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« J’ai peur de la routine »

Entretien avec Fabien Toulmé

Propos recueillis par L. Gianati et C. Gayout Interview 05/02/2020 à 09:49 6596 visiteurs

La première question qui vient à l'esprit quand on rencontre Fabien Toulmé est : "Comment va Hakim ?". Même si l'auteur des Deux vies de Baudouin le voit moins après son déménagement dans le Sud-Ouest, il nous assure que le Syrien et sa famille vont bien, du moins "aussi bien que possible après une telle expérience". À quelques semaines de la sortie du troisième et dernier tome de cette série ô combien humaine et poignante, retour sur les origines d'un projet pas tout à fait comme les autres.


Comment avez-vous recueilli le témoignage d'Hakim ?

Fabien Toulmé : Il y a eu une très très grosse partie de l’interview où j’écrivais le scénario au fur et à mesure parce que, initialement, ce devait être un one-shot. J’avais dans un premier temps annoncé 200 pages. Quand j’ai vu que ça commençait à prendre de l’ampleur, je me suis dit qu’il valait mieux que je continue d’écrire un peu tout, que j’essaie d’estimer le nombre de pages total qu’il y aurait pour que je puisse l’annoncer à Delcourt : « En fait ce sera plutôt 3 ou 4 volumes ». J'ai donc écrit quasiment toute l’histoire avant de commencer à dessiner.

Quelle a été la première réaction d’Hakim quand il a commencé à se voir en images ?

F.T. : Il ne connaissait pas trop le médium BD. On ne s’en rend pas compte parce que nous baignons dedans depuis toujours mais dans plein de pays la BD n’est pas très répandue. Le fait de lire de la bande dessinée n’est pas évident. Je lui avais amené un de mes albums, Ce n’est pas toi que j’attendais, pour lui montrer un petit peu ce que je faisais, comment c'était de raconter la vie de quelqu'un par ce biais là. Il ne l’a pas lu vraiment parce qu’il y a la difficulté de lire en sens inverse en arabe, mais il trouvait que les dessins n’étaient pas trop moches, il s’est dit ok. Quand je lui ai montré les premières pages, effectivement, il réagissait plus sur l’aspect esthétique que sur le fond. Je lui avais montré les premières pages que j’avais faites dans le tome 1 où on voit sa femme et je l’avais dessinée avec une grande robe noire, ça l’avait fait rire parce qu’il disait qu’on aurait dit une bonne-sœur, que ses robes ne sont pas noires mais vu que je joue avec peu de couleurs je l’avais faite comme ça. Il me faisait ses retours sur les aspects graphiques essentiellement. À un autre moment aussi j’avais fait une carte postale de la Syrie et il m’avait dit que ça ressemblait plus à la Tunisie qu’à la Syrie dans le style des immeubles. Mais je ne lui ai pas montré toutes les pages, il n’intervenait pas pour valider en fait, il ne l’avait pas demandé, il me faisait assez confiance sur ce point. Je lui montrais plus dans le but de lui faire voir comment ça prenait forme.

Justement, en terme de confiance, a-t-il fallu l’apprivoiser au début des entretiens ?

