Qui était vraiment La Malinche ? Une féministe ? Une traîtresse ? Une victime ? Pour son premier album en tant qu'autrice complète, Alicia Jaraba en donne sa propre interprétation. Bâti sur de solides bases historiques, son récit offre une vision certes personnelle, et donc subjective, mais aussi passionnante. Aidé en cela par un trait semi-réaliste réhaussé de couleurs dont la chaleur amène illico presto de l'autre côté de l'Atlantique, Celle qui parle est sans aucun doute l'une des réussites de ce premier semestre 2022.
À quel moment avez-vous décidé de vous lancer dans ce projet solo ?
Alicia Jaraba : J’ai toujours eu envie de faire une BD écrite et dessinée par moi. Mon souhait a toujours été de tout faire, d'être une autrice complète. Jusque là, je n’étais arrivée qu’à être dessinatrice, ce qui est déjà très bien, mais j’avais beaucoup de projets que j’avais préparés pour montrer aux éditeurs et aucun d’eux n’avaient marché. Mes tiroirs étaient donc pleins. J’ai eu de la chance avec celui-ci. Ce n’est pas moi qui ai décidé que c'était le bon, c’est mon éditeur, Bamboo Grand Angle, qui l'a trouvé très vite intéressant.
Quand avez-vous décidé de faire une histoire sur la vie de La Malinche, qui doit être bien plus connue en Espagne qu'en France ?
A. J. : Elle est plus connue qu'en France sans être pour autant très célèbre en Espagne. Par ici, pour certains, ce nom peut évoquer quelque chose mais sans plus. Pour ma part, je savais un peu qui c'était mais je n’avais pas fait beaucoup de recherches jusqu’à ce que je tombe sur un livre dans une brocante : un roman qui s’appelait « Malinche ». Je l’ai lu durant un voyage au Costa Rica alors que j'étais entourée de toute cette nature tropicale qui était très inspirante pour connaître le personnage. C’est avant tout une femme, quelqu'un à qui je peux m’identifier. Par ailleurs, son super pouvoir, ce sont les langues, et je parle aussi français et anglais (Alicia est espagnole et s’exprime dans un très bon français, NDLR). Je sais pertinemment combien ça peut être difficile parfois de réussir à se faire comprendre pour deux personnes qui veulent des choses différentes, qui parlent des langues différentes, qui viennent de milieux différents... Pour La Malinche, je n'ose imaginer comment c’était !
Les langues ne sont pas le seul thème de votre album, la transmission intergénérationnelle et l’eau sont également des sujets très présents...
A. J. : On ne m’avait jamais interrogé sur l’eau mais pour moi c’est quelque chose de très important dans la BD. Ça s’accordait très bien avec la culture du peuple dont elle pouvait venir. Pour tous ces peuples indigènes, l’eau était très importante. C’est d'ailleurs le cas pour tout le monde je pense. Je lui ai donné une dimension un peu spirituelle : le fait que l’eau représente les ancêtres de l’héroïne était pour moi essentiel parce qu’il fallait qu’elle ait parfois des révélations. Par exemple, dans le Pocahontas de Disney il y a cette grand-mère qui lui parle depuis un arbre, dans Le Roi Lion il y a son père qui apparaît depuis les nuages... Je ne voulais pas faire quelque chose exactement comme ça mais je voulais tout de même que les ancêtres restent très importants. J’ai donné une dimension très spirituelle à la pluie et à l’eau.
Le peuple le plus civilisé n'est pas forcément celui que l'on imagine, notamment quand il s'agit du plaisir féminin...
A. J. : J’avais lu un traité sur la sexualité des Mayas dans lequel on expliquait qu'ils avaient une sexualité assez développée. Il y a beaucoup de représentations érotiques dans l’art maya, sexuelles, même explicites. J’avais lu que pour eux le plaisir des femmes était très important et je m’étais dit que, très probablement, ce n’était pas le cas pour les espagnols notamment en raison de la religion, omniprésente à cette époque.
Qu'apporte la narration à la première personne ?
A. J. : Ça rejoint un peu la question qui a rythmé ce projet : qu’est-ce que j’aurais fait si j’avais été à sa place ? C’est un personnage qu’il faut parfois justifier, elle a une histoire très complexe et ça a été très décrié. Pour moi, le récit à la première personne permet de s’identifier plus facilement à elle. Ça permet de voir le monde à travers ses yeux et de vraiment vivre son expérience.
N’avez-vous pas eu peur de donner une vision trop angélique du personnage ?
