Un soleil radieux, un public nombreux, une terrasse ombragée, une bière légèrement houblonnée… les conditions étaient idéales pour cette interview avec un Philippe Glaucker visiblement ravi de venir parler de Kebek tout en profitant de la douceur tourangelle du XVe festival BD d'À Tours de bulles.
Kebek présente certaines similitudes avec La nuit des temps et vous vous en êtes déjà largement expliqué. Mais au-delà de cela, cet album n’est-il pas une manière de revenir sur quelque chose d’inachevé ?
Philippe Gauckler : Effectivement ! C’est en retrouvant la petite lettre que René Barjavel m’avait écrite, le 1er décembre 1980 pour être précis, et que j’avais glissée dans un bouquin.
À cette époque, je m’ennuyais ferme en première année aux Arts appliqués, j’avais en tête l’idée d’adapter La Nuit des Temps, d’en faire mon sujet d’étude, en mode école buissonnière. Mon père n’était pas d’accord. Mais Barjavel lui a écrit et l’a convaincu de me soutenir. Qu’y avait-il dans cette lettre? Quelques années plus tard quand je lui ai demandé, mon père m’a dit que Barjavel lui avait écrit que, pour de multiples raisons, il y avait un certain nombre de livres qu’il n’avait pas encore écrits et qu’il lui restait peu de temps pour les écrire. C’était son grand regret. Il l’avait convaincu de m’encourager à réaliser mes propres projets.… Il faudrait que je remette la main sur cette lettre ! J’avais réalisé une quinzaine de pages en couleur de La Nuit des Temps ; je suis allé les montrer à Jean-Pierre Dionnet, le cocréateur de Métal Hurlant où convergeaient toutes sortes de propositions d’univers visuels alternatifs et fantastiques. Je lui parle de mon projet d’adaptation du roman ; il me met en garde par rapport à une évolution probable de mon style débutant et me conseille de commencer plutôt par des histoires courtes qu’il pourrait publier dans le magazine. C’était mon premier grand carrefour : quelle voie choisir ? J’ai choisi Métal Hurlant… Aujourd’hui, j’ai la joie de retrouver un itinéraire que je n’ai pas pris à l’époque. Mais je n’ai pas cherché à faire une adaptation de La Nuit des Temps, je me suis inspiré des impressions laissées par le roman, pour dessiner quelque chose à ma manière.
Kebek possède des thématiques fortes. Il y a des combats importants pour vous, au point de vous en servir comme trame de fond ?
P.G. : Tout à fait, et cela m’a même un peu débordé. Une histoire doit avoir des personnages (NDLR : Roy Koks, Natane…), un fond (NDLR : le microcosme dans et autour de la mine), un arrière-fond (NDLR : le contexte géopolitique local et mondial)… et là tout s’est imbriqué très fortement.
Justement, comment avez-vous géré toute cette imbrication ?
P.G. : En relisant La Nuit des Temps pour pouvoir maintenir une distance avec Kebek, je me suis rendu compte que c’était un livre relativement intimiste. En fait, c’est une histoire d’amour qui se déroule presque à huis-clos, dans des décors très confinés, puisque l’action se déroule sous les glaces de l’Antarctique mais aux yeux du monde entier. Barjavel possède une écriture dépouillée, faite de sensations, qui donne le frisson, mais qui est difficile à transposer visuellement. Le passage à l’image d’une telle œuvre, un drame amoureux d’une grande intensité, aurait posé trop de problèmes. Il fallait donc changer le champ géographique de mon intrigue et mettre le monde, via les médias, en second plan…
Il vous fallait donc vous réapproprier/transposer le contexte afin de lui donner une dimension personnelle et visuelle ?
P.G. : Oui, à l’instar de la couverture avec cette sphère qui aurait pu devenir un cube (sourire). Mais la sphère est plus en rapport avec le cosmos. Dessinée ainsi, elle ressemble à un astre et les lumières des frontales des mineurs ressemblent à des étoiles. Nous sommes sous terre, mais il y a un fort rapport visuel à l’espace. Plus globalement, il faut rappeler que je me suis inspiré de La Nuit des temps, de la même manière que René Barjavel s’est inspiré de La Sphère d’Or, roman d’anticipation de l’auteur australien Erle Cox, paru en France en 1925.
