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« Je me jette dans la couleur pour construire les images »

Entretien avec Elene Usdin

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout Interview 16/02/2022 à 11:29 4131 visiteurs

Il arrive parfois entre les mains des lecteurs un objet que l'on pourrait qualifier d'ovni éditorial : un album passé sous les radars des sorties indispensables, une autrice inconnue dans l'univers du 9ème Art et dont c'est le premier ouvrage, un récit qui vous transporte de la première à la dernière page. Comme ce fut le cas pour Moi, ce que j'aime, c'est les monstres d'Emil Ferris, René.e aux bois dormants se déguste comme une découverte rare et précieuse, une expérience unique à la fois sensorielle et intime. 


Elene Usdin à la Galerie Barbier lors de la remise du remise du
Grand Prix de la Critique 2022 remis par l'ACBD - © Galerie Barbier

Photographe, illustratrice, peintre... Pourquoi être venue à la bande dessinée ?

Elene Usdin : C'est une question de timing. J’avais commencé à écrire cette histoire dans les années 2000 alors que j'étais illustratrice. C'était un conte qui était plutôt écologique et qui n’avait pas encore toute cette dimension autour du Canada. Il y avait déjà beaucoup de personnages très inspirés des films de Miyazaki qui ont commencé à sortir à la fin des années 1990 - 2000. Finalement, ne sachant pas quoi faire de cette histoire, j’ai rangé ça dans un tiroir et je l'ai ressorti en 2017. À cette époque, j'étais photographe et je voyageais beaucoup aux États-Unis pour travailler mes photos.  J’avais du temps et  j’ai récupéré ce récit que j’ai d’abord redessiné en m’inspirant de tout ce que j'étais en train de vivre. Je pense que je n’aurais pas pu l’écrire avant. J’ai eu besoin de cette maturité mais aussi de toutes ces choses que j’avais épongées et qui sont ressorties à ce moment-là. Il y aussi le hasard de me retrouver au Canada et d’entendre tout ce drame autour des peuples des premières nations.

Pourquoi avoir choisi la bande dessinée pour raconter cette histoire ?

E. U. : J’ai commencé à écrire cette histoire par le dessin. Ça n’avait pas de forme, il n’y avait pas de cases, je mettais simplement en forme mes rêves, sorte de fil narratif. Avec ces dessins, j’ai commencé à me dire qu’il fallait que je rajoute du texte. La cadence et le découpage sont venus dans la foulée. Je n’avais pas en tête l’idée de publier ce livre, c'était au départ un genre d’empreinte de voyage. Puis je me suis dit que j’avais une histoire et qu’il fallait que je la reconstruise. C'est à ce moment-là que j'ai souhaité remonter les scènes, les unes par rapport aux autres pour avoir un récit qui se tient.

Nous parlions de rêves, le début de l'album est effectivement très onirique... 

E. U. : Tout le début de l’histoire, avec la vision apocalyptique et des créatures qui s’entredévorent, ce sont des rêves que j’ai faits et que j’ai notés. Le mangeur de lumière, c’est un rêve : un ogre qui m’est venu comme ça d’une créature qui se nourrit de toute la lumière et qui fait le noir autour d’elle. Toutes ces images qui me sont venues, je les ai tordues et réadaptées pour qu’elles rentrent dans mon récit et dans ce que je voulais raconter. Ce que j’ai trouvé assez étonnant c’est que ça coïncidait avec l’histoire que je voulais raconter avec René.e. L’imaginaire et les rêves sont une sorte d’inconscient que nous avons tous et, pour un peu que l’on apprenne à les écouter, ils peuvent faire écho à beaucoup de sujets. Je trouvais que raconter René.e avec des rêves, c'était aussi le raconter à hauteur d’enfant. 

L'album a une forte pagination et est difficilement pitchable… Comment le présenter à un éditeur ? 

E. U. : J’avais déjà tout le premier storyboard qui était finalisé ainsi que deux cents pages dessinées avec le texte. J’ai présenté ce projet en disant que c'était une quête d’identité par le biais de l’imagination… C’est vrai que c’est très dur à pitcher, on a du mal à choisir quel angle prendre. Je pense que c’est aussi parce qu’il a été construit avec toute la somme de choses que j'ai vécues lors de résidences que j’ai faites entre 2017 et 2019, et tout ce que j’ai pu faire avant, en photo ou en jeunesse.

On a du mal a croire que c'est votre première bande dessinée. Avez-vous pris conseil auprès de professionnels, notamment au niveau du découpage ?

E. U. : Je n’ai pas pris de conseils mais c'était un vrai enjeu. Une fois le premier storyboard fait, je ne me suis pas posé le problème de la narration. C'est une fois que le contrat a été signé avec Sarbacane que je me suis posée la question : comment raconter mon histoire ?. J’ai lu quelques bouquins de vulgarisation dont Où placer la caméra ? qui m’a été conseillé par Thomas Gabison, éditeur chez Actes Sud. J'ai lu aussi un livre de Robert Stevenson sur l’écriture, plein de petites choses sur la façon qu'ont les écrivains de raconter une histoire. Je suis une grosse dévoreuse de films et de BD et je pense que j’ai pioché dans tout ça.