A. J. : Oui, carrément. C’est quelque chose de très délicat et j’avais déjà peur avant d’être allée au Mexique. J’y suis allée le mois dernier et c’est vrai que ça reste, encore aujourd’hui, un personnage très controversé, très polémique. Je n’ai osé raconter que j’avais fait une BD sur elle qu’à très peu de personnes lorsque j'étais là-bas. C’est vrai que c’est très compliqué, j’avais peur, mais raconter sa vie était pour moi plus important que de parler de la conquête du Mexique. Pourquoi elle, à partir de cette circonstance personnelle, en est-elle arrivée à devenir La Malinche qu’on connaît maintenant ? C'était important pour moi de ne pas dire : voici les méchants, voici les gentils, mais d'adopter un ton un peu neutre et parler d’elle, essentiellement.
L’absence de documentation précise vous a laissé beaucoup de libertés ?
A. J. : Il existe de la documentation sur ce qu’elle a fait pendant la conquête mais toujours raconté du point de vue des espagnols. Sa voix n’est jamais parvenue jusqu’à nous et on ne sait donc pas ce qu’il s’est vraiment passé là-bas. Surtout, on ne sait pas ce qu’il s’est passé avant. On sait qu’elle avait raconté un peu l’histoire que je raconte dans ma BD sur sa vie précédente à un chroniqueur espagnol et qu’il l'avait rapporté dans sa chronique en quelques lignes. Elle lui avait raconté qu’elle vivait dans un village qui avait été envahi récemment par les mexicas, que son père était mort quand elle était petite, que sa mère avait trouvé quelqu'un d’autre, qu’ils avaient eu un bébé ensemble et qu’ils avaient choisi que ce n’était plus elle qui allait représenter le peuple parce ce bébé était un garçon et qu’ils l’avaient vendue comme esclave. Ça je ne l’ai pas inventé, mais on ne sait pas à quel point cette histoire est romancée, soit par le chroniqueur soit par elle. On ne connaît pas la part de vérité et ça m’a permis d'en faire un récit plus épique et spirituel.
Ce qui est certain, c’est qu’elle a eu une relation avec Cortés mais vous avez choisi de ne montrer que la fois où elle se refuse à lui...
A. J. : Oui, il se passe quelque chose puisqu’ils ont eu un enfant ensemble mais pour moi ce « non » est intéressant dans le fait qu’elle veut revendiquer qu’elle n’a plus une relation avec lui du type concubine/maître. Elle se refuse à lui parce qu’elle n’est plus son esclave. Dans le futur, ils vont peut-être coucher ensemble, elle va bien vouloir, mais ce « non » c’est un changement dans leurs rapports, c’est un pas en avant dans son statut et si elle le fait à un moment donné c’est qu’elle en aura envie.
Son pouvoir renforce aussi l’importance qu’elle a pour Cortés...
A. J. : Oui bien sûr parce que pour moi, dans leur relation, on ne sait pas à quel point elle a eu le choix. Dans l’histoire que je présente, leur relation est sur un pied d’égalité parce que lui avait besoin d’elle, un outil pour communiquer, mais elle aussi avait besoin de lui pour s’affranchir.
Avez-vous songé à développer un peu plus la fin, notamment au moment de son retour dans son village natal ?
A. J. : Ce qui m’intéressait dans son retour chez elle, c'était surtout le fait qu’elle pardonne à sa famille. Ça, c’est aussi raconté par l’historien espagnol, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Elle n’est pas restée, elle est juste passée pour les revoir et leur pardonner. Elle a continué sa route avec les espagnols. On ne sait pas si c’est parce qu’elle l’a voulu ou si c’est parce qu’elle avait un bébé avec Cortés. Là encore, la question du choix se pose.
Avez-vous eu les astuces des bulles superposées et des gribouillis rapidement ?
A. J. : Je pense que oui. Ce sont des scènes de traductions où il y a quatre langues et on ne pouvait pas mettre ça quatre fois ! Je ne pouvais pas mettre de langues indigènes non plus parce que je ne les connais pas. Il fallait bien trouver quelque chose pour avoir de la place pour le dessin ! (Rires)
Le travail de traductrice de La Malinche, c'est un peu le vôtre aussi…
A. J. : Dans la toute première scène de traduction, on lit les deux versions complètes : la version des messagers mexicas avec un peu de mépris, et la traduction de La Malinche qui transforme leurs propos un peu méprisant dans un langage plus respectueux. Cortés répond d'une façon non respectueuse et elle le transforme aussi parce que, dans ces premiers moments, elle a très peur.
Avez-vous trouvé facilement le personnage graphiquement ?
A. J. : Je ne l’ai pas cherché longtemps, je l’ai eu assez rapidement. Je ne voulais surtout pas faire une princesse de Disney, je voulais chercher les pommettes, le nez puissant… De plus, j’avais rencontré une fille durant mon voyage au Costa Rica et je m’étais dit « c’est elle ! ».