Avez-vous eu une réflexion spécifique pour créer votre univers ?
P.G. : Au début, l’action devait se passer en Yakoutie, au fin fond de la Sibérie. Mais il est devenu très difficile de parler de la Russie actuelle, je l’ai éprouvé en réalisant les 3 tomes de ma série Koralovski. J’ai donc tout transféré au Québec, où on retrouve les mêmes ingrédients : un peuple premier chamanique, les indiens Cris, un cratère météoritique géant, des mines de divers gisements de matières premières rares tels l’or, les diamants… et des groupes humains/corporations (NDLR : médias, forces de l’ordre…) qui viennent se rajouter aux travailleurs de la mine. Pour le reste, j’ai repris la documentation sur Internet sans vouloir rechercher la ressemblance absolue, mais la crédibilité.
Le temps est omniprésent dans l’album, ne serait-ce que par l’utilisation de nombreux flashbacks/flashforwards qui donnent un rythme particulier à cette histoire… au risque de perdre le lecteur. Est-ce voulu ?
PG : Oui. J’ai été nourri aux séries télévisées contemporaines qui sont des moments jouissifs en matière de narration. Tu te fais balader, le scénariste joue avec toi en te livrant un minimum d’indications. J’y trouve un formidable art du récit. Pour Kebek, le temps présent, celui de la première planche, se passe six mois après les événements racontés en flashback dans les planches suivantes… Pendant tout le récit, il y a une sorte de va-et-vient présent/passé proche. Je crois que ça fonctionne, personne ne m’a encore fait de remarque jusqu’à présent.
À propos de temps comment gérez-vous le vôtre ? Comment travaillez-vous ?
P.G. : Par vagues. Je pressens ce qui va se passer, je le pré-écris de manière assez floue… je fais des croquis sur un carnet. Parfois c’est le texte qui arrive en premier et je l’illustre, parfois ce sont les dessins sans texte… et je pose un dialogue. C’est une mécanique inconsciente !
Et tout finit par être cohérent à la fin ?
P.G. : Non (rires) ! Il y a des allers-retours, des aménagements, sans parler des planches à rectifier, des couleurs à modifier. Entre le scénariste et le dessinateur, c’est une relation parfois schizophrène. J’aimerais avoir un autre moi pour pouvoir dialoguer. Il y a une frustration d’être auteur complet. Heureusement, Vincent Odin, mon coach éditorial et artistique, veille et prend le rôle de partenaire à qui je peux faire part de mes doutes. Il m’aide à chercher et trouver des solutions… Il agit comme un psy.
À propos de psy, sur un album comme celui-ci, quel est la part d’affect ?
P.G. : Cela peut devenir envahissant et il y a toujours une part de soi-même, sans aller cependant jusqu’à l’identification. Je reste toujours en recul. Si quelqu’un fait une critique de mon travail, je ne vais pas le prendre comme une attaque personnelle. C’est plus facile à encaisser que pour un acteur par exemple ; le dessin agit comme un écran qui me permet de prendre de la distance. Mais je ne vais pas essayer de convaincre quelqu’un qui serait indifférent.
Comment passe-t-on de la solitude de l’atelier à la frénésie d’un festival ?
P.G. : Il suffit juste de considérer que la publication de son travail est un aboutissement et non pas une punition ! J’ai envie d’accompagner mon album, donc d’en parler, ce qui provient sûrement de la manière dont je m’implique dans mon travail. En tant que lecteur de BD, j’apprécie quand un auteur parle de son travail, cela me motive. Mais je peux aussi comprendre qu’il puisse disparaître derrière son album une fois celui-ci sorti. Je fais partie de ceux qui, physiquement, ont besoin de venir parler de leur album, non pas pour l’album lui-même, mais pour tout ce qu’il y a autour.
Globalement quels sont les retours lors des séances de dédicaces ?