La notion de conte est très présente dès le titre de l'album...

E. U. : Oui. Il y a une culture dans chaque pays autour des contes, un peu dans le même esprit que les rêves qui fonctionnent comme un inconscient collectif. Les contes sont universels, adaptés selon les régions du monde mais les liens entre eux sont très solides. J’ai illustré toute la mythologie grecque chez Nathan (Histoires noires de la mythologie grecque, NDLR), j’ai également fait La Mythologie tibétaine pour Actes Sud, j’ai illustré plein de contes chez Lito... Ce sont des histoires très simples et qui marquent, en tous cas qui moi m’ont marquées. C'est un biais très intéressant pour dévoiler un drame et, plutôt que de le raconter d’une façon journalistique ou documentaire, cela permet de le raconter par le biais de l’imaginaire et de la symbolique qui est un véhicule très riche.

Votre livre donne l’impression d’un labyrinthe en 3D dans lequel votre personnage plonge à plusieurs reprises… Parfois on pourrait être tenté de chercher si quelque chose apparait dans la transparence des pages façon billet de banque…

E. U. : C’est super intéressant comme idée. Il y a effectivement comme une image de seuils dans les rêves, de couches successives, et j’utilise cette notion à plusieurs reprises. 

Parfois c’est volontaire, parfois on perd pied, ce sont de véritables sables mouvants…

E. U. : J’ai beaucoup utilisé l’idée de la chute, qui est assez récurent dans les rêves. Il y a cette chute qui effectivement happe dans un sens ou dans l’autre mais qui amène aussi à un nouveau tableau, à un nouveau seuil. Il y a une scène où Judith, la fille de René.e, se réveille dans la chambre de son père et on a l’impression qu’elle ne rêve plus mais c’est encore juste une étape vers une phase plus profonde de l’inconscient et du rêve mais surtout du dévoilement de l’histoire. Tous ces paliers sont toujours un prétexte pour aller plus en profondeur dans l’histoire de René.e.

La variété des planches est surprenante, dans la découpe, dans la composition, géométrique ou tout en rondeur… Cela a-t-il été un vrai travail de réflexion ?

E. U. : Oui, carrément. Une fois que tout le storyboard a été fait, il y a eu la phase de l’organisation des scènes. Ensuite, il y a vraiment eu une construction de la mise en page double-planche par double-planche. L’idée était de traduire le temps qui passe, une temporalité que l’on va sectionner. C’est intéressant aussi de se dire qu’on va découper en gaufrier mais aussi en miroir brisé, en forme plus arrondie... Les formes arrondies que j’ai choisies sont toujours en rapport avec les personnages qui ont cette capacité de se transformer en ondes et qui, pour moi, avaient un peu cette image d’onde dans l’eau. Je trouvais ça intéressant de garder cette rondeur dans les découpes des cases. Après, il y a effectivement des pleines pages mais là c’est l'envie parfois de se laisser la possibilité d'une page entière pour une image que j’avais en tête. J'ai construit les doubles ensemble, je les ai peintes ensemble, pareil pour les gammes chromatiques. Elles sont conçues avec un aplat de couleur sur les deux ensemble qui fait remonter cette gamme chromatique sur chaque double.

On a parlé du rêve et du conte mais on note dès le titre qu’il s’agit également d’une quête identitaire. Le titre en écriture inclusive, c’est passé facilement auprès de l’éditeur ? 

E. U. : Oui, c’est passé très facilement. J’ai dû proposer ça un peu à la fin je crois. Ce n’était plus le titre initial qui était juste « René ». Au vu de toute l’histoire, je me suis dit que c'était évident. Il se transforme, et le titre se devait de renforcer l’idée de transformation et de métamorphose.

Les deux personnages qui vont suivre le petit garçon ont des couleurs contraires à ce que l’on peut attendre : la femme est en bleu et le personnage masculin en rose...

E. U. : C’est bien de le noter. J’ai mis plein de petites attentions, parfois pas toujours conscientes. Je m’en rendais compte quelques fois ensuite en me disant que c'était marrant d’avoir choisi cette couleur plutôt qu’une autre, mais c’est super si les lecteurs s'attachent aussi à des détails comme ceux-là, soit graphiques, soit narratifs. La question identitaire était pour moi intéressante à noter car je voulais ouvrir le discours autour des communautés queer, de toute cette culture qui émerge depuis maintenant plusieurs années. La question du genre existe dans beaucoup de cultures anciennes, et aussi chez les amérindiens. Je trouvais intéressant de parler aussi de ce point de vue-là, de la replacer dans un contexte plus large et plus universel et d’introduire un personnage queer plus contemporain puisqu’il s’agit de la fille de René.e.

