Depuis 25 ans, ce projet trottait dans la tête de Griffo : une civilisation ancestrale qui peuple encore les îles Canaries, une divinité ayant pris partie pour les conquistadors espagnols et Alexis Berthelot, jeune publicitaire, embarqué malgré lui dans le passé. Avec l'aide de Rodolphe, il a démêlé les quelques nœuds qui empêchaient jusqu'alors cette histoire de devenir Iruène. Après Dickens & Dickens, voici une nouvelle collaboration de deux piliers du 9ème Art.
Pourquoi avoir fait appel à Rodolphe ?
Griffo : J’ai eu l’idée de faire cette histoire il y a déjà très longtemps. Le problème, c’est que je ne suis pas scénariste, j’ai des idées mais pas la technique du scénario. J’ai accumulé des pistes pour cette histoire et, c’est surement le problème d’un scénariste ou d’un écrivain qui réalise sa première œuvre, j'ai eu tendance à vouloir trop en mettre. Mon récit manquait un peu de structure et j'étais coincé à un moment donné pour bien mettre en avant l’histoire que je voulais raconter. Je connais très bien Rodolphe, nous sommes amis et nous avons déjà travaillé ensemble. Il a rendu l'histoire moins dure, plus romantique.
Rodolphe : Parfois, on est trop près de son sujet. Il faut de la distance pour en faire quelque chose. C’est vrai qu’à ce moment-là, à deux, c’est plus facile de faire avancer un projet.
G. : J’habite dans un endroit très isolé, loin des gens de la profession. Quand je vivais en Belgique, à Anvers, on avait une communauté artistique. Quand on avait un projet, on se mettait à quatre ou cinq pour faire un brain-storming, c'était très productif.
Le personnage d'Alexis Berthelot, sorte de passeur entre deux époques, c’est vous qui en avez eu l’idée ?
G. : Oui. Il n’y a finalement pas beaucoup de choses qui ont changé par rapport à mon projet original, à part la structure et la fin de l’histoire. L'original était un peu plus négatif, plus diabolique. Iruène est un Dieu qui n'est ni bon ni mauvais, il est malléable selon la culture. On retrouve ce phénomène dans toutes les tribus indiennes. Le fait qu’il ne soit ni bon ni mauvais le rend susceptible à la perversion. Dans cette histoire, Iruène se range du coté des espagnols qui envahissent l’île.
L'histoire du peuple Guanches est-elle encore très présente sur l'île ?
G. : Oui absolument. Non seulement le passé canarien est très présent mais il y a même une sorte de renaissance : les gens donnent des prénoms Guanches à leurs enfants. C’est très souvent quand il y justement une sorte de renaissance que l'Histoire se romantise.
Rodolphe, en découvrant cette histoire-là qu’est-ce qui vous a intéressé ?
R. : Comme dit précédemment, mon rôle a été de simplifier. Il avait mis dedans tripes et boyaux, souvenirs et émotions réunis sur vingt-cinq ans. Tout était plein de bonnes choses mais Gide disait que ce n'est pas avec de bons sentiments qu’on fait de bons livres. Je veux dire par là que c'était très fort mais trop compliqué à mon sens. J’ai souhaité simplifier les choses pour les rendre un peu plus universelles. Tu avais un regard qui était très centré sur cette île mais, pour intéresser le lectorat à l’histoire de cette île, j’ai essayé de jouer sur certains ressorts qui vont au-delà de la simple histoire de l’île et du volcan. La dualité dieu/démon se retrouve dans beaucoup de mythologies.
G. : Tout à fait. Tout ça revient dans toutes les cultures, comme les indiens ou les celtes à l’époque. Je pense que toutes ces histoires se rejoignent quelque part.
Une page noire dans un album, c’est un luxe pour un scénariste ?
R. : Elle n’était pas payée par l’éditeur si c’est ça la question (rires).
G. : C’est toi qui l'a mise.
R. : Elle a un sens. L’histoire réelle quelque part se termine là. Il commence son cauchemar, il est dans le coma, mais on ne le sait qu’après, et quand on se demande à quel moment ça s’est passé on revient en arrière et on se rend compte que c’est là. Quand il évoque l’accident de voiture à la fin, on se rend compte que tout le reste est une parenthèse.
G. : Voilà, c’est ce que je voulais dire quand je disais que l’histoire originale manquait de structure. C'était déjà dans l’histoire mais ce n’était pas évident. Rodolphe l’a mis en évidence.
Il y a aussi cette double-planche qui permet une respiration…
R. : Il est sollicité par ce passé et happé par lui, il ne choisit pas d’y retourner.
G. : Mais la réincarnation non plus on ne la choisit pas.
R. : C’est vrai, tu marques un point.
G. : Il y a une force qui l’attire vers le passé.
R. : C’est un peu à contrecœur mais, à un moment, il accepte ce rôle qu’on lui donne.
G. : Oui parce qu’il veut se défaire de ses cauchemars, il est hanté quelque part, il les voit partout.
R. : Oui mais à un certain moment il accepte d’avoir existé auparavant sous un autre nom et il y a autour de lui tous ces gens qui le sollicitent et il accepte de jouer le rôle et d’essayer à son niveau de lutter pour que sa culture d’origine perdure. L’histoire de cette grotte où des femmes auraient été enfermées et seraient mortes, c’est sur ce petit point d’Histoire qu’au moins là-dessus il y a pu avoir une petite interférence entre notre présent et ce passé reculé.
Comment avez-vous construit cette couverture ? Est-elle venue rapidement ?
G. : J’avais l’idée depuis le début, on l’a peaufinée. Originalement elle était plus construite vers la droite. Je ne sais pas qui a eu l’idée d’insister sur ce brouillard.
R. : Ça c’est Vincent (Vicent Odin, éditions Maghen, NDLR).
G. : Oui c’est Vincent, il est génial. Il l’a proposé et ça fait encore plus onirique. C’est le fantôme qui vient du néant.
D’autres projets ensemble ?
R. : Une fiction spéculative concernant un monde futur qui nous fait peur parce qu’il est trop parfait. C’est quelque chose qui serait à situer entre 1984, Le Meilleur des mondes, Fahrenheit 451, le film Brazil, etc... Je développe la vision d’un monde futur, peut-être pas si lointain que ça…
Du type SOS Bonheur ?
G. : Non, pas tellement, ce n’est pas une fiction sociale.
R. : C’est une vision totalitaire du futur avec toujours ce vieux mythe de la liberté. On arrive sur un univers qui est construit en grande partie en trompe-l'œil avec des leurres, où rien ne ressemble plus à la liberté qu’un ersatz de liberté, qu’une fausse liberté…