Si la nécessité d'adapter le roman de Nicolas Beuglet en bande dessinée pouvait légitimement questionner, l'album réalisé par Makyo et Laval NG a effacé rapidement tous les doutes. Le Cri, c'est d'abord une ambiance à la fois glauque et poisseuse, magistralement mise en images, grâce notamment à une palette de couleurs immersive à souhait. C'est aussi un vrai travail de relecture réalisé, rendant la narration fluide et passionnante. La preuve, une fois la BD refermée, la première envie est de se (re) plonger dans l'oeuvre originale.
Quel a été votre premier contact avec le roman ?
Makyo : En tant qu'amateur de romans policiers, j'avais déjà lu le roman. Quand je l'ai découvert, ça a été été un choc car il sort vraiment de l'ordinaire. C'est Elisabeth Haroche, qui était chez Delcourt et que je connaissais depuis longtemps, qui m'a dit « tu n'aurais pas envie d’adapter un roman policier qui s’appelle Le Cri ? » et c'était incroyable parce que je venais de le lire ! J'étais partant, bien évidemment. Je l’ai donc lu à nouveau et j’ai commencé à travailler dessus.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce roman, en dehors du fait que ce soit un polar ?
M. : La mécanique narrative est impeccable. C’est un crescendo, avec des personnages puissants et construits. J’aime bien aussi le fait d’avoir une héroïne qui mène la danse. Ensuite, il y a tout le fondement scientifique. Quand j'ai rencontré Nicolas Beuglet, il m’a dit qu’il lisait peu de romans policiers mais beaucoup de revues scientifiques. On est souvent un peu déçus dans des intrigues policières par la résolution finale. Pour Le Cri, la fin est au-delà de nos attentes.
Laval, connaissiez-vous le roman ?
Laval NG : Non, je ne le connaissais pas. Je n’ai lu que le scénario et j’aurais presque pu confondre avec un texte original de Makyo tant les thèmes abordés sont habituels pour lui.
M. : Le roman de Nicolas Beuglet est plus élaboré quand-même, il est plus fort que moi. Il y a même un libraire qui a dit « Makyo, c’est bon, mais là il a vraiment fait quelque chose de mieux que d’habitude. », je ne sais pas si c’est un compliment finalement.
L. NG : Ces thèmes, tu les as déjà abordés. Il y a par exemple le huis clos, le suspense, le symbolisme... Tout dans le scénario m’intéressait.
M. : Et c’est important quand le dessinateur est intéressé par l’histoire. Quand je fais un scénario, je suis pleinement conscient que mon premier lecteur, et le premier qui doit être intéressé et passionné par l’histoire, c’est le dessinateur, car lui va vivre pendant un an avec ce projet.
Est-ce plus facile de travailler avec quelqu'un que l’on connaît ?
L. NG : Oui, car il est vrai que je n’écris pas beaucoup et qu'on ne communique pas tout le temps. Dès que j’ai une question, j’essaye de la résoudre par moi-même. Savoir que l’auteur me fait confiance me permet d’entrer dans les personnages, dans l’histoire, avec une certaine liberté. J’arrive ainsi à m’exprimer, comme s’il me donnait une toile où je puisse donner libre cours à mon imagination.
M. : Je lui fais plus que confiance. Je considère que c’est un petit génie en dessin, je n’ai donc aucun problème.
Comment s’est déroulé le travail d’adaptation ?
M. : D’aucuns pourraient penser que c’est facile puisque tout est déjà dans l’histoire. C’est au contraire vraiment compliqué parce qu’il faut dégraisser. J’ai relu le roman plusieurs fois, en prenant des notes, en essayant de commencer à trouver l’ossature. Il y a déjà une dramaturgie qui est très claire par rapport à l’action que l'on doit garder. Après, il faut ponctionner dans le roman toutes les explications qui sont nécessaires à la comprendre. Il faut dénaturer le roman le moins possible. Il faut faire des choix et, finalement, j’ai carrément enlevé le dernier quart de l’histoire. À ce sujet, j'étais un peu contracté quand j’ai rencontré Nicolas la première fois, chez Moïse Kissous l’éditeur. Je ne les connaissais ni l’un ni l’autre et la première question de Moïse pour Nicolas a été « est-ce que le scénario vous convient ? ». Il a dit oui et, étant lui même scénariste, a compris qu’il fallait forcément adapter. J’ai pris soin de garder l’intégrité des personnages, des dialogues... C’est un travail difficile.
Il y a très peu de récitatifs, l'histoire étant compréhensible quasi-exclusivement avec les dialogues...