Comment avez-vous travaillé sur le choix des différentes couleurs ?

E. U. : Je voulais que tout le présent soit en noir et blanc parce qu’il se situe dans un contexte urbain où on dévoile un drame donc il y a une couleur assez triste. En opposition totale, le rêve arrivait avec des couleurs qui explosent. J’ai aussi eu envie de me faire plaisir avec la couleur, il y a quand-même quelque chose de très personnel. C’est aussi comme ça que j’ai conçu les images, il n’y a pas de crayonné, il n’y a rien, je me jette dans la couleur pour construire les images.

Il y a un aspect un peu textile parfois : des choses qui sont caressantes comme le velours ou parfois très rêches...

E. U. : Je pense que ce sont vraiment les rapports aux couleurs. La couleur en soi n’est rien, elle a toujours une existence par rapport aux couleurs avec lesquelles elle est : soit ça vibre, soit c’est doux ou dur. J'ai réalisé des images avec un aplat de gouache qui rend le papier un peu poreux. Le passage à l’aquarelle fait que la réaction des deux pose la couleur tout de suite et on a ainsi des textures qui apparaissent. 

Quelles sont les références en matière de peinture que vous avez glissées dans l'album ?

E. U. : Hopper, et tous les peintres américains pour cette lumière dont ils se sont inspirés en Amérique du Nord. Quand on voyage là-bas, on se rend compte à quel point il y a quelque chose de très pictural dans la lumière. Après, il y a des peintres peut-être plus dramatiques, plus expressionnistes comme Goya ou Bacon dans un tout autre contexte. Je me sens également très proche des Nabis avec Bonnard ou Vallotton qui va travailler sa peinture juste avec les ombres mais qui sont toujours colorées. Il y a toujours des rapports de couleur qui vont définir les formes, moins dans le dessin peut-être. Je suis complètement fan de Peter Doig, peintre américain contemporain, qui travaille beaucoup la texture, la peinture. Du côté de la bande dessinée, j’adore Blutch, Christophe Blain, David B...

Une fois la lecture de l'album terminée, la première envie est de recommencer...

E. U. : J’avais envie de ça. Je suis très contente de voir, qu’effectivement, j’ai beaucoup d’échos dans ce sens-là. Les gens arrivent au bout et ont envie de relire l’histoire et c’est vraiment comme ça que je l’ai construite, en laissant des indices. Dans mon idée, les personnages principaux ont quand même un pendant à chaque fois dans la réalité : le personnage véhicule avec son chapeau de cowboy c’est l’ami de la mère de Judith qui est d’ailleurs le pendant de Isba. Il y a plein de concordances qui font que lorsqu'on arrive au présent, donc au dévoilement de l’histoire, on a envie de la relire.

C’est un projet qui a été long sur un sujet qui vous tenait à cœur depuis longtemps. Refaire une bande dessinée, c'est dans le domaine du possible ? 

E. U. : La construction de la narration m'a passionnée. J’ai essayé en photo de raconter des histoires mais c'était toujours dans le cadre d'une mise en scène, ce qui est assez restreint. Il y a le film, mais ça veut dire une grosse production derrière et c’est compliqué. En bande dessinée, tout est possible, on peut partir complètement en live sur des univers en tout genre et cette richesse-là est géniale.  Je viens de re-signer avec Sarbacane pour une histoire sur un sujet qui m’intéresse aussi parce que c’est à Détroit. Cela concerne les problématiques du déclin américain et des nouvelles générations, comment elles se positionnent par rapport à ça. Ça va être une nouvelle problématique car je n'aurai pas de personnages imaginaires. La partie onirique existera quand-même dans un sens parce qu’il y aura des personnages quasi borderline, en dehors de la réalité. Finalement, on va voir leurs visions, un peu décalées de la réalité. L’approche narrative est complètement différente. Je l’écris avec mon fils qui s’appelle Joseph Siran. C’est intéressant de travailler avec lui parce qu’il est beaucoup plus jeune et il a vécu au Canada, à Los Angeles, ce qui ouvre une vision autre que la mienne sur ce pays en mutation. Il interviendra uniquement sur le scénario mais comme il dessine un peu il me fait des ébauches de comment il voit certains personnages. Je pars de ça et je les reprends à ma sauce.

Avez-vous imaginé votre BD avec un fond sonore ?

E. U. : Je ne sais pas du tout ce que ça donnerait mais c’est une vraie question. Il y a une musicalité de la forêt ou une musicalité des éléments vivants qui est quelque chose d’assez fort et que j’ai beaucoup ressentie justement au Canada en voyageant et en me baladant. C’est une question que l’on se pose sur la prochaine BD, sur le travail autour des onomatopées, savoir comment transcrire des sons. C’est quelque chose que j’aimerais bien développer.




Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout

Bibliothèque sélective

René·e aux bois dormants

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Moi, ce que j'aime, c'est les monstres
1. Livre premier

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Panthère

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