"Soupe primitive, légende colorée (à défaut d’être dorée), quête initiatique, fable politique, anthropologie et expérimentations formelles à gogo…", Antoine Perroud résume toute la complexité des Pigments Sauvages, l'OVNI imaginé par Alex Chauvel paru chez The Hoochie Coochie. Lecture exigeante mais passionnante, l'album a su conquérir le cœur des chroniqueurs qui lui ont décerné le Prix 2022 dans le cadre des BDGest'Arts.
Pouvez-vous pitcher rapidement votre histoire ?
Alex Chauvel : Si je devais le pitcher je dirais que c’est un récit qui prend place après l’effondrement d’un empire microscopique. Des survivants s’affrontent pour décider du mode de vie qu’ils désireront adopter sachant qu’il n’y a pas vraiment de frontière entre le politique et le biologique. C’est à dire que chaque choix qu’ils vont faire aura un impact sur leur physique, leur biologie. Inversement, leur condition biologique peut influencer les choses.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser l'album ?
A. C. : J’avais commencé une BD fin 2017 et il y avait un truc qui ne marchait pas. Comme j’improvise, il peut m’arriver de rater, alors il faut reprendre. Dans les faits, il y a quelque chose qui se stratifie et j'en étais à ma quatrième version, sachant que les trois premières ont assez peu de lien avec celle-ci, si ce n'est des liens thématiques. Les différentes versions ont à chaque fois amené des choses nouvelles, des choses qui vont être utilisées plus tard dans Les Pigments sauvages. Il y a en fait deux points de départ la première version qui date de fin 2017 et celui de la première page des Pigments sauvages que j’ai dessinée en début de confinement.
Aviez-vous un thème précis que souhaitiez évoquer ou était-ce plutôt un mélange d'idées ?
A. C. : J'ai quelques marottes, quelques thèmes qui m’intéressent énormément et je lis volontiers des livres pour me rencarder là-dessus. J’aime la microbiologie, j’aime l’étude de la préhistoire, la protohistoire, à partir du néolithique entre autres. L’anthropologie m’intéresse beaucoup aussi. Je pense que tout est lié à la question des origines que ce soit celle d'un individu ou de son environnement direct, que ce soit sa famille, son travail… Il y a donc des choses biologiques, des choses politiques, économiques. En revanche, je n’y connais rien en économie. Tout ce qui m’intéresse c’est le socle, d'essayer de voir comment le mettre en question, comment l’historiciser. Je n’ai pas la prétention de faire ça, je ne suis pas Foucault, mais c’est juste que ce sont des choses qui m’intéressent de lire. En ce qui me concerne, je ne trouve pas ça du tout rébarbatif de lire des livres d’anthropologie, surtout si c’est bien écrit. Je pense que c’est aussi lié à ma méthode de travail. Comme je suis assez cérébral, j’aime faire des trucs hyper structurés mais je sais que ça peut tuer le récit. Je m’intéresse beaucoup à la vie et notamment à la microbiologie, et donc il y a ce combat interne et permanent entre le besoin de structurer énormément et le besoin d’avoir de la vie. Les deux vont se combattre et ça, je l’ai compris en faisant Les Pigments sauvages. J’ai même compris ce qu’était Todd (ndlr : livre d'Alex Chauvel paru en 2017 aux éditions The Hoochie Coochie) parce que je comprends a postériori comment je travaille. Ce sont deux pôles de combat et je les redistribue à chaque fois, le livre est le fruit d'une expérience.
Le parcours des principaux personnages au début, un trombinoscope à la fin… Il était important de ne pas perdre le lecteur en cours de route ?
A. C. : Petite parenthèse un peu marrante : en réalité, c’est l’imprimeur qui s’est trompé. Normalement, le trombinoscope aurait dû être au début et la carte à la fin. Ce n’était pas une erreur suffisante pour refuser la livraison, surtout dans cette période d’augmentation du prix du papier. Je pense que ça aurait été un tout petit peu plus simple si le trombinoscope avait été au début. Ce qui est intéressant, c’est que cette erreur est « regrettable » du point de vue de la compréhension du livre mais ce qui est intéressant, c’est que dans Todd, le trombinoscope arrive aussi à la fin du livre. C’est donc une erreur qui arrive quand même à créer quelque chose : un rapport entre les deux livres.
