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« Le lecteur est le troisième auteur de la BD »

Entretien avec Sylvain Vallée et Mark Eacersall

Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout Interview 29/11/2021 à 14:49 7244 visiteurs

Il y a presque deux ans, à quelques jours du premier confinement, nous rencontrions dans les locaux des éditions Glénat un jeune scénariste. Jeune ? Dans la bande dessinée oui, puisqu'il nous présentait alors son tout premier ouvrage, GoST 111. Des projets plein les tiroirs, il nous assurait qu'il allait bientôt inonder de tout son talent le marché du 9ème Art. Certes, il n'a pas vraiment dit ça. Mais après lecture de ce très prometteur one-shot dessinée par Marion Mousse, il nous tardait de découvrir ce dont il était capable. Tananarive, magistralement mis en images par Sylvain Vallée, confirme qu'il faut désormais compter sur Mark Eacersall.   

Après GoST 111, Tananarive est votre deuxième album paru.  Où en sont vos autres projets  ?

Mark Eacersall : Il y en a un qui va sortir en mars, le premier tome d’une série de quatre. Le deuxième tome sortira, je l’espère, en octobre l’année prochaine ici, à Quai Des Bulles. Ça s’appellera Pitcairn. Pour faire simple, tout le monde connait Les Révoltés du Bounty grâce à Hollywood. Ils n’ont d'ailleurs pas raconté la vraie histoire mais peu importe. Le début est le même : ils trouvent une île et ils s'y installent pour vivre enfin en pays libre. Et c’est là que ça devient intéressant. La vraie histoire, c’est qu’en janvier 1790, neuf mutins - certains sont restés à Tahiti et se font rattraper par la Royal Navy - cherchent une île déserte. Il y a six polynésiens avec eux, douze femmes et un enfant. Ils s’installent sur l’île de Pitcairn qui est déserte et qui n’est pas au bon endroit sur les cartes, ils savent qu’on ne les retrouvera pas, du moins l’espèrent-ils. À l’époque, cette histoire retentit dans le monde entier, sauf en France parce que c’est la Révolution, il y a même un procès à Londres ! Vingt ans plus tard, un baleinier américain mouille au large de Pitcairn et il y a des jeunes gens qui viennent à sa rencontre. Il reste neuf femmes, une vingtaine d’enfants et un seul homme, ils se sont tous entretués. La série raconte ce qu’il s’est passé en quatre tomes. Je n'aime pas les BD historiques avec ce coté « wikipédia », je fais une vraie fiction mais appuyée sur des faits réels. Il y a des trous dans l’histoire parce qu’il y a des sources contradictoires. J’ai dégoté sur Instagram un dessinateur en Hongrie qui n’a quasiment jamais fait de BD. Je passe mon temps sur Instagram à chercher des dessinateurs, parce qu’avant de faire Tananarive tout le monde s’en foutait de moi et je passais mon temps à chercher des dessinateurs. Sur les sept projets qui sont en cours, il y en a quatre où ce sont des premières BD de dessinatrices et dessinateurs.

Pourtant, avec GoST 111, vous aviez déjà commencé à avoir une reconnaissance dans le milieu de la BD, non ?

M. E. : Oui, mais je l’ai signé il y a quatre ans. Pendant ce temps, j’ai fait autre chose et j'ai signé plein de projets ! Comme je n’avais pas envie d’attendre, j’avais cherché. J’aime voir les artistes éclore même s'ils ne m’ont pas attendu sans doute... Je peux les « faire à ma main », je ne suis pas un tyran mais je les guide, un peu comme avec Sylvain (rires). En juin, j’ai aussi le premier tome d’une autre série chez Bamboo, en deux tomes seulement. Pour ma dessinatrice ce devait être une première BD, mais entre-temps, elle a signé autre chose.

La différence entre travailler avec un jeune dessinateur et un dessinateur plus expérimenté comme Sylvain, qu’est-ce que ça change ?

