventuelles proximités avec le travail journalistique de ces autres médias. Cela concerne principalement nos hors séries. Par exemple, le hors série que nous avons fait avec le média d’investigation Disclose sur les ventes d’armes à l’étranger portait sur un sujet que l’on trouvait pertinent mais difficile à traiter. On entend souvent des choses et on s’attarde rarement dessus. Nous avions le sentiment qu’il y avait une difficulté à imprimer cette information-là chez les citoyens et chez nos lecteurs. On s’est dit que faire un album consacré à ça avec un site compétent sur ces questions pouvait être une bonne façon de provoquer une prise de conscience. Parfois, nous avons d’autres discussions sur des sujets qui n'aboutissent pas. Ce n'est pas la question du choix du media partenaire mais le fait que le thème que nous voulons mettre dans le hors série n’est pas assez abouti et qu’il n’y a pas suffisamment d’enquête pour en faire un album de 160 pages. Choisir de réaliser un hors série est un investissement humain, en temps et en argent. Au delà de l’aspect journalistique, c’est aussi un risque « industriel ». On ne va pas faire un sujet pour ne pas le vendre, il faut trouver l’équilibre entre ce que l’on a envie de faire, ce que l’on trouve pertinent et ce qui va marcher.
À quoi ressemble un comité de rédaction chez vous ?
B.B. : C’est assez similaire à la presse classique. Le dernier mot revient à Amélie Mougey la rédactrice en chef et moi même qui suis son adjoint. C’est nous qui décidons in fine des sujets. La différence est sans doute que ça revient un peu moins souvent et qu'on a moins de sujets à choisir dans une année par rapport à un site en ligne qui va faire du hard news toute la journée. Comme on a moins de sujets à choisir, on peut être plus exigeants, on va prendre le temps parfois de retravailler des propositions qu’on a pu nous faire, en discutant avec la ou le journaliste qui nous aura fait cette proposition, en lui disant que c’est intéressant mais qu’on aimerait bien aussi aborder telle question ou tel aspect... Ce sont des débats qui peuvent être un peu plus longs qu’ailleurs parce qu’on a un peu plus le temps de le faire. Néanmoins, faire un trimestriel peut sembler facile mais, en réalité, faire 210 pages de bande dessinée tous les trois mois, c’est un sacré défi. L'adaptation du travail journalistique en bande dessinée est très exigeant. Cette création à deux, qui est vraiment très particulière, est notre singularité et demande une forte attention à toutes les étapes pour être sûrs qu’on propose quelque chose de qualité. Il y a beaucoup de phases d’accompagnement, de relecture, de vérification entre le moment où on lance le sujet et le moment où ça part à l’impression. La revue sort tous les trois mois mais un sujet qui sort dans la revue a été lancé quasiment un an plus tôt. On se retrouve non-stop dans une espèce de marathon qui ne s’arrête jamais. Dès qu’un numéro est terminé, il faut déjà basculer et commencer à réfléchir à ce qu’on va mettre dans un numéro qui ne sera même pas le suivant ni même celui d’après, mais celui d’encore après.
Depuis le début de La Revue Dessinée, vous avez fidélisé des dessinateurs. Comment se passe le recrutement des nouveaux ?
B.B. : C’est le travail de l’équipe qui s’occupe de la direction artistique et des conseils graphiques, des gens qui sont plutôt issus de l’univers de la bande dessinée et qui sont eux-mêmes scénaristes ou dessinateurs. J'ai aussi un regard et un avis graphique mais je n’ai pas la légitimité qui est la leur pour trancher. Le fait de savoir si telle dessinatrice ou dessinateur va pouvoir ou pas faire un sujet dans la revue, ce n’est pas moi qui prend ce genre de décision. On reçoit beaucoup de portfolios de dessinateurs et illustrateurs qui nous proposent leurs services et quelques personnes au sein des revues étudient tout ça. Quand quelqu'un leur tape dans l’œil, on lui propose tel ou tel sujet pour tâter le terrain et voir comment ça se passe notamment en termes de respect des délais et de travail en équipe. D'un autre côté, les gens de l’équipe artistique ou ceux qui ont fondé la revue « suivent » également des dessinateurs et remarquent que telle personne serait pas mal aussi et qu’il faudrait lui proposer un sujet. Il n’y a pas de règle immuable mais un genre de comité de conseils graphiques qui juge les travaux des uns et des autres pour savoir si ce sont des gens qui peuvent collaborer dans les revues. Dans La Revue Dessinée et dans Topo les identités graphiques sont différentes, il peut donc y avoir des auteurs que l’on va prendre plutôt pour l’une ou pour l’autre.