F.T. : Disons que ça s’est fait au fur et à mesure. On a pris confiance tous les deux, moi dans mes capacités à recueillir son témoignage, en étant pertinent avec mes questions, et lui dans sa propension à se livrer. Au début, la mise en relation s’est faite par l’intermédiaire d’une amie commune qui est journaliste et dont la mère était bénévole dans une association qui s’appelle La Cimade. C’est elle qui a joué le rôle d’intermédiaire. De ce fait, je pense qu’il est venu en confiance sur ce projet car il avait cette caution amicale. Au début, je lui ai expliqué le projet, je lui ai dit pourquoi je voulais le faire. Je lui ai aussi expliqué potentiellement ce qu’il pouvait découler de cette prise de parole publique, notamment la notoriété, le fait que des gens qu’il ne connait pas puisse lire son histoire. Ainsi, il a préféré rester anonyme. Il a dit que de son coté il aimerait aussi faire ça pour transmettre l’histoire à ses enfants qui n’ont pas connu la Syrie ni la traversée car ils étaient trop petits pour s’en souvenir. C'était sa motivation… Au début, je n’étais pas très doué dans ma façon de l’interroger, j’avais fait une liste de questions, un peu comme vous (rires), sauf que ce n’est pas du tout pareil de faire une interview que de faire raconter quelqu’un. On ne se rend pas compte mais en fait, à partir du moment où on établit les questions, on trace une ligne directrice et on se ferme plein de portes, on veut déjà l’orienter vers l’étape d’après, le sujet suivant. Alors que quand on doit recréer un récit ou un témoignage, il faut laisser la personne raconter et ouvrir les portes que l’on a envie d’ouvrir. Peut-être que la personne estimerait que ça n’est pas intéressant alors que nous on se dit qu’il y a des choses à explorer de ce coté là. En fait, il faut lancer une première question puis la personne parle, et là, demander qu’est-ce qu’il en a découlé ou pourquoi elle a fait ça…

Au début vous étiez plutôt chronologique, êtes-vous resté dans cette voie ?

F.T. : En fait, le début a été particulièrement compliqué parce que la partie la plus facile à recueillir en témoignage c’est « je pars de tel endroit et je vais à tel autre » parce que c’est hyper chronologique. Mais recueillir un témoignage sur « je vis à tel endroit et ma vie c’est ça » c’est extrêmement compliqué car c’est extrêmement diffus comme témoignage. Le tout début de L’Odyssée d’Hakim est beaucoup plus complexe. Comme je voulais parler de sa situation en Syrie, il fallait que je recueille des anecdotes qui soient suffisamment intéressantes d’un point de vue humain et aussi du point de vue de ce que ça raconte sur son pays. Il n’y a pas vraiment d’ordre chronologique dans cette histoire en Syrie parce que l’idée pour moi c’est de retranscrire la situation en Syrie à travers son histoire. Il a vraiment fallu que je le bombarde de questions pour essayer d’extraire les choses qui pourraient être intéressantes et significatives. Par exemple, vivre sous la menace constante d’être espionné, il faut que j’aille chercher dans sa vie des anecdotes qui viennent illustrer ça. J’aurai pu faire un truc un peu sec en disant « c’est dur de vivre sous tel régime » et faire un dessin qui illustre ça. Mais je veux raconter ça en BD donc je cherche les anecdotes qui illustrent ça, je lui dis « ok, tu me racontes ça, mais comment tu as eu conscience du fait que tu es dans un pays où il y a cette menace politique ? » Et il raconte que quand il était petit son père lui disait qu’on ne parlait pas dans la rue, que les murs avaient des oreilles, que du coup il s’imaginait des murs avec des oreilles et je raconte ce passage. Ou il me raconte encore que quand il était ado il avait rendez-vous avec un copain et qu’il y a beaucoup de policiers en civils qui espionnent, qu’il est passé devant un parc en attendant et qu’il est resté au même endroit pendant 10 minutes et que des gens sont venus lui demander ce qu’il faisait là. Tout ça me servait à illustrer tout ce qu’il me racontait de son pays mais sous la forme d’histoires.

Avez vous rajouté certaines choses par rapport à son témoignage ?


F.T. : Je n’ai pas la capacité d’inventer des choses que je n’ai pas vécues. Je pourrais romancer mais sur des sujets à la fois connus et sérieux, on ne peut pas se le permettre, d’autant plus que la personne est en vie et que pour lui c’est un témoignage pour son fils, donc je ne vais pas commencer à raconter des choses qui ne se sont pas passées. C'était aussi ça la difficulté au début, avant de se lancer dans le projet, voir quelle distance prendre. Parce qu'on ne peut pas être rigoureusement dans la retranscription de ses phrases, c’est assez aride, et on ne peut pas refaire une interprétation totale pour satisfaire notre logique narrative. On est obligé de trouver une espèce de juste milieu où on reproduit le plus possible ce qu’il raconte mais où on essaye d’y mettre un peu de chair pour que ce soit agréable à lire.

