La répétition des thèmes d'un album à l'autre chez un auteur est-il forcément