L'effondrement n'est-il pas finalement un super terrain de jeu pour un scénariste, celui d’imaginer un monde où tout est possible ?
A. C. : Si, forcément. Je suis né en 1986, je suis de la génération qui a grandi avec la fin du bloc soviétique. Je n’ai pas de souvenir du mur de Berlin, j’avais trois ans. Il y a un historien américain, Francis Fukuyama, qui avait prédit la fin de l’Histoire et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’est bien planté. On annonce toujours la fin, l’eschatologie, puis la fin du monde n’arrive jamais et il y a toujours quelque chose de différent derrière. Il faut avouer qu’en ce moment, avec la crise climatique, on est peut-être un degré au dessus. La destruction de tout pour reconstruire quelque chose derrière, je pense que de toute façon c’est le fondement même de la narration, la régénération du monde… C’est le truc épique par excellence, moi ça me parle beaucoup ce genre d’histoire.
Il y a finalement des thèmes très actuels dans cette œuvre. Outre la théorie de l'effondrement, on y parle de prédétermination voire d'eugénisme…
A. C. : Ce sont effectivement les classes dirigeantes qui décident de la composition de leur peuple. Sur la question de l’effondrement, je n’ai pas voulu faire une métaphore de notre civilisation. Ce sont des thématiques qui sont très présentes actuellement, surtout depuis la pandémie. On a fait le lien entre la déforestation et la mise en contact avec des espèces sauvages porteuses de virus contre lesquels nous ne sommes potentiellement pas armés. Je ne me suis pas dit « tiens je vais faire une histoire sur l’effondrement de notre société ». Je viens de voir un trailer pour un film, Vesper, dans lequel il y a des riches qui sont dans des cités fermées et des pauvres avec qui ils n’ont pas partagé les richesses… Nous sommes tous des éponges et, forcément, il y a un moment où nous sommes rattrapés par ce que nous vivons et vu qu’il ne se passe pas un jour sans que l’on parle de ça, c’est difficile d’y échapper. Concernant la composition du peuple par les pigments, j’ai un peu oublié comment j’ai travaillé parce que ça a été fait en plusieurs étapes. Je pense qu’à l’origine ce sont de pures questions très terre à terre, très pragmatiques, de différenciation des personnages. Déjà j’ai un iPad donc je voulais travailler en couleur. J’ai dessiné sur papier mais j’ai fait les couleurs sur tablette pour cette histoire. Je suis parti de cette forme du rectangle qui structure tous les personnages. Les Lémures sont tous des rectangles et ils ont plusieurs formes mais pour vraiment être sûr de les différencier je pense que la forme ne suffisait pas, il fallait qu’il y ait un peu de couleur donc j’ai aussi trouvé assez vite l’histoire des castes. Petit à petit, la mythologie s’est mise en place et est devenue un enjeu, mais il y a plein de choses qui n’étaient pas prévues à l’origine. Cette histoire de pigments est arrivée naturellement. Il y a plein de retournements de situation qui n’étaient pas prévus, mais comme j’avais déjà Todd le géant dans les pattes je me suis fait confiance, je savais que je pouvais improviser. J’ai créé des genres de mystères comme ça et ensuite j’ai essayé de trouver une explication. J’ai fait toute une série de carrés et de rectangles pour les Lémures, j’en ai tout un carnet, et de temps en temps, il y en avait un qui avait la bonne forme, qui avait le charisme graphique pour être utilisé dans une histoire. On voit que Pyrite est bagarreur, Topaze est courbé, il subit, et Corail est tout petit donc forcément il faut qu’il prenne sa place. Il y a des personnalités qui arrivent comme ça. Le but de l’expérience de la narration, c’est d’aller à leur rencontre, de comprendre qui sont ces personnages. Ils sont là, ils ont leur personnalité, on les rencontre au début de l’histoire et petit à petit on va suivre leurs aventures, on va apprendre qui ils sont jusqu’au dernier chapitre où c'était la fin de l’histoire et où je les connaissais suffisamment pour me permettre d’avoir une double temporalité avec des flashbacks, des zones bleues. J’avais eu mes idées et on pouvait clore le récit. Le véritable enjeu était de rencontrer mes propres personnages.
Cette fin, l’avez-vous toujours imaginée ainsi ?