La présence d'un interprète ne doit pas faciliter les choses...

F.T. : Ça rajoute de la difficulté parce que, concrètement, on peut parler pendant 5 minutes et il va y avoir des digressions, ils vont en faire entre eux et moi je n’y aurais pas forcément accès. J’aurais le propos hyper sec de la traduction. Au bout d’un moment, j'arrivais à reconnaitre des mots clés en arabe comme le mot qui veut dire militaire. Ainsi, quand je posais des questions qui n’avaient pas forcément un lien avec ça et que j’entendais des mots qui étaient hors contexte, je demandais pourquoi il parlait de ça ou de quoi ils avaient parlé en plus de ce qu’il m’avait dit. Donc il fallait aussi que j’aille creuser dans leurs échanges internes.



Vous disiez que, dans le premier tome, vous craigniez de trahir un peu le témoignage d’Hakim. Est-ce que cette crainte s’estompe un peu au fil du temps ?

F.T. : En fait j’avais assez peur de la réception de la lecture du tome 1 par Hakim. Je l’avais prévenu dès le début que j’allais être super fidèle à son histoire mais qu’il n’allait pas forcément se reconnaître parce que j’allais créer des dialogues, parce qu’il m’avait raconté ses émotions et que j’allais devoir les retranscrire en mots et en situations... Il allait peut-être se dire « non, ce n’était pas exactement comme ça ». Je lui ai dit : « je vais essayer d’être le plus fidèle possible, mais c’est possible que tu sois déçu ». Après le tome 1, il avait l’air plutôt content et effectivement il m’a dit qu’il y avait de petites différences mais c'était une espèce de validation de ce que j’étais en train de faire. Et puis encore une fois, le tome 2 était plus facile à raconter parce que c'était moins diffus, sauf le début... À Istanbul, on est un peu sur le même mode qu’en Syrie parce qu’il reste longtemps au même endroit, donc il faut trouver des anecdotes qui illustrent ses sensations du moment. C’est toujours les moments les plus difficiles. À partir du moment où il prend la route c’est plus simple parce qu'on dit « là, je suis parti de là, après j’ai fait ça, et j’ai fait ça » et d’un point de vue retranscription c’est beaucoup plus simple.

Quand on pense aux réfugiés, on s’imagine surtout les naufrages en mer. Ce moment-clé du deuxième tome, l'avez-vous abordé de façon différente pour transmettre l’aspect émotionnel au lecteur ?


F.T. : Je pense qu’il y a toute une partie du travail de retranscription qui se fait de façon inconsciente. Est-ce que je ne dose pas tout en émotions en me demandant jusqu’où je vais... L’idée de départ c’est d’être le plus factuel possible en restant dans les pas d’Hakim sans pour autant couper toute l’émotion, en restant purement dans le factuel. Vraiment, j’essayais de me mettre dans la peau d’Hakim et de montrer ou voir ou ressentir ce qu’il avait ressenti à ce moment-là, donc je lui posais énormément de questions sur ce qu’il avait pensé à tel moment, « que s’est-il passé, qu’as-tu fait, à quoi as-tu réfléchi ? Quand tu es dans l’eau, là, à quoi tu penses ? Pourquoi tu penses ça ? ». J’ai beaucoup plus travaillé sur ce coté du ressenti que sur le coté un peu Hollywoodien de l’aspect incroyable de ce moment là qui fait penser à un film. Donc, justement, je voulais rester beaucoup plus dans le ressenti d’Hakim, son émotion, et comment lui il l’a vécu.

