Quand de nouveaux projets émergent en faveur de la bande dessinée jeunesse, il n'est pas rare de les trouver du côté des éditions de la Gouttière. Avec la collection Do Ré Mi Chat, c'est une autre façon de découvrir la musique classique qui est proposée. Cette collection réunit les albums conçus pour servir de support à un BD-Concert : leur scénario est inspiré d'une œuvre musicale célèbre et leurs planches sont pensées pour pouvoir être projetées sur grand écran. Les Vies Dansent, écrit par Dominique Zay et dessiné par Damien Cuvillier, s'inscrit dans ce cadre et offre de surcroît une bande dessinée muette de grande qualité. Le scénariste de Philippine Lomar, entre autres, est stupéfait de l'accueil qui a été réservé à cette histoire lors d'une session live qui s'est déroulée à Amiens le 4 juin dernier.
Dominique Zay : Quand l’orchestre de Picardie a joué le samedi 4 juin, il y a eu une projection de la BD. À la fin, le chef d’orchestre est venu et nous a fait monter sur scène. Nous sommes allés ensuite à la rencontre du public et beaucoup avaient les yeux humides. Je sais ce que c’est que de faire rire les gens mais ça, je n’avais jamais expérimenté. Il y a même des gros balèzes qui sont venus me voir en me parlant de mon histoire sans pouvoir finir leur phrase parce qu’ils s’écroulaient en larmes. Je n’avais jamais vécu ça. Habituellement, je suis plutôt dans l’humour ou le texte. Là, j’avais une salle remplie de gens qui venaient vers moi en pleurant. C'était une grande première.
La Gouttière forme des duos inédits d’auteurs pour la collection Do Ré Mi Chat. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
D. Z. : Damien et moi nous étions déjà rencontrés et avions le désir de travailler ensemble. On avait une idée de roman graphique, un truc polar, on ne savait pas vraiment. On se tournait autour, puis Pascal Mériaux (Créateur des éditions de La Gouttière, NDLR) nous a téléphoné et nous a proposé comme équipe artistique avec Damien au dessin et moi au scénario. L’idée était d’écouter la septième symphonie de Beethoven et de trouver une histoire. Un peu plus tard, Anne-Claire Giraudet nous a rejoints à la couleur. J’ai écouté la septième symphonie en boucle en ayant trois contraintes. La première était de bosser avec Damien (rires), de ne pas faire de texte et que ce soit jeunesse. La dernière contrainte, la plus dure à mes yeux mais aussi la plus excitante, était d’aller dans une direction où ceux qui se sont inspirés de la septième ne sont jamais allés. Cette œuvre exhale des valeurs comme la puissance voire la virilité. Moi, je voulais aller vers l’humanisme. Nous sommes partis dans quelque chose qui parle de mixité culturelle, de sentiments très forts d’amitié. J’ai proposé une histoire qui se passe à cheval entre la cote picarde et le Cameroun. Je l’ai envoyée à Damien à qui je savais que ça plairait. Je savais en ayant lu ses albums qu’il était très attiré par certains pays, par des ports, des paysages. Ce n’est pas un hasard si j’ai proposé ça et que ça lui a plu.
Damien Cuvillier : C’est tout à fait ça. On se connait depuis quelques années avec Dominique et on avait effectivement l’envie de travailler ensemble et, pour diverses raisons, ça ne s’est pas fait. Il y a eu une sorte d’alignement des astres par rapport à ce projet de Les Vies dansent. J'avais lu l'album de Dawid et de Delphine Cuveele, À l'unisson, qui appartient aussi à cette collection et je l'avais trouvé très chouette. Je ne sais plus si Dominique avait tout de suite cette envie d’avoir ces deux histoires avec d’un coté le Cameroun puis la cote picarde mais, en tout cas, tous ça, ça m’a vraiment parlé et c’est tombé à un moment où je venais de terminer un album et j'étais en train de mettre en chantier un autre. Je me suis dit que c'était l’occasion où jamais de travailler avec Dominique et on s’est embarqués dans cette aventure. C'était comme un tourbillon parce que ça a été très vite.