P.G. : Superbes et émouvants, parfois troublants. La plupart des gens ne connaissent pas Kebek, mais ont eu un a priori positif en le feuilletant. C’est un avantage par rapport à un roman même si, en BD, tu t’exposes plus rapidement au jugement. Et puis, je suis très friand de cette énergie que les gens me transmettent, je crois que c’est ce que nous venons chercher, auteur et lecteur, un échange d’énergie.
Vous avez été en 2006 et 2015, Soleil d'or au Festival de Solliès-Ville. Un prix, c’est important ?
P.G. : C’est important pour l’auteur, cela conforte aussi son rapport à l’éditeur. C’est une confirmation. Il y a une reconnaissance, surtout que c’était à quelques années de différence sur deux genres, eux aussi, très différents (NDLR : Prince Lao est destiné aux jeunes lecteurs, Koralovski à un public plus adulte). Si c’est une forme de validation, cela n’empêche pas que je n’ai aucune certitude sur ce que je fais !
Justement, votre futur vous le voyez comment ? Existe-t-il des histoires à écrire, des univers graphiques encore à explorer ?
P.G. : Entre 1995 et 2005, je me suis éloigné de la BD, laissé envahir par mon autre activité en dessin publicitaire, par la réalisation de storyboards et de roughs, mais je me suis remis à l’écriture aussi, j’ai conçu deux ou trois projets pendant ce temps… Et maintenant, j’ai envie de les réaliser. À cette époque, j’étais dans une routine stimulante et je n’avais pas besoin d’aller voir ailleurs. J’avais bifurqué sans le savoir vers une forme de commodité, je me suis laissé stimuler par la pub, toutes les journées étaient très intenses : les gens venaient avec une demande, un questionnement et j’étais obligé d’avoir la solution ! Un dessinateur doit être motivé par son doute, mais là je n’avais pas le temps, on était en mode instantané, immédiat. Je pourrais presque dire que j’ai été drogué à une forme de récompense du devoir accompli. J’en avais oublié le fondement de l’Art : le questionnement, l’incertitude. Aujourd’hui, je suis seul, mais pas isolé, mais seul à prendre des décisions. Je suis en danger économiquement parlant déjà et je m’expose directement en tant qu’auteur complet. Mais je suis plus dans la vérité de mes questionnements personnels, mon rapport aux autres, à mon travail. Ce n’est pas parce que je me sens validé que cela me tranquillise… En fait, il s’est passé un temps qui n’a pas laissé beaucoup de traces. Je rejoins René Barjavel lorsqu’il évoquait à mon père tous les projets de livres qu’il n’avait pas écrits et qu'il lui restait à écrire. Désormais, l’implication est plus forte, mais je ne serais pas là si je n’avais pas fait de la pub intensivement pendant 10 ans. J’ai conscience des enjeux et de mon choix.
Sur L’Éternité existe-t-il quelque chose qui serait à reprendre ?
P.G : Non ! Je n’ai aucun regret. Pour moi ce premier tirage est réussi. Il reproduit parfaitement et fidèlement les dessins et les planches... Je revendique l’entière paternité de Kebek, y compris le fait d’opter pour un diptyque et d’occasionner ainsi une césure qui pourrait induire une frustration auprès de certains lecteurs.
Justement, cette suite ?
P.G : Fin du second semestre 2020. J’ai bien avancé… le fil rouge est écrit, les dernières pages aussi, mais tout n’est pas encore calé. Il y a des méandres à maîtriser, des "surprises" à gérer. Il (ne) faut (pas) se laisser surprendre par une ou deux petites dérives toujours possibles qui m’obligeraient à ramer pour revenir dans le fil de l’histoire, mais il faut que je les dessine pour être certain que cela fonctionne (ou pas), même si cela me prend un temps fou…. Elles feront l’objet, peut-être d’un add-on ! Actuellement, j’ai du mal avec le personnage qui apparaît à la fin du tome 1. Je voulais lui faire conserver son masque, mais c’est trop difficile de dessiner un personnage sans pouvoir appréhender son regard. Aussi, je bute sur cette femme sans regard ! Finalement, je crois qu’elle va ôter son casque pour que l’on puisse voir ses yeux... Et découvrir quelle est la nature de son regard !