Ce moment a-t-il été difficile à restituer pour lui ? Réfléchir à ses émotions et son ressenti l’oblige à faire une introspection…

F.T. : Je pense que chez ces gens-là, qui ont vécu des choses assez traumatisantes, il y a sans doute un truc qui se passe en terme de dissociation. Ils s’éloignent, comme les gens qui ont vécu des attentats, leurs cerveaux travaillant pour eux. Je le trouvais hyper neutre dans la façon dont il en parlait, il faisait des blagues. Il n’y a pas longtemps, je faisais un reportage pour La Revue dessinée sur la pédophilie et en interviewant des protagonistes de ces histoires, j’ai remarqué que ce sont les victimes qui souvent font les blagues les plus osées sur le sujet, là où nous on est hyper gênés d’en parler, eux ils y vont à fond. Je pense que c’est aussi un fonctionnement de toutes ces personnes qui ont vécu des événements traumatisants, ils prennent un peu de distance et font de l’humour dessus, c’est aussi une façon peut-être de masquer les émotions, je ne sais pas. Donc il était tout le temps plutôt neutre. Après, c’est vrai que sur ce passage en particulier, je le dis dans la BD, c’est le seul moment dans les un an et demi d’interview où je l’ai senti ému en fait. J’ai vu que ça le touchait beaucoup quand on parlait de son fils, quand il est tout seul au milieu du canot et qu’on vient le poser sur un boudin à coté de lui et qu’il le prend dans ses bras. Lui, à ce moment-là, est persuadé que c’est fini. J’ai vraiment senti que c'était fort pour lui. Mais après, dans tous les autres moments qu’il m’a racontés, avant, la prison, la torture, etc, il était beaucoup plus neutre et pourtant ce sont des moments très forts aussi.

Ce qui est constant dans les deux tomes c’est l’entraide, au sein de sa famille mais pas que...

F.T. : Hakim m’a vraiment expliqué ça, que la chose qui l’a le plus surpris en France c’est le coté très individualiste. Il m’expliquait qu’en Syrie il n’y a pas de sans-abris, ce n’est peut-être plus vrai maintenant mais historiquement il n’y en a pas parce que ça n’existe pas chez eux quelqu'un qui est abandonné par tout le monde. Il y a forcément de la famille ou des amis. L’aspect amical, familial est hyper important dans leur culture et quand il arrive en France et que les cellules familiales sont hyper resserrées et très fermées sur elles-mêmes, pour lui c’est incroyable. Par exemple, en France, quand tu vas chez quelqu’un, c’est parce que tu es invité ou que tu as averti avant, alors que chez lui il y a toujours des passages chez les uns et chez les autres et c’est naturel. La notion d’espace familial est beaucoup plus protégé dans notre culture, c’est notre maison. On peut même avoir honte d’accueillir chez nous parce que la maison est mal rangée, dans leur culture c’est beaucoup plus normal d’aller chez les uns et chez les autres. Je pense aussi à cet Irakien, ce voisin à Istanbul, qui lui prête 5000 euros pour qu’il puisse traverser la Méditerranée. J’ai beau être hyper altruiste, je ne donnerais probablement pas une somme pareille à un voisin que je connais peu.

De plus, il sait très bien qu’il ne récupérera jamais son argent...

F.T. : Oui, il était vieux, il s’est peut-être dit «  j’ai suffisamment d’argent pour vivre et puis je n’ai pas une vie hyper fun non plus puisque je suis réfugié Irakien, vieil homme seul, si ça se trouve je vais décéder dans un an donc autant en faire profiter un jeune qui va aller retrouver sa femme avec son fils ».

Face à ça il y a le commerce de la misère avec les passeurs qui profitent de la détresse des gens qui veulent faire la traversée. Lorsque Hakim vous évoque ces faits, avait-il de la haine envers ces gens-là ?