A. C. : J’ai tout modifié en cours de route. Dans chaque oeuvre, il existe une résonance entre sa conception et son sujet. Sur Les Pigments sauvages j’ai décidé d’abord de ses sept grands chapitres avec chacun leur forme qui s’adapte à ce que ça raconte. C’est l’héritage Polystyrène (ndlr : maison d'édition co-fondée par Alex Chauvel), j’aime bien travailler la forme, utiliser la bande dessinée sans tomber dans quelque chose de conventionnel. Avec mon dessin assez simple, je peux me permettre de faire ce genre de choses. J’ai des copains et copines qui ont des dessins un peu plus réalistes, chacun a ses possibilités et ses limites. Je me suis donc amusé à faire ces chapitres qui sont signifiants en terme de dispositifs mais c'était quand-même un peu aride. J'ai alors demandé à Gauthier, mon éditeur, ce qu'il en pensait. Il a fallu passer d’un récit compliqué à un récit complexe, ce n’est pas la même chose. Outre le fait qu’il a fallu rajouter quelques pages dans les chapitres pour fluidifier certaines choses où j’allais un peu vite, on a eu l’idée de rajouter ces inter-scènes dont les personnages bleus, les anonymes qui viennent donner une direction au récit. Le tournant qui est pris par ces anonymes lors de ces inter-scènes est quelque chose qu’à la base je n’avais pas du tout prévu. Assez vite s’est imposée la possibilité qu’on voit ce qu’il se passe très longtemps après. À partir du moment où j’avais cette idée de fin, j’ai pu faire les inter-scènes et tout intercaler. Le récit a eu tout de suite un autre aspect. Tout ces gros chapitres étaient vraiment mis en perspective vers cette fin que je n’ai pas vu arriver en démarrant mon récit. J'espère que les lecteurs et lectrices ne l’ont pas vu arriver non plus.
On se laisse facilement happer par la composition de l’album et la fin surprend…
A. C. : Tout ça tient aussi parce qu’il y a ces inter-scènes. Ce sont des pages extrêmement simples, des gaufriers de huit cases sans grand changement de format. C'était important parce qu’il fallait qu’il y ait ce contrepoint visuel et narratif qui permette de calmer le jeu. C’est quelque chose que j’ai appris en faisant Les Quatre détours de Song Jiang de Guillaume Trouillard. Il y avait ce grand rouleau sur lequel on était partis et, en me nourrissant de culture chinoise, j'ai composé avec les traits gras, les traits continus, discontinus, plus fins… C’est là que j’ai compris l’importance de ces contrepoints narratifs. Des choses qui en terme de structure de récit se justifient presque par leur simple forme changent le centre de gravité de tout le bouquin. Ce ne sont pas les pages les plus intéressantes visuellement ni les plus prenantes mais, pourtant, sans elles tout s’effondrerait. Elles sont là pour mettre du lien entre chaque chapitre puis se prolongent et font un peu fil conducteur. Je pense que ce sont elles qui portent tout le récit.
Les personnages du livre sont asexués. Pourtant, avec Naïa, la reproduction est un thème très présent…
A. C. : Je me garderais bien de dire que Naïa est ceci ou cela mais il est vrai que c’est un peu comme nous disions plus tôt sur le climat, ce sont des choses qui sont très présentes. Le livre des Pigments sauvages n’arrive pas n’importe quand, il arrive après MeToo et au moment où j’ai moi-même deux enfants. Il se trouve que je n’ai pas le meilleur rapport du monde avec mon père mais il est devenu père vers trente ans, il a eu deux fils qui ont à peu près quatre ans d’écart. Il m’est arrivé la même chose, c’est comme si la scène se rejouait. C’est la même expérience mais dans des conditions différentes. J’ai aussi eu des fils et, en biologie, tu différencies les mâles des femelles en fonction de la taille des gamètes, ça veut dire que par définition les gamètes mâles qui sont plus petits sont un peu tout pourris. Par définition, les mâles sont des parasites. Je pense que ce n’est pas qu’une histoire de MeToo. Je ne m’en rendais pas compte avant, du simple fait de ce que ça voulait dire de marcher dans la rue quand on est une femme. C’est vrai qu’on vit dans un monde sacrément violent. Il y a aussi la prise de conscience, que toi-même, que tu le veuilles ou non, tu as été un relais ou quelque chose de passif. Je repense à deux ou trois scènes où je me dis qu'aujourd'hui je réagirais différemment si j'étais témoin des mêmes choses. C’est pas forcément super violent mais ce sont des trucs lourds. Après, je n’ai pas envie de dire que c’est un récit qui se positionne très clairement sur certains sujets parce que ce n’est pas vrai. C’est juste une histoire épique avec des bastons. Je pense que les histoires sont amenées à changer. J’ai relu L’Iliade il n’y a pas très longtemps, je l’avais lue une fois avant MeToo et je l’ai relue une fois après, ce n’est pas la même lecture. Je suis en train de travailler sur Conan le Cimmérien et c’est pareil, il y a des choses que je ne voyais pas avant et que je vois maintenant. Ça devient pénible à lire, un peu comme Tintin au Congo, pour d’autres raisons.