M. E. : Ça ne change rien du tout car Sylvain a l’humilité de se mettre au service du projet. Quand Franck (Marguin, directeur de la collection 1000 Feuilles chez Glénat, NDLR) m’a proposé Sylvain Vallée, j'étais à la fois admiratif de son boulot mais inquiet de savoir s’il allait vouloir qu’on discute, ce qui est indispensable pour moi. Finalement, nous nous sommes retrouvés autour de « qu’est-ce qu’on raconte ? » et comment on le raconte, du mieux possible. Souvent, en art dramatique, les gens disent que quand il faut être acteur il faut être sincère. Mais on n'en a rien à foutre d’être sincère, parce qu’on peut l’être et être mauvais comme un poux… Le plus intéressant, c’est de se poser la question de la justesse. Avec Sylvain, on s’est beaucoup retrouvés là-dessus, comment mieux trouver cette note juste, ce qui veut dire parfois de décider de ne pas être trop spectaculaire.

Deux auteurs qui se rencontrent n'aboutit pas forcément à un projet...

M. E. : Je te laisse raconter...

Sylvain Vallée : Je venais de finir Katanga en trois tomes, j’ai réalisé les deux derniers seul. J’avais un scénario, mais il n’y a plus eu de collaboration avec Fabien (Nury, NDLR) parce qu’il était déjà parti dans d’autres sphères. J’ai donc réalisé Katanga en solo, la mise en œuvre de l’album s’est fait seul et j'étais assez fatigué de ces sujets, de cette complexité. C’est très lourd à porter Katanga, la violence, le contenu, l’histoire, ce sont des propos compliqués à gérer. J’avais une forme de fatigue et j’avais envie de prendre un peu de recul, un peu de champ. J'étais en jachère. Je m'étais remis à écrire, ça poussait de partout mais j'avais vraiment l’idée de prendre du recul, même vis à vis de la bande dessinée ou du moins de la production d’albums. J'étais plus sur un mode d’écriture, de distance, de ce que j’avais envie de faire après, j’avais envie de tons différents, plus légers. J’ai commencé à écrire une comédie, à mettre en place un projet et c’est là que je vois Franck à QDB où je lui fais part de tout ça. Il m’écoute et je lui dis que je reviens vers ce que je faisais au début car finalement ce n’étais pas si éloigné que ça de Tananarive, je lui parle de mes envies du moment. Il avait reçu pas mal de scénarios de Mark depuis quelques temps et la semaine suivante il a ressorti le scénario auquel il pensait, qu’il avait parcouru.

M. E. : En fait, je lui avais envoyé avant que tu ne le rencontres mais il l’avait lu après.

S. V. : Il l’a donc lu la semaine après notre rencontre et là il se dit qu’il s’est passé un, truc parce qu’il était en train de lire un scénario que je lui avais presque décrit, en tous cas dans les thématiques, dans l’ambiance, dans le ton, ça rejoignait complètement mes envies du moment. Il me l’a donc envoyé, je l’ai lu et vingt-quatre heures plus tard j’ai appelé Franck pour lui dire que c'était bon. J’ai mis de coté tous mes projets solo et j’ai attaqué parce que ça résonnait très fortement en moi. C’est un scénario qui me parle intimement de par la nature des personnages principaux, ça me touche. Je l’ai dit parfois, j’ai grandi entre deux modèles d’adultes masculins, un père plutôt pragmatique, terrien, ambitieux quand-même, pas un Amédée non plus, qui a eu une vie assez riche mais pas un aventurier, pas un rêveur, et un autre modèle d’adulte qui était mon oncle, le frère de ma mère qui, lui, était un « adulescent » complètement fou et qui ressemble pas mal à Jo, un peu mythomane aussi. En lisant ce scénario je me suis dit que j'étais la résultante de ces deux adultes. Ce sont des choses qui peuvent arriver parfois, ce genre de rencontre coup de cœur, ça m’est arrivé deux fois, comme pour Il Était une fois en France. En réalité, je fonctionne vraiment à l’envie, sinon je ne me lance pas dans un album, avec un an ou deux de travail. Pour moi, c’est impossible de le faire sous contrainte si je ne suis pas totalement convaincu, totalement séduit par le projet. Là j’ai reçu quelque chose qui allait exactement dans la direction dans laquelle je voulais aller. Par rapport à ce que disait Mark, on a échangé beaucoup et on s’est ouvert des portes très vite tous les deux. C’est aussi un mode de production que je veux avoir dans mes collaborations. Si c’est pour juste recevoir un scénario et puis le mettre en œuvre, ça ne m’intéresse pas. J’ai ouvert à Mark l’étape du « story board monsieur patate » que je fais, ce sont des ronds avec de petites expressions, c’est la première ébauche, le premier squelette de l’album. Je fais ça sur la totalité de l’album avant d’attaquer ce qui est de l’ordre du dessin. À ce stade, ce n’est pas du dessin, c’est de la gestion de rythme sur l’ensemble de l’album et elle est extrêmement importante. Mark devait avoir un regard sur ça et il pouvait me faire des remarques sur ses découpages. Pour moi c’est évident, je le faisais avec Fabien aussi.