Avez-vous eu une liste de morceaux parmi lesquels choisir ou est-ce que la septième symphonie de Beethoven vous a été imposée ?
D. Z. : On nous l’a imposée, l'orchestre de Picardie choisissant un morceau tous les ans. Je suis allé regarder un peu ce qui avait été fait autour, je me suis même tapé le clip d’Eric Zemmour parce qu’il s’en est servi pour son clip de campagne, ça m’a fait assez mal au cœur mais ça m’a motivé.
D. C. : C’est vous dire à quel point Dominique est vicieux aussi !
D. Z. : Oui ! Mais ça m’a motivé parce qu’il fallait absolument que je trouve quelque chose autour de cette musique. Je ne vais pas bluffer, j’habite en Picardie et j'adore le bois de Cise que l'on voit dans l'album. De plus, je vis avec une femme qui est née au Cameroun et qui y a vécu. Le rapprochement culturel, c’est quelque chose que je fais au quotidien. Le Cameroun est le pays d’Afrique que je connais le mieux. J’avais des images en tête, celui de la petite rousse, Louna, inspirée du film de Jane Campion Un Ange à ma table. Pour Satou, c’est Damien qui me l'a proposée car je n’avais pas d’idée précise physiquement. J’avais également des images du port et du marché de Douala. Avec Damien, on a beaucoup de points communs, on aime ces mêmes choses, et cette histoire de mixité culturelle, c'était une évidence pour reprendre le titre.
Dominique, on vous voit en toute fin d'album, représenté avec un casque sur les oreilles devant un ordinateur en train d'écouter la septième symphonie...
D. Z. : Je l'ai écoutée jusqu’à saturation… J'en rêvais la nuit, ça ne sortait pas de ma tête. Même encore aujourd'hui, elle me revient souvent. Donc oui, je l’ai passée en boucle, j’avais le casque pour ne plus rien écouter d’autre et l’histoire s’est imposée assez rapidement. Ce qui était compliqué, c'était d'avoir plusieurs patrons : les éditions de la Gouttière, l’orchestre de Picardie, la maison de la culture… Nous avions les avis de plein de personnes mais nous sommes restés sur cette histoire de mixité culturelle.
D. C. : Pour en revenir à la musique, je trouvais intéressant le fait que la septième nous était imposée. Je la connaissais, je l’avais déjà entendue, mais c’est vrai qu’en l’écoutant, je voyais vraiment bien comment on pouvait caler des séquences là-dessus. On voit bien qu’il y a des montées, des ponctuations et c’est vraiment découpé comme un récit. Là-dessus, Dominique a composé cette histoire et ça collait vraiment très bien avec ce contraste total de raconter quelque chose qui se passe de nos jours entre la cote picarde et l’Afrique.
D. Z. : J'ai presque écrit cette histoire avec un time code, à la seconde près. Quand j'ai envoyé la troisième version du scénario, j’ai fait un timing très précis.
La septième symphonie est composée de quatre parties assez différentes, il fallait quand-même que la narration colle à peu près au rythme de la musique…
D. Z. : Complètement. Avec la bande dessinée, il y a un QR code que les gens peuvent scanner pour écouter la musique en même temps. J’ai fait quelque chose de très précis, un peu comme le découpage d’un vidéoclip ou d’une chanson. C'était un scénario qui devait être fluide mais qui devait aussi coller avec les changements et les ruptures.
Le rythme donne aussi une impression de mouvement perpétuel...
D. C. : C’est aussi pour contrebalancer le coté muet. C’est une gageure, il fallait que tout passe par l’image et ça m’a plu dès le départ. Accentuer au maximum les mouvements, c’est quelque chose qu’on avait en tête lors de l’élaboration du récit.
Les passages d'une histoire à l'autre, d'un lieu à l'autre se font grâce à des images similaires...
D. Z. : Oui ce sont des raccords, comme au cinéma, quelque chose qui facilite la fluidité du récit comme si on changeait complètement de décor…
Il y a un jeu de miroir entre les histoires de Louna et Satou qui commence dès le choix des prénoms...