F.T. : Comme je vous le disais il a beaucoup de neutralité, il en parle sans beaucoup d’émotions, de façon très factuelle. C'est aussi quelque chose que j’avais vu dans les reportages, justement ces quartiers à Izmir là où il y a du commerce de passage qui s’organise tout au long de la route, lié au passage des migrants. Donc en fait il s’est rendu compte au bout d’un moment qu’ils étaient un peu les vaches à lait des passeurs, même de civils qui s’inventaient taxis pour les véhiculer d’un endroit à un autre. Ce sont toujours un peu les mafias qui venaient attaquer les réfugiés parce qu’ils savent qu’ils ont des sommes d’argent assez importantes sur eux. Il n’avait pas de haine mais c'était plutôt cynique comme situation.

Avez-vous eu l’idée à un moment de recueillir plusieurs témoignages pour en refaire une histoire ? Pourquoi n’avoir choisi qu’une seule « version » ?

F.T. : En fait, le projet originel c'était de faire une galerie de personnages, de portraits. Sauf qu'à partir du moment où mon idée était d’incarner un maximum chaque histoire, je me suis rendu compte qu'en faisant une galerie de personnages j’allais rester très superficiel, j’allais me consacrer sur un élément ou un évènement et il y avait de fortes chances que l’on se retrouve sur des évènement que l’on connaisse un peu : Méditerranée, la Hongrie, etc. Pour moi, l’idée c'était vraiment de raconter à la fois l’exil, mais aussi la chute, comment ça se passe, comment on peut avoir la vie d’avant, comment ça se bouleverse, se transforme et pourquoi on arrive en France. Finalement, j’ai découvert que ce n’était pas un choix dès le début, ça devient un choix par la force des choses. Son choix au début c’est d’abord de s’écarter au plus proche, au Liban, puis ça ne va pas alors il s’éloigne encore plus et va prendre la décision d’aller en France. Je me suis dit qu’il fallait que je raconte vraiment toute cette transformation de sa vie et je ne peux pas m’amuser à faire une galerie de personnages. J’avais vraiment envie de raconter une histoire vraie, d’une personne, je n’avais pas envie d’assembler les pièces et de faire une fiction basée sur des faits réels, ça m’intéressait moins.

Vous auriez pu tomber sur un témoignage un peu plus fade, celui d’Hakim étant vraiment riche…

F.T. : Je n’ai pas fait de casting ! « Non, trop fade ! Suivant ! » (Rires) En fait il se trouve que tous ont des histoires ordinaires pour le commun des réfugiés mais extraordinaires pour nous. C’est à dire que sur la totalité des personnes, tous ont des histoires exceptionnelles qui méritent d’être racontées. Depuis, j’ai échangé avec d’autres, je n’avais pas trop d’inquiétude à ce sujet. De plus, avant d’entamer le projet, j’avais lu son dossier de demande d’asile où il rappelle les éléments clés de son voyage donc je savais un peu où j’allais.

Lorsqu’on regarde le 4e de couverture du deuxième tome et qu’on imagine le trajet qu’il reste encore à parcourir, on a du mal à concevoir que tout ça va rentrer dans un seul et dernier tome...

F.T. : C’est un peu ce que je disais plus haut. Dans le tome un et le tome deux, il y a de longues périodes où il reste au même endroit, il y a plus de choses à raconter sur ces lieux. Le tome un se déroule en Syrie, je raconte sa vie là-bas, en Jordanie aussi. Le tome deux, lui, se passe en Turquie, il faut raconter sa vie en Turquie… Dans le tome trois il s’agit seulement d’endroits de passage, il bouge beaucoup, il reste une ou deux nuits en Macédoine, la Serbie une nuit, donc tout ça ce sont des étapes qui ne méritent pas de développement. Il y a un coté un peu plus subjectif dans le dernier tome, c’est comment un homme arrive à échapper aux contrôles et à l’arrestation, on est un peu dans un road-movie, il n’y a pas à s’attarder plus que ça sur tel ou tel pays. Je pense que le tome 3 sera beaucoup plus dynamique sans pour autant être coupé à l’excès, ce n’est pas parce qu’il fallait faire 3 tomes que j’ai tout ramassé dans le trois parce que je n’avais plus le temps de raconter, non. J’ai raconté au rythme où j’avais envie de raconter et il se trouve que ça tient en un tome.