Conan n'est pas connu pour être un féministe accompli…
A. C. : Non, et même quand il y a des défenseurs qui parlent du personnage de Valéria qui est nouvelle et qui sait se défendre, ça ne marche pas parce que c’est une vision idéalisée d’une femme. En réalité, ce sont des valeurs de mec dans un corps de femme. Qu’est-ce que ça veut dire un personnage féminin très fort ? Je pense à Ripley dans Alien qui survit beaucoup mieux. Donc voilà, pour Conan, ça ne tient pas ou en tous cas difficilement, il va falloir étudier ça pour avancer sur cette BD. Il y a des choses qui sont un peu plus pénibles à lire, moi-même en tant que lecteur. Je vois des gens qui disent que les wokes sont eux-mêmes pénibles mais je trouve qu'au contraire ils ont raison, je n’ai plus envie de lire des histoires à l’ancienne, ça ne m’intéresse plus. J’ai envie de lire des histoires différentes, des histoires qui parlent autrement. Je pense qu’il y a toute une génération de jeunes autrices qui sont en train de faire plein de trucs super intéressants avec leur point de vue féminin donc je regarde ça avec évidemment beaucoup d’intérêt. Pour Les Pigments sauvages, ce n’était pas le but de faire un récit féministe car il y a déjà tout un débat de « est-ce qu’un homme peut être féministe ? » et ce n’est pas à moi de trancher.
Est-ce que la mémoire et la transmission, très présentes dans votre album, sont aussi des choses qui vous intéressent particulièrement ?
A. C. : Oui, beaucoup : l’épigénétique qui se transmet d’une génération à l’autre sans passer par l’ADN et comment ça se transmet. Je crois qu’ils avaient fait des études sur des nématodes ou des vers plats, des plathelminthes, ils leur coupaient la tête parce qu’elle repousse alors il s’en fichent et ils regardaient jusqu’à quelle génération il y avait encore l’influence d’une mémoire. C’est passionnant.
Pour quelle raison avez-vous choisi de travailler sur papier pour cet album ?
A. C. : C’est lié à l’improvisation. Quand on se met dans un contexte comme celui-ci dans lequel on veut improviser, qu'on va constamment à la rencontre de l'inconnu, je pense qu’il faut que ça s’accompagne d’une mise en danger physique. Quand on est sur sa feuille de papier on peut foirer n’importe quel trait, on peut corriger au tipp-ex, mais c’est fatigant. Ça met en condition. Quand on dessine sur iPad, c’est complètement différent, j’ai beaucoup moins mal à l’épaule et au dos parce que je suis beaucoup moins crispé. C’est confortable mais parfois trop. Je suis en train de réaliser un récit numérique, quelque chose dont vous êtes le héros, où l’unité de base n’est pas la page mais l’écran, où je n’ai aucune contrainte. Là, je peux travailler à un rythme où je n’ai jamais travaillé avant. Sur un récit comme Les Pigments sauvages j’avais besoin de me mettre en danger je pense. J’avais besoin de cet état de fébrilité.
C’est cette mise en danger qui permet à l’histoire de prendre certains virages imprévus ?
A. C. : Je n’ai pas d’exemple précis en tête mais je pense que oui. C’est lié au type de concentration. Ça oblige à se mettre dans un espace vraiment particulier dans sa tête et je pense que c’est un espace qui favorise ce genre de bifurcation effectivement.