Mark évoquait le travail avec un jeune dessinateur. Pour vous, Sylvain, le travail est-il différent avec un "jeune" scénariste comme Mark ? 

S. V. : Oui bien sûr , il y a déjà des différences de nature de personnage. Mais il y a aussi des similitudes car l’audiovisuel fait aussi partie de l’ADN de Fabien. Pour moi, ma méthode ne change pas vraiment par contre. Le fait de considérer que la bande dessinée n’est ni du scénario, ni du dessin, mais bien ce terrain de jeu commun entre les deux, cette chose abstraite qui se situe entre l’idée à l’écrit et la matérialisation visuelle de ce récit. C’est le cœur de la BD. Donc si on ne s’amuse pas tous les deux, la BD ne peut pas prendre sa forme, les intentions vont être trahies, inévitablement. Le dessinateur ne comprendra pas, il ne pourra pas échanger avec le scénariste et il risque de trahir le récit. Il est important pour moi d’impliquer le scénariste comme Mark m’a aussi de son coté impliqué dans le scénario dans le sens où il arrivait que parfois dans certaines scènes je lui dise que c'était super mais qu’on pouvait imaginer de la faire sur trois pages au lieu de deux.

M. E. : C’est vrai que j’ai livré quelque chose qui était déjà pré-découpé et qui faisait cent pages, pas case à case, mais planche à planche. Finalement nous sommes arrivés à cent-quatorze parce que Sylvain m’a demandé d’étirer certains passages.

S. V. : Il y avait des scènes qui méritaient plus de place.

M. E. : Ça ne veut pas dire que nous avons rajouté des mots, mais ça veut dire qu’il va y avoir des latences, des regards...

[ATTENTION SPOILER]

S. V. : Nous avons aussi changé quelques situations, pas énormément… Dans le scénario original, Jo partait comme un fantôme après la déception d’Amédée face à la découverte de sa véritable histoire, il disparaissait au coin de la rue. C'était un très beau départ aussi, mais par rapport à la puissance du personnage, à l’ampleur, à l’impact qu’il a pu avoir dans l’imaginaire d’Amédée, le fait de le faire partir comme un pauvre type au coin de la rue me gênait.

M. E. : Oh ça va hein ! 

S. V. : Ça ne lui rendait pas justice et ça ne rendait pas justice non plus au souvenir qu’Amédée pouvait avoir envie de conserver de son ami même sachant la vérité. J’ai dit à Mark que je pensais que nous devions contrer cette idée de la déception et être plus lyrique. À ce moment-là, ça devient tellement délirant qu’il parte sur son cheval dans les rue de Lille qu’évidemment personne ne peut y croire, imaginer qu’il puisse lui-même croire à ça… Amédée n’y croit pas a ce départ, c’est sa projection mentale, c’est le souvenir qu’il veut garder de Jo. Quelque part, malgré ses déceptions, il lui a apporté ce souffle, cette énergie…

M. E. : C’est la beauté du mythomane, il t’emmène au bout du monde… Donc moi, instantanément je lui ai dit qu’il n’en était pas question ! Que moi vivant, ça n’arrivera pas.

S. V. : Donc ça a mené à des conversations, des discussions, des échanges, je lui ai apporté des arguments qui l’ont titillé… Et donc il part comme un cowboy sous le soleil couchant, à cheval comme Lucky Luke. C’est ça que je voulais que le lecteur aussi emporte avec lui comme souvenir de Jo, comme pour Amédée.

M. E. : C’est pour ça qu’au bout du compte le comité de bureau dans ma tête a dit « superbe » !

[FIN SPOILER]

Avec Pinpin, avez-vous eu des soucis avec Moulinsart (Société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé, NDLR) ?