M. : L’histoire s’y prêtait. Récemment, j’ai adapté un projet qui n’est pas encore paru et qui s’appelle Les Passeurs de livres de Daraya (de Delphine Minoui, NDLR). Là, la journaliste est souvent seule. Il faut éviter le plus possible les hors-textes explicatifs mais quand ce n'est pas possible, il faut trouver un moyen de les faire passer. L’adaptation, ce sont toujours des mécaniques assez difficiles à mettre en scène par rapport à la bande dessinée.
Dans ce récit, les ambiances sont très différentes suivant les lieux et les époques. Un vrai terrain de jeu pour un dessinateur ?
L. NG : Oui, c’est toujours très intéressant de dessiner différents lieux. En tant que lecteur, j’aime bien avoir de beaux paysages et savoir situer précisément où se trouvent les personnages. Quand je pense aux ambiances, qu'elles soient chaudes ou froides, je me mets toujours dans leur peau. Je connecte les scènes d'environnement et les lieux que je vais dessiner avec eux. Quand on regarde une planche et qu’on voit ces couleurs-là, c’est parce que ce sont eux qui le ressentent ainsi.
Avez-vous travaillé sur de la documentation pour les lieux qui existent vraiment comme l’hôpital de Gaustad ou est-ce que la description du scénario suffisait ?
L. NG : Quand il s’agit d’un lieu couvert par Google Map, j’aime bien en faire le tour. J'essaie de trouver un visuel plus intéressant que ce qu’on voit sur les images. Je regarde, je tourne, j'observe même le type de patients qui y va. J’essaye de vivre à travers la BD. Parfois, il y a des scènes qui sont très dures et je prends alors une ou deux semaines avant de pouvoir les dessiner. Comme je les ai déjà imaginées et que j’essaye de vivre ce moment, il faut aussi que j’en ressorte. Il y a des moments de cruauté.
M. : Ah c’est pour ça que tu étais en retard alors ? (Rires)
L. NG : J’essaye de faire vivre au lecteur ce que j’ai vécu.
M. : C’est ce que je disais… C’est un petit génie en bande dessinée…
C’est une curiosité d’avoir une héroïne d'apparence aussi antipathique…
M. : Elle n’est pas antipathique pour le lecteur parce qu’au contraire, elle apparait très forte. Il y a au début quelque chose que j’ai enlevé mais qui existe dans le roman : elle vient de subir une rupture et elle est donc en situation difficile. On montre qu’elle a une fragilité tout en étant forte. C’est une guerrière, elle ne dit pas bonjour aux gens parce qu’elle se méfie, elle ne serre pas la main parce qu’elle ne veut pas entrer en empathie pendant l’enquête... Je ne pense pas que ce soit perçu comme quelque chose d’antipathique mais comme quelque chose d'un peu surprenant au début. Je suis assez fasciné en général par la mécanique d’identification au héros. C’est très subtil et on ne s’en rend pas forcément compte mais c’est ce qui fait fonctionner notre rapport à l’histoire. Ce qui fonctionne, c’est le système de valeurs du héros. Là, en l’occurrence, ce ne sont pas des valeurs habituelles. Elle se présente comme une personnalité atypique mais, en y réfléchissant bien, on aurait envie nous aussi parfois de ne pas serrer la main à des gens, d’être prudents face à certaines personnes alors qu’on est, surtout moi, trop volatiles. Elle apparait de fait plutôt comme un modèle de réserve et non pas comme quelque chose d’antipathique. J’ai bien aimé ce personnage dès le début. J’ai bien signalé dans le scénario qu’elle a un regard un peu froid, un peu glacial mais, au bout du compte, on découvre que c’est une personnalité extraordinaire, courageuse, guerrière et affectueuse. La ligne de construction de ce personnage est vraiment fabuleuse.
Sa couleur de cheveux provient-elle du roman ou d'une astuce graphique ?
M. : Elle est rousse dans le roman, ce qui en fait encore une fois un personnage différent car on dit toujours que les roux sont différents. En Irlande, il y a une journée de rassemblement mondial de tous les roux (l’Irish Redhead Convention, NDLR). Je n’en ai pas connu assez pour savoir s’ils ont des particularités psychologiques mais, en tous cas, ça lui donne une couleur, dans tous les registres du terme, un peu différente. Pour le dessinateur, c'était marrant à faire.
L. NG : J'ai un peu exagéré le roux mais pour le coté graphique.
M. : On le voit bien sur la couverture.
L. NG : Le rouge indique aussi un peu le caractère de la personne.
M. : Une couleur tonique finalement.
Les autres personnages étaient-ils suffisamment décrits graphiquement dans le roman ?