Vous disiez précédemment que votre relation avec l'éditeur a été essentielle…
A. C. : Il y a eu un dialogue extrêmement poussé avec Gautier. Il dit qu’il a été interventionniste parce que je l’ai laissé faire. Personnellement, je ne trouve pas du tout qu’il ait été intrusif. Avec la façon que j’ai de travailler, c’est possible que je me perde ou que je ne sache pas très bien où je mets les pieds parfois. J’ai besoin d’avoir des gardes fou. Quand on a plein d’idées qui se télescopent, ça peut partir dans tous les sens, il faut essayer de maitriser la bête et on a besoin d’avoir quelqu'un au bout du fil qui nous calme. J'étais assez demandeur de ça. Et puis moi, je suis un peu à l’ancienne, c’est un peu de la mécanique, j’aime bien ce jeu d’échanges. Là, je suis en train de bosser avec un copain pour Dargaud, j’écris un scénario de science fiction pour un ami qui est un ancien fondateur de Polystyrène, Ludovic Rio. (Les Murailles invisibles tome 1, NDLR) Il adore le cinéma de genre et il a un dessin qui est beaucoup plus réaliste et cinématographique que moi, il est super fort pour la mise en page, pour les compositions d’images. C’est une espèce de néo-classissisme qui n’est pas du tout académique et qui est a l’opposé de ce que je fais en dessin et c’est tant mieux ! J’aime beaucoup avoir des conversations avec Ludovic et l’éditeur sur certaines choses qui ne marchent pas et on prend la pièce défectueuse pour réarranger le récit. C’est peut-être un peu moins vrai pour Les Pigments sauvages parce qu’il y a plus un coté bande dessinée artistique, un univers en soi. Mais à la fin, il y a quand-même un truc de mécanique du récit et je n’ai pas la prétention d’être la personne qui comprend le mieux mes bouquins, ni d’avoir la science infuse non plus. Il y a plusieurs points de vue qui sont tout aussi valables, surtout en étant dans l’improvisation, je n’ai parfois l’impression de n’être qu’une main. C'était encore plus vrai sur Todd. Todd est sorti comme ça, il y a un moment où je n’avais plus aucune prise sur le récit, mais les choses se calaient de manière hyper heureuse. Pour Les Pigments sauvages, il y a l’apport de Gautier qui est massif et il y a aussi l’apport de ma compagne, Charlotte, qui est graphiste et qui a eu son mot à dire, notamment sur la couverture.
Comment l'a-t-elle imaginée ?
A. C. : On cherchait des idées et elle m’a demandé pourquoi je n’utiliserais pas le personnage de Naïa. Comme elle est graphiste, elle a dit que ça marcherait bien. Charlotte comme Gautier arrivent à m’aiguiller, à me faire voir les bonnes idées aussi, c’est tout aussi important. Gautier a lu le bouquin, il me faisait des retours de temps en temps sur les chapitres ou autres. Il me disait qu’à tel moment ça allait trop vite, à d’autres il fallait que je fluidifie donc j’ai fait des inter-scènes. Ce qui est marrant, c’est que souvent nous étions d’accord avant même d’en parler. En engageant la conversation, on était d’accord parce qu’on avait eu les mêmes réflexions. Si on avait le même ressenti, c’est qu’en réalité c’est ça qu’il fallait faire, c'était une validation constante. Sur la couverture, c'était moins le cas, mais c’est là où Charlotte a pris le relais. Gautier avait une autre idée. Il a aussi lu des bouquins que j’avais lu parce qu’il voulait comprendre quel était mon arrière plan intellectuel. Je pense que les meilleurs auteur et autrices, éditeurs et éditrices de bande dessinée ne lisent pas que de la bande dessinée. Il a trouvé le titre et ça a changé mon travail, cette histoire de pigment était déjà présente dans l’histoire et elle est devenue encore plus importante à partir du moment où le titre a été trouvé. Par exemple, au début, le vieux de la forêt était juste une patate un peu moche et à partir du moment où je me suis dit qu’on remontait à la source des pigments, je lui ai rajouté ces espèces de motifs. Les pigments, c’est le marqueur culturel qui a accompagné la révolution biologique. C’est du dialogue pur.
Quand Gautier a trouvé le titre, savait-il déjà que vous étiez fan du livre de Lévi-Strauss ?