S. V. : Pas jusqu’ici…

M. E. : D’ailleurs beaucoup de gens pensent qu’on dit Pinpin parce qu’on n’a pas le droit de dire Tintin sauf qu’à un moment, comme vous le savez, on en parle et ça fait tiquer. Ce scénario c’est une boite dans une boite dans une boite… Ce ne sont que des histoires de menteurs, de miroirs, de mensonges donc Pinpin est un miroir de Tintin comme l’autre est un aventurier en miroir d’une aventure qui n’existe pas.

S.V. : Même le titre est une fausse promesse ! Comme tu le dis tout le temps, c’est une comédie qui avance masquée. On est perpétuellement dans le mensonge. Le nombre de personnes qui ont vu le titre apparaitre, parce qu’on en a parlé avant la sortie évidemment, et qui disaient « oh super ça se passe à Madagascar »…

Et des girafes à Madagascar...

S. V. : Justement ! Imaginez si j’avais mis un animal de Madagascar ? Là on aurait appuyé un peu plus dans cette vérité d’un récit à Madagascar ! Et ce n’est pas le cas, donc le contact entre la girafe et le panneau est là pour signaler qu’il y a un problème. Le mensonge ne va pas au bout, il ne tient pas.

M. E. : Certains disent que c'est une histoire feel-good, je réponds que pas du tout, il ne s’agit que de gens qui n’ont pas la vie qu’ils veulent… Jo n’a pas la vie qu’il veut, Amédée non plus, sa femme pas plus… Cette ambiguïté, on l’a maintenue tout du long, entre la comédie et le drame. Avec Sylvain, on déteste être redondants et nous aimons bien faire confiance à l’intelligence des lecteurs. Ça veut donc dire « sous-texte », « silences » et on laisse deviner. C’est ce qu’on se dit souvent : le lecteur est le troisième auteur de la BD.

S. V. : Quand je mets en scène visuellement le scénario, j’ai un lecteur lambda sur mon épaule, un Jiminy Cricket qui me dit comment il faut le prendre. Je me retrouve effectivement à m’interroger à la place du lecteur sur qu’est-ce que je comprends de mon propre travail, si la bulle est bien placée, si c’est fluide, si le message porté par le scénario est bien retranscrit... Je suis en perpétuel dialogue intérieur sur ces questions-là. C’est parce que ce dialogue-là va arriver, quand l’album sera paru. C’est essentiel de considérer le lecteur très vite et très tôt.

Nous abordions plus tôt l’idée de sobriété : il y a cette scène où avec juste un chapeau, un simple accessoire, Amédée change complètement de personnalité...

S. V. : Oui, regardez, on voit Colombo avec sa vieille bagnole… Il devient l’enquêteur-type avec son costume. Il passe par là avec le chapeau mais avec son regard aussi. Je me dois d’insister sur le dessin mais il y a un truc (rires).

M. E. : C’est un petit peu important.

S. V. : Il aurait le même regard que trois pages plus tôt ça ne fonctionnerait pas du tout, là, ça y est, il est dans le rôle ! Il a ce regard un peu dur, il regarde sa femme qui l’accuse de le voir partir comme ça brutalement. Mais lui il y tient à ce rôle là, il l’assume totalement alors il met son costume et, avec ce costume-là, il arrive à faire front face à sa femme.

M. E. : Ce projet, ça devait être un film. Je l’ai signé avec deux boites de production, je l’ai écrit il y a bien longtemps et je ne regrette absolument pas le film que ça n’est jamais devenu. Je me dis que jamais mon film n’aurait été aussi bien que cette scène dessinée par Sylvain.

S. V. : Moi je tords tout ça dans tous les sens, je fais même des découvertes parfois par rapport à la physionomie des personnes. Il y a une autre séquence avec un verre qui est comique… Au départ, on fait un casting de personnages, je crée Amédée, c’est un personnage confortable dans lequel on doit pouvoir s’installer facilement, on doit s’identifier rapidement à lui, il est rond, je vais lui mettre un très gros nez, il sera encore plus sympathique. Donc je joue le jeu à fond et j’avance avec ce personnage-là dans les planches au crayonné. Je me retrouve face à une situation où il doit vider son verre dans un Tex-Mex. Il doit le vider d’un coup et tout son nez va être dedans, la bière rentrant dans ses narines. Ça a fait un gag involontaire créé par la morphologie originelle du personnage. On s’amuse aussi parfois, j’aime bien casser le quatrième mur en bande dessinée et permettre parfois au lecteur de se surprendre. Je parle de la planche avec la petite vieille, c’est une des scènes qui m’ont décidé à faire cet album.