D. Z. : C’est voulu !
D. C. : Il y a aussi ce jeu de mots : dans Satou on retrouve le coté soleil et dans Louna le coté lune. C’est la même face d’une même médaille et, en même temps, ce sont deux opposés. Ce sont deux vies qui, sans le savoir, jouent la même partition et se rencontrent.
D. Z. : On va garder ce que tu dis, c’est très bien (rires) !
La couleur donnée aux rêves, c'est aussi une astuce narrative pour faciliter la compréhension ?
D. C. : Ce parti pris, je l’avais déjà un peu en tête au moment du dessin. Néanmoins, il faut rappeler qu’il y a une troisième autrice, Anne-Claire Giraudet, la coloriste, qui est arrivée en cours de route. Quand on est partis sur ce projet, j’avais l’intention au départ de faire les couleurs mais sans que ce soit très précis dans ma tête. D’habitude, pour d’autres albums, je réalise dessin et couleurs, notamment en couleurs directes. Anne-Claire est quelqu'un que je connais depuis plusieurs années et dont j’apprécie le travail. Nous avons travaillé sur ce projet durant quatre mois. Comme l’a dit Dominique; il y avait plusieurs interlocuteurs dont l’orchestre qui avait besoin d’avoir des images pour commencer à préparer le montage et, voyant le temps qui avançait, je me suis dit que je n’allais pas faire la mise en couleur. Les parties colorées pour les rêves, c’est quelque chose qui lui appartient et elle en parlerait mieux que moi. Une autre option était de changer le dessin ou d’avoir un dessin en noir et blanc pour complètement contraster. Mais avec ce choix de la couleur, on a l'impression que ces deux histoires vont à un moment se rejoindre. Il y a deux partis prix colorés, celui de Louna en France et celui de Satou en Afrique, et ces deux couleurs vont aussi se réunir. Anne-Claire a réalisé ça de façon très délicate.
D. Z. : Anne-Claire a apporté beaucoup de choses, notamment beaucoup de douceur. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle est capable de cette douceur même en illustrant des cauchemars peuplés de violence. Mon scénario a été sublimé deux fois : d'abord pas Damien, puis par Anne-Claire.
ATTENTION SPOILER
Dominique, vous parliez plus tôt de l’émotion sur le visage des gens lorsqu’ils ont écouté la symphonie. La découverte de la coiffure de la mère de Louna peut provoquer au contraire un grand éclat de rire !
D. C. : Oui, c'était un petit truc qui était prévu dès le départ. C’est marrant, parce que je pensais que ce serait plus anecdotique que ça mais beaucoup de personnes m’ont fait des retours dessus. À chaque fois on me dit qu’on ne s’attendait pas à ça, le coup du foulard et des cheveux. Si l’effet marche, j’en suis ravi !
FIN SPOILER
D. Z. : Pour l’humour, on n’avait pas beaucoup d’espace. Il y avait ça mais aussi le passage quand elle fait le clown derrière la télé. Surtout, on avait beaucoup de moments qui devaient être très poétiques. C’est bien que l’on ait quand même quelques respirations de sourires.
D. C. : S'adresser aux enfants, ce n'était pas quelque chose d'évident. Même si Dominique a une expérience des bandes dessinées pour adolescents, Philippine Lomar par exemple, pour ma part, c’est vraiment mon premier album destiné aux enfants. Au départ, je marchais sur des œufs parce que jusque là, j’ai principalement fait des récits de fictions pour adulte, assez durs, assez noirs. Je ne voulais pas non plus arriver là-dedans comme un éléphant dans un magasin de porcelaine avec ce côté virevoltant mais aussi assez tendre.
C’est très malin d’avoir écrit les prénoms des deux fillettes sur les volets...
D. Z. : On avait hésité entre l’écrire sur le sable ou l’écrire sur les stores. On voulait aussi qu’il y ait une ou deux bulles, donc on en a placé une avec la partition et dans la cour de récréation.