Quand vous avez attaqué le projet, on parlait à l’époque dans les médias beaucoup des réfugiés, aujourd'hui beaucoup moins. N’est-ce pas difficile de rester motivé aujourd'hui pour raconter une histoire qui ne s’inscrit plus dans l’actualité immédiate ?


F.T. : Non, parce que ça arrive sur plein de sujets. Quand on parle de la guerre 39-45, elle est finie depuis longtemps. Quand il a été fait Le Voyage de Marcel Grob on ne s’est pas dit que c'était déjà trop vieux. La vérité c’est que ces histoires de réfugiés sont intemporelles et elles existeront toujours. Là, il se trouve que ça parle d’un réfugié Syrien et le gros de la crise Syrienne est passé mais il y a encore quand-même toujours beaucoup de réfugiés d’Afrique Sub-saharienne, des Afghans, beaucoup de Vénézuéliens. On en parle moins dans les médias mais je pense qu’il y a eu un effet de saturation dans l’esprit des gens. Justement c'était aussi ça l’objectif. Je pense qu’à force d'enchaîner des infos sans les incarner ça a pour effet de nous rendre incapables d’assimiler tout ce qu’on peut nous dire. Si on nous dit que l’année dernière il y a eu 1500 morts en mer et que ce ne sont plus des Syriens mais des Africains Sub-sahariens, on comprendra l’ampleur du drame mais on n’arrive pas à mettre des images sur ces informations. Une info chasse l’autre et les médias commencent à s’intéresser à d’autres choses car il y a toujours d’autres évènements qui sont plus importants parce que plus nombreux. Il y a aussi des évènements qui se passent très loin et c’est beaucoup moins significatif pour les médias et les spectateurs. Les prises de réfugiés sur les Vénézuéliens qui arrivent au Brésil, ici on n’en entend pas trop parler alors qu’au Brésil c’est assez fort. Finalement c’est presque bien que ça arrive dans un deuxième temps parce que ça permet d’éviter la saturation de cette information qui a peut-être fini par souler certaines personnes et là ça vient un peu sous-titrer des informations trop elliptiques de l’époque, trop lapidaires, ça vient incarner quelque chose qui était juste abordé en surface.

Vous collaborez également à La Revue dessinée. Pensez-vous que la BD soit un bon moyen de véhiculer les actualités et les faits ?

F.T. : Je pense que tout dépend de l’angle qu’on adopte. Pour moi, la BD c’est pouvoir faire vivre des personnages et de suivre des histoires qu’on ne pourrait pas suivre par aucun autre médium. La bande dessinée qui parlerait d’actualité uniquement sous une forme didactique n’aurait pas forcément beaucoup plus d’atouts qu’un article ou un reportage. Mes atouts de la BD c’est vraiment de pouvoir raconter des histoires à hauteur d’homme qui peuvent retraduire une situation plus globale, où on peut faire vivre des personnages qu’on ne peut pas faire vivre autrement. Avec le cinéma, il y a des contraintes de temps qui ne permettent pas de s’étendre aussi longuement sur des histoires comme ça. Le réel atout de la BD c’est d’incarner les histoires, de faire passer de l’émotion de façon beaucoup plus pure que les informations parfois brutes.

Si on vous dit qu’il y a un petit peu de Guy Delisle dans votre album ça vous fait plaisir ?