Un sacré personnage…

S. V. : Dans mon premier album, L’Écrin, aux éditions Le Cycliste, polar humoristique, j’avais déjà un petit vieux paraplégique qui avait exactement la même physionomie que la petite vieille sauf qu’il n’a pas cette coiffure-là mais de grosses lunettes…

M. E. : Tu m’as refourgué un de tes vieux personnages ?

S. V. : Exactement ! (Rires) Et je te l’apprends aujourd'hui !

M. E. : Ah ben d’accord ! Je me suis fait entuber !

S. V. : Je recycle, il n’y a pas de raisons ! Je fais un clin d’œil à mes propres travaux de mes débuts.

M. E. : Il y en a plein, il y a même « Pinpin au Katanga » !

Ce personnage, c’est vous qui l’aviez créé, avec ce caractère-là ?

S. V. : Oui oui tout à fait : femme de détective parce qu’Amédée passe son temps à s’excuser et dire qu’il n’est pas flic et là il tombe sur une vieille qui ne lui parle que s’il est policier.

M. E. : Et du coup il rentre dans le jeu… Evidemment, c’est un roman d’apprentissage pour Amédée, il passe des épreuves petit à petit, jusqu’au jour où il finit par s’attribuer les mensonges de Jo et l’élève dépasse alors le maître. Ça, c’est une étape où tout à coup il est contraint de jouer pleinement son rôle, alors évidemment il sort une carte de bibliothèque et elle le regarde et elle lui dit que c’est bon…

S. V. : Et moi j’ai joué le jeu jusqu’au bout puisqu’il sort une carte de bibliothèque et si on regarde bien la planche, j’aurais pu faire un gros plan sur cette carte, j’aurais pu rajouter une case et on aurait lu parfaitement tout de suite le gag. Là je me suis dit qu’on allait prendre du champ, qu’on allait réduire le plus possible la typo de « bibliothèque municipale », pourquoi ? Pour que les gens qui ont de petits problèmes de vue, comme moi parfois, se retrouvent devant l’album à se pencher et se rapprocher.

M. E. : Sylvain met les bulles de la télé bord-cadre, ainsi tout le monde, sans qu’on ne l’ait analysé, comprend que ce n’est pas une bulle de gens qui parlent. Et après on me dit que la BD est un langage qui n’est pas sophistiqué...

Ce qui est intéressant, comme dans GoST 111 c’est qu’il n’y a pas de récitatif, tout passe par les dialogues, les silences aussi...

M. E. : Les dialogues, c’est ce que tout le monde voit, mais c’est ce qui vient en dernier. Ce qui donne du sens à notre histoire, c’est la structure de l’histoire. Les dialogues c’est un peu comme si vous disiez « ah dis-donc, ta maison elle est solide, elle a un beau crépi », je vous assure que si elle est solide ce n’est pas grâce au crépi, le crépi c’est ce qui se voit mais ce n’est pas ce qui fait la solidité. Alors évidemment, je vais faire mon schtroumpf grognon, je suis accablé de voir le niveau de dialogues dans l’art dramatique français en général, du cinéma jusqu’à la BD. Ça me consterne surtout que souvent, ça marche. Les gens qui boivent une bière en disant " Je bois une bière". Tout le monde a bien compris que je buvais une bière ? Attention je la bois. Et je la repose. C’est le règne de la redondance qui est l’antithèse de l’art dramatique, celui de faire comprendre sans dire les choses. Je reprends toujours cet exemple parce que je suis un grand fan de Pagnol : quand la femme du boulanger finit par rentrer alors qu’elle a trompé son mari, il dit gentiment « ça va tout s’est bien passé, tu étais chez ta mère ? » Et à ce moment-là, la chatte arrive et lui dit « alors vieille salope hein, et t’étais où ? », il insulte la chatte parce qu’il n’insulte pas sa femme et elle, elle pleure. Il lui demande « qu’est-ce qu’il se passe tu as froid ? » Et là tout le monde rit et pleure en même temps. C’est ça l’art dramatique, ce n’est pas de dire « tu m’as trompé, je suis vraiment très triste, j’ai le cœur brisé mais je te pardonne… », on n’en a rien à foutre. Dans E.T., quand à la fin il s’en va, il allume son doigt qui est rouge et qui veut dire « j’ai mal », et devant Eliott, il lui fait juste « aïe ». Version téléfilm français, ou mauvaise BD ça donnerait : « Ohlala, j’ai le cœur brisé à l’idée de rentrer sur ma planète alors que notre amitié… ». J’en ai encore des frissons en souvenir de ça et j’avais dix ans. Il y a un script doctor que j’aime bien, Robert McKee, qui dit que pour qu’une scène soit jouable il faut qu’il y ait un truc à jouer. 