L. NG : Excepté pour Sarah, pas vraiment. Pour Lazar, je me suis inspiré d'une photo de Moebius (rires). Au départ, ce n’était pas un truc que je voulais faire mais en cherchant, en travaillant le caractère, je me suis dit « mon Dieu, quel regard » et c’est là que ce regard m’a inspiré.
M. : Cela me rappelle une conférence où il y avait Manara et il expliquait qu’il avait rencontré Hugo Pratt qui lui avait dit « je ne dessine pas des yeux, je dessine des regards ». C’est une remarque très intéressante finalement. Quand on est dessinateur, il y a énormément de choses à appréhender : la composition de l’image, le mouvement, l’anatomie... Et parfois, je vois des dessinateurs qui oublient de se concentrer sur les regards alors que c'est essentiel pour faire vivre un personnage.
L. NG : Pour Christopher, ça a été un peu difficile car il est journaliste, il a été en guerre alors que dans le récit il est professeur à La Sorbonne. Le personnage est donc différent graphiquement au début et à la fin du récit. Voilà pourquoi il est mieux coiffé au départ alors que ce n’est pas ce que je voulais vraiment.
Est-ce facile de représenter la folie ?
L. NG : C’est amusant graphiquement parce qu’on peut mettre plus de traits et plus d’émotions mais je trouve que c’est néanmoins très difficile. Comme j’essaye de vivre les personnages, ça m’a rappelé quelques mauvais souvenirs que je vais devoir ressortir dans le dessin. Je me rends compte aussi que faire de la BD avec Makyo, c’est presque vivre une aventure.
M. : C’est une épreuve (rires).
L. NG : C’est une épreuve, oui, parce qu’on passe par des moments très cruels.
M. : Dans toutes mes histoires, surtout avec toi.
L. NG : Oui, mais heureusement que ça se termine bien ! Et là, quand on a terminé le dessin, on apprécie la vie !
M. : On se dit « je m’en suis sorti ! », comme le héros. (Rires)
La réalisation de la couverture a-t-elle, elle aussi, été une épreuve ?
L. NG : J’avais fait plusieurs propositions.
M. : On a fini par faire un mix de certaines idées qu’il avait proposées. Elle est apparue assez rapidement quand-même.
Nicolas Beuglet a-t-il eu l’occasion de lire la BD une fois terminée ?
M. : Il a envoyé un message à Laval. Il a dit « le scénario est bon mais le dessin pas terrible » c’est ça ? (Rires)
L. NG : Je crois qu’il était très ravi de cette interprétation. J’ai oublié son mail mais je crois même qu’il a utilisé le mot « chef-d’oeuvre » !
M. : Mais non ! C’est vrai ?
L. NG : Oui !
M. : Génial !
D'autres projets ensemble ?
M. : J’ai pas mal de choses l’année prochaine, notamment aux éditions Delcourt. On va faire une série d’histoires qui s’appelle Les Mal-aimés de l’Histoire : il y aura Robespierre, Marie-Antoinette, Louis XI, Charles VII... J’ai aussi un western avec Sicomoro.
Que pensez-vous du renouveau du western et de la BD de genre en général ?
M. : Honnêtement ça me surprend parce que je ne suis pas fan du western en réalité. Je travaille beaucoup avec des Italiens et pour une raison que je ne m’explique pas, ils sont tous fascinés par le western. Je ne tenais pas plus que ça à en faire un et c’est Sicomoro qui me l’a demandé. Pour moi, le western est un tissu d’aventures comme un autre : c’est le héros qui va combattre une adversité et qui va gagner à la fin. Les Italiens adorent ça et, apparemment, il y a effectivement un renouveau, ce sont peut-être des courants ou des cycles.
L. NG : Je ne veux pas me mettre les Italiens à dos mais, dans le western, il y a un peu cette image du macho, c’est l’homme qui incarne tout.
M. : Il y a eu des tentatives pour faire des héroïnes mais ça marche moins bien dans le western effectivement, mais je te laisse la paternité de l’idée avec les Italiens. (Rires).
Laval, avez-vous d’autres projets ?
L. NG : J’ai fait quelques essais mais je suis en attente.
M; : On va peut-être faire ensemble cette adaptation pour les Arènes dont je vous parlais plus tôt, Les Passeurs de livres de Daraya. A priori c’est Laval qui devrait le dessiner.
L. NG : Croisons les doigts !