Le numéro des dix ans de La Revue Dessinée est accompagné d'un hors série qui s’appelle Vertige...
B.B. : C'est la première fois qu'on fait un album en cartonné. C'était assez évident pour ce hors série de parler d'écologie qui est un thème qui se trouve dans l’ADN de la revue depuis le premier numéro. Je pense que tous les numéros depuis le numéro un de La Revue Dessinée contiennent au moins un sujet qui parle d’écologie, d’environnement, d’agro-industrie... Quand on a fait le sommaire de Vertige, on avait l’embarras du choix pour savoir lesquels on allait sélectionner. Ce sont des sujets extrêmement importants et plusieurs succès en BD, comme Un Monde sans fin, ont montré qu'ils pouvaient trouver un large public. C’est aussi une façon d’inviter et d’élargir notre public. Aujourd'hui, nous avons un lectorat élevé et nous en sommes très contents mais beaucoup de gens que je rencontre en librairie ou en festival ne nous connaissent pas et nous découvrent sur place. La marge de progression des personnes susceptibles d’être intéressés par une revue comme la nôtre est très importante. Vertige peut être une façon comme une autre de rencontrer ces gens-là.
C’est aussi une façon de montrer comment les articles sur l’écologie ont évolué au cours des dix dernières années ?
B.B. : Nous n’avons pas forcément repris les plus vieux, on a repris ceux qui gardent une forme d’actualité encore aujourd’hui. C’est aussi une façon de montrer que les sujets ont pu évoluer depuis dix ans et que, hélas, les choses ne s’améliorent pas. Ce sont des questions dont on parlait déjà il y a dix, huit, ou six ans et sur lesquelles les choses évoluent très lentement. On dit souvent que la prise de conscience c’est maintenant, alors que ces sujets existent depuis longtemps. Il ne s'agit pas de faire les malins en montrant qu'on en parle depuis 10 ans mais de pointer du doigt le fait que ce travail est là et qu'on aborde ce sujet régulièrement. Peut-être que Vertige va apprendre plein de choses aux lecteurs ou qu'il va être offert à quelqu'un qui s’intéresse à ces sujets-là... C’est une façon d’apporter une pierre à l'édifice, de provoquer une forme de prise de conscience qui progresse dans la société et on essaye d’accompagner aussi ce mouvement-là.
Comment imaginez-vous La Revue Dessinée dans trois ou quatre ans ?
B.B. : Concernant l’objet, je ne pense pas qu’il y aura d’évolution. Le contenu évoluera forcément, il y aura des chroniques qui vont disparaitre et d’autres apparaître. Il y aura aussi de nouveaux sujets. Un lecteur nous a suggéré de faire des feuilletons. C’est quelque chose qui a déjà existé par le passé dans la revue et qu’on n’a pas trop refait depuis. Pourquoi pas s'y remettre... La revue est aussi un laboratoire, on teste des choses, des sujets, des formats, des dessinateurs aussi... En tous cas, on donne leur chance à des gens qui n’ont pas encore beaucoup travaillé, qui n’ont pas encore eu la chance de faire d’album, des jeunes auteurs de qualité qui, chez nous, vont pouvoir montrer de quoi ils sont capables. Nous sommes exigeants sur le fond et sur la forme. On fait un travail d’enquête en bande dessinée qui se veut de qualité mais qui laisse la place aussi à des expérimentations. Comme on le fait depuis maintenant trois ou quatre ans, je pense que nous allons continuer de multiplier les albums et les hors séries thématique. Il y a déjà quelques projets dans les cartons, des albums aussi, comme celui des auteurs des Algues vertes.
Personnellement, envisagez-vous un nouveau projet BD ?
C’est en projet mais mon poste à temps plein est chronophage et c’est compliqué de dégager du temps personnel pour avancer en parallèle sur ce genre de projet. Je n’ai pas vraiment d’horizon à donner mais oui, ce ne sera pas mon dernier c’est sûr, il y en aura d’autres.