S. V. : Pour moi c’est du boulot (rires). Parce que je ne veux pas taper à coté et ça me prend un temps fou pour trouver parfois l’expression juste.

M. E. : Et en parle. On va se demander à chacun ce que l’autre pense de tel regard…

S. V. : C’est arrivé qu’on me dise que c'était un petit peu au-dessus ou un petit peu en-dessous. Effectivement on ajuste, on ajuste le regard, on ajuste l’émotion, on ajuste le moment.

Comme dans cette séquence-là : on dirait que c’est le lecteur qui va fouiller la maison avec Amédée…

S. V. : Oui, on a le sentiment du lecteur qui fouille, il y a ce jeu-là par rapport à sa propre bibliothèque de lecteur de bandes dessinées. Ça peut aussi venir d’un simple choix d’axe de caméra, je dis caméra parce que je me considère un peu metteur en scène parfois (rires), j’ai le sentiment de mettre en œuvre le travail d’une équipe de cinéma, je fais directeur de casting, costumier, décorateur, éclairagiste... Donc pour cette case-là, à l’origine, j’avais un plan inversé, on voyait l’entrée d’Amédée avec la caméra au ras du sol. Puis, je me suis demandé ce qui serait le plus impliquant. J’ai été gameur de jeu vidéo et l’usage de la lampe torche dans un jeu d’horreur c’est un effet absolument dément. Tout est dans le noir puis on éclaire une zone et le monstre est là évidemment. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un plan qui en appelle à la conscience positive des gens et qu’il fallait que je sois comme dans un jeu vidéo avec la lampe torche, le petit rat qui passe… Ce plan-là est efficace en terme d’implication.

M. E. : Je m’empresse de dire que là on regarde le détail, mais le boulot de Sylvain, c’est que ça ne se voit pas, évidemment. On ne doit pas voir les coutures. C’est un peu comme les américains qui dansent pour une comédie musicale, ça doit paraître facile.

S. V. : Tu parlais d’humilité au début, c’est vrai que la question est proche, et je te contredis, tu as tort : je ne suis pas du tout humble (rires). J'ai une ambition qui est en apparence humble dans le sens où je veux disparaitre derrière notre histoire, disparaitre derrière mes personnages, derrière tout ça, de façon à ce que le lecteur soit totalement impliqué dans le récit. Si à un moment je lui dis « Eh, il y a un auteur derrière ! » parce que mon dessin va le lui dire, il va sortir de sa lecture et il va se dire « je suis dans mon canapé en train de lire »… ça ne m’intéresse pas, je veux surtout éviter ce genre de choses. C’est pour ça qu’il n’y a pas de mains qui sortent des cases, d’onomatopées trop présentes, trop visibles ou trop brutales pour que justement le lecteur ait une impression de réalité derrière les cases, derrière les cadres, que vraiment il se sente dans un petit jeu théâtral. Je fais tout pour ça. En fait, ce que tu appelles humilité est pour moi une grande ambition.

M. E. : Ça n’empêche pas de s’arrêter parce que pour le coup, c’est quand-même aussi une histoire qui prend son temps…

S. V. : Effectivement, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas s’arrêter sur une belle image quand on en a envie. 


Propos recueillis par L. Gianati, L. Cirade et C. Gayout

Bibliothèque sélective

Tananarive

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Katanga
1. Diamants

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Il était une fois en France
1. L'Empire de Monsieur Joseph

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L'Écrin

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GoSt 111

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