F.T. : C’est un peu une constante. On me dit souvent Guy Delisle, Riad Sattouf aussi. Je pense que pour ce dernier c’est surtout lié au thème parce qu'on ne m’avait pas fait cette réflexion sur les deux premiers albums. Guy Delisle, on m’en a toujours parlé et oui ça me fait plaisir. En fait, dans ma jeunesse, j’ai beaucoup lu de BD, des classiques, Tintin, etc. Après j’ai arrêté d’en lire, j'étais à l’étranger et je n’y avais pas trop accès. Quand j'étais au Brésil j'étais retombé un peu sur de la BD qui commençait à arriver d’Europe, beaucoup de trucs des éditions de L’Association : il y avait David B, Marjane Satrapi, Guy Delisle... C'était à l’époque où j'étais encore ingénieur et je me posais des questions sur « est-ce que je n’aimerais pas devenir dessinateur ? » Et je m’étais toujours dit, sans doute parce que je comparais par rapport à ce que je lisais étant gamin, que je n’aurais pas des histoires comme ça à raconter. Je ne me sentais pas capable de raconter des histoires de cette manière là, dans ces univers là et je considérais que je n’avais pas un dessin qui permettait de raconter des choses comme ça. Je pense que de lire ce qui provenait de L’Association m'a permis de trouver un chemin dans cet univers là, peut-être un peu moins académique et des histoires un peu plus charnues. Donc, oui, ça me fait plaisir de l’entendre.

Comment se déroule une journée de travail chez vous ?

F.T. : Habituellement, ce que je fais dernièrement, c’est que je travaille comme des horaires de bureau. J’ai des enfants, donc le matin je les dépose, ensuite je suis plutôt en atelier sur du dessin et de la couleur et je pars assez tôt dans l’après midi parce que j’ai du mal à travailler très longtemps, le dessin demande pas mal d’énergie. Je rentre à la maison, je me pose et je réattaque sur autre chose, soit je me mets à la couleur, soit je fais des scénarios. Quand je fais du dessin j’écoute beaucoup d’histoires, de podcasts de radio, ça alimente pas mal mes idées pour d’autres histoires. Si j’écris un scénario par contre, c’est plutôt silence ou musique sans paroles, BO de films, musique classique, jazz, des trucs pas trop violents et qui ne parasitent pas trop l’esprit.

Vous avez rencontré Hakim avec votre fille. C'était important pour vous ?


F.T. : D’une façon globale, j’aime bien partager des choses avec mes enfants et, surtout, sur un sujet comme ça, je trouvais que c'était une chance pour elle de pouvoir écouter ce qui se disait. Ça partait un peu du même objectif que le livre, à savoir, montrer aux gens quelle est cette histoire. Pour elle c'était de voir qu’ils ne vivaient pas dans des tentes comme elle s’y attendait, qu’en fait ils sont propres, même si je ne l’ai pas raconté dans la BD parce que c’est politiquement incorrect, des trucs comme ça. On a plein d’idées reçues qui sont véhiculées par les médias, d’autant plus quand on est enfant, c'était une façon pour moi de lui montrer la réalité des choses. C'était aussi l’occasion de lui montrer comment on fait une bande dessinée, une interview, etc.

Avez-vous réfléchi à "l'après Hakim" ?

F.T. : Oui, ce sera une fiction… J’ai un peu peur de la routine, c’est pour ça que j’ai souvent changé de métier et là je n’ai pas envie d’enchainer les mêmes styles de projets. J’ai fait une autobiographie, une fiction, là du reportage. Ce qui est bien, c’est que ce sont vraiment trois façons d’écrire différentes. J’aime bien alterner parce que j’ai peur de m’encrouter, je n’ai pas envie d’être LA personne qui fait de l’autobiographie, ou LA personne qui fait du reportage, je n’ai pas envie d’être assigné à un style et d’être enfermé comme certains auteurs qui se retrouvent un peu piégés. Ce sera donc une fiction en one-shot, une histoire d’être humain.


Propos recueillis par L. Gianati et C. Gayout

Bibliographie sélective

L'odyssée d'Hakim
2. De la Turquie à la Grèce

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Ce n'est pas toi que j'attendais

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Les deux vies de Baudouin

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