Et pour le titre ? Celle qui parle fonctionnait mieux que La Malinche pour le lectorat français ?
A. J. : Au début, mon idée était de mettre le mot Malinche quelque part dans le livre mais je me suis dit, et mon éditeur aussi, que peut-être ce n’était pas très marketing. On a donc cherché autre chose et on a trouvé Celle qui parle. Pour moi ce titre est important parce que le mot Tlatoani, titre de Moctezuma, empereur mexicas, veut dire « celui qui parle » en langue nahuatl et personne n’avait le droit de lui parler ni de le regarder dans les yeux. Quand il marchait, il y avait même des servantes qui mettaient des tapis sous ses pieds au fur et à mesure, c'était quelqu'un de presque divin. De fait, quand ils se retrouvent en tête à tête et qu’il demande qui elle est et qu’elle répond « je suis celle qui parle » ça signifie quelque chose très important, il fallait donc que ça soit dans le titre.
Comment avez-vous imaginé la couverture ?
A. J. : C’est une très bonne question mais ce n'est pas moi qui l'ai trouvée. Il y a quelqu'un chez Bamboo Grand Angle qui fait des propositions de visuels pour les couvertures. J’avais cherché et j’avais proposé plusieurs couvertures différentes, il y avait plusieurs versions où on ne voyait que la bouche de l’héroïne. Comme on avait choisit ce titre, c'était très important pour moi que l’on voit sa bouche très grande. Il y avait aussi des bateaux derrière et une pyramide. Quand ils m’ont proposé la couverture qui a finalement été choisie, je me suis dit que ce sont eux qui comprennent comment le livre va marcher en librairie et donc je leur ai fait confiance. Au départ, je n’étais pas hyper fan mais maintenant je l’aime beaucoup et il y a beaucoup de gens qui m’ont dit qu’ils l’ont bien aimée.
Cette bouche dont vous parlez se retrouve à chaque début de chapitre...
A. J. : Il fallait un peu rythmer la lecture. Même si parfois des lecteurs vont réussir à lire l'album d'une traite, ce qui me plaît beaucoup… Bien sûr, c’est trop long, donc il faut faire de petites pauses et je voulais structurer avec quelque chose de particulier. Ces petites couvertures inter chapitres avec des petits dessins de sa bouche, les langues et quatre mots de chaque langue qui peuvent parler sur ce qu’il va se passer dans ce chapitre ou sur ce que cette langue veut dire pour elle font partie du récit.
Comment pouvez-vous expliquer que la conquête espagnole semble actuellement se multiplier chez différents éditeurs ? (Le Rêve de Malinche aux éditions de La Cerise, Cortès chez Glénat...)
A. J. : Je n’ai pas vraiment d’explications mais je pourrais essayer d’en donner une… Les années 2019 à 2021 ont représenté le cinq-centième anniversaire de la conquête du Mexique et c’est peut-être à cause de ça qu’on en a parlé. Il y a peut-être des auteurs qui en ont entendu parler et qui se sont intéressés à ce sujet.
L’album a-t-il déjà été traduit en espagnol ?
A. J. : Oui et il est sorti début mai. On a changé la couverture et le titre est Soy La Malinche, ce qui veut dire « Je suis La Malinche ». Ici, on a décidé avec mon éditeur espagnol de mettre le nom. Je pense que ça évoque quelque chose car les gens en ont entendu parler.
Avez-vous déjà eu des premiers retours de lecteurs espagnols ?
A. J. : Oui, j’en suis assez contente. Pour l’instant, je n’en ai parlé qu’avec des lecteurs qui venaient de l’acheter et qui ne l’avaient pas encore lu mais auprès de mes collègues, j’ai eu de très bons retours... Nous avons également fait une présentation dans la Maison du Mexique à Madrid et c'était super parce qu’il y avait du public mexicain et ça, pour moi, c'était très important. Tout le monde était très enthousiaste, ils ont été nombreux à acheter la BD. Pour le salon de la BD de Barcelone, les exemplaires que mon éditeur avait amenés ont tous été épuisés.
Avez-vous d’autres projets ?
A. J. : Oui, je suis déjà en train de travailler pour un autre projet chez Bamboo Grand Angle. J’ai déjà signé le contrat et je travaille sur un scénario dont je ne peux pas trop en parler encore. C'est quelque chose de très différent. Ce n’est pas une BD historique, c’est aussi un roman graphique, intimiste et actuel. Je vais faire quelque chose de plus court et de plus facile parce que ça a été très long de faire Celle qui parle. J'ai adoré le faire mais il faut un peu alterner avec des BD un peu plus légères. Je fais également le scénario et le dessin.