On parle des bulles mais tout le récit est basé sur la cohésion entre la danse et la musique…
D. Z. : Oui !
D. C. : Animer un personnage qui danse, c’est quelque chose qui me plaisait beaucoup. Encore une fois, c’est un récit muet dont toutes les informations passent avant tout par l’image, par le mouvement des corps et c’est vrai que le fait de faire de Satou une danseuse, c’est quelque chose qui non seulement facilite la narration, mais apporte aussi à ce personnage un coté très virevoltant et très vivant. Ça, justement, à dessiner, c’est un vrai plaisir.
D. Z. : Quand j’ai fait des recherches sur Beethoven et cette symphonie, tout le monde parlait de danse et ça ne me paraissait pas si évident que ça. Ça tombait bien parce qu’on la voyait bien danseuse Satou, on l’imaginait bien bouger. On avait en tête qu’elles se réuniraient un jour sur une scène.
Il existe deux façons de découvrir cette histoire : celle classique, l'album entre les mains, et l'autre en flashant le QR code pour une expérience visuelle et auditive. Ces deux lectures sont-elles complémentaires ?
D. C. : Totalement. Encore une fois, ce qui me plaisait bien, c'était de composer un double récit. Il y a une bande dessinée qui peut se lire indépendamment de la musique même si on peut se demander qui est ce bonhomme qui est là comme une sorte d’esprit et qui vient de temps en temps visiter Louna. Elle prend une autre dimension si on relit le livre avec la musique en tête. Il reste une troisième lecture qui est celle du montage, auquel on peut accéder avec le QR code et qui là est encore vraiment autre chose. On peut s'attarder sur certaines images et on revient à quelque chose d’assez cinématographique dans la mesure où, en tant que spectateur, on n’a pas le contrôle du temps. Parfois, il y a certaines images sur lesquelles on passe beaucoup de temps, d’autres qui passent très rapidement, d’autres dans lesquelles il y a un montage avec des sortes d’effets de profondeur qui sont créés... Finalement, les trois sont complémentaires et complètement indépendants donc j’aurais bien du mal à en recommander un plus qu’un autre.
Votre album pointe également bien du doigt la solitude des deux personnages...
D. C. : Merci de pointer ça parce qu'on voulait vraiment un récit où l’on n’ait pas de gros voyant. Mais c’est clairement une histoire qui parle de solitude et de la création qui peut venir la combler. Pour Louna, ça va être la musique qui vient remplir son espace et pour Satou, c’est la danse. C’est là où la rencontre se fait entre les deux, ce sont deux solitudes qui se rencontrent.
D. Z. : Il y a un truc qui est très bien fait je trouve dans le cinéma anglais pour ça, ils disent : « deux handicaps deviennent une force ». Ils en ont fait beaucoup de films à une certaine époque et ils en font beaucoup moins maintenant. Ce n’est pas vraiment deux handicaps mais il y en a une qui est mal dans son corps et l’autre qui subit la misère de son pays avec tout ce que l’on peut savoir de la pollution au plastique. Cette misère qui rencontre ce coté « petite fille harcelée », ça peut faire une force. Ça va créer quelque chose de fort dans les rapports, de fort dans le rapport à la vie. Ce sont deux choses qui a priori sont négatives et qui vont se transformer en positif. C’est mon coté humaniste.
Dominique, comment se porte Philippine Lomar ?
D. Z. : J’en ai écrit deux pendant le confinement, le tome six et le tome sept. J'ai une idée de boucle qui se termine avec l’album huit. Donc oui, Philippine est quelque chose que je poursuis avec beaucoup d'assiduité. Puis elle est rousse aussi, c’est bizarre cette fixette !
Damien, d’autres projets à paraître ?
D. C. : Oui, mais pas pour maintenant. Il y a deux gros projets qui sont en cours. Un en compagnie de Régis Hautière, un gros one-shot, une fiction qui se passe en Égypte au XIXe siècle. Puis un autre projet plus personnel pour lequel je suis scénariste et dessinateur, une fiction sur la vie du poète Arthur Rimbaud.