A. C. : Il savait que je lisais de l’anthropologie et on avait parlé de Lévi-Strauss. En lisant la BD au fur et à mesure, il m’a dit qu’il y avait quelque chose d’anthropologique et qu’il fallait que ça ressorte. C’est un truc qui n’était pas si clair que ça pour moi. Je savais que je lisais volontiers de l’anthropologie, je savais aussi que j'étais auteur de BD est pas anthropologue. Ce titre a été choisi au milieu d’une liste de titres et c'était celui qui marchait le mieux. D’une part, La Pensée sauvage n’est pas le livre de Lévi-Strauss qui m’a le plus influencé dans tous ses livres que j’ai pu lire, et d’autre part ce n’est pas le livre d’anthropologie qui m’a la plus marqué. Par exemple, c’est plus Pierre Clastres qui m'a nourri pour ce livre-là. Comme toujours, ça stratifie et on décide de prendre ce titre-là parce qu’il marche bien et qu’il est très beau. Un anthropologue me dirait certainement qu’il ne voit pas du tout le lien avec La Pensée sauvage et je lui répondrais volontiers que c’est complètement vrai, il n’y a aucun lien direct. À la fin, il m’a fabriqué une fonte, j’ai fait des lettres dans de petites cases et on a créé une police. J'ai enlevé tous les textes que j’avais faits à la main et je les ai remplacés par le texte que j’ai tapé, ce qui m’a permis de retoucher des phrases, de changer un terme, de fluidifier encore. C’est un peu comme quand on dit pour un film qu’il a été écrit trois fois : au moment du scénario, du tournage et du montage. Là c’est un peu pareil, le livre a été écrit plusieurs fois et la dernière, ça a été de retaper le texte. Ça m’a donné l’occasion de relire le livre d’une traite et de me dire que j’allais vraiment quelque part car j’avais toujours un peu la tête dans le guidon. Jusqu’à un mois avant la sortie, j'étais très dubitatif, je ne comprenais pas ce que j’avais fait comme livre. Gautier avait l’air de savoir mais pas moi.
La multitude des thèmes abordés et les strates qui composent le livre donnent envie d'y revenir régulièrement…
A. C. : C’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire. Pendant que je bossais sur Les Pigments, je me suis mis à lire Tolstoï et Dostoïevski et ça m’a un peu rassuré. Je me dis que nous sommes dans un monde où l’on est sur-sollicités, il y a tout le temps de nouveaux livres, de nouveaux films et j’ai l’impression que parce que tous les jours tu as un super truc qui sort, je me suis demandé si on pouvait encore apprécier des choses plus anciennes. Il y a des choses très denses qui restent encore après cent-cinquante ans et qui sont toujours aussi solides. J'espère que Les Pigments sauvages durera dans le temps.
Comment se portent les éditions Polystyrène ?
A. C. : C’est compliqué parce qu’on a tous des enfants, des boulots d’auteurs en parallèle et, actuellement, on est sur un livre qui est très compliqué. L’imprimeur s’est planté donc il faut le réimprimer. Comme l’imprimeur le reconnait c’est heureux parce qu’on aura pas à payer deux fois l’impression, sinon ça aurait été la fin de Polystyrène, mais ça ralentit bien les choses et nous sommes embêtés vis à vis de l’auteur. On parlait de Gautier mais c’est un super éditeur, il sait prendre le temps de lire, de faire la paperasse, un nombre de choses incroyables. Nous, à Polystyrène, on était des auteurs qui aimions bien faire des livres mais on a jamais été vraiment des éditeurs, tout ce qui est paperasse URSSAF et tout ça c’est pas notre tasse de thé. C’est vrai qu’on est un peu fatigués et qu’on a envie de faire d’autres choses. On était cinq ou six et maintenant nous ne sommes plus que trois. On va se concentrer un temps sur les Façades et puis peut-être revenir un peu vers de l’auto-édition. Ça sonne un peu bizarre de le dire parce que Polystyrène c’est tout petit mais j’ai l’impression parfois que la structure est devenue trop grosse pour nous alors que c’est minuscule. Polystyrène marchait vraiment bien quand on était juste une bande de potes qui faisaient nos petites BD dans notre coin et qu'il y avait zéro enjeu économique, là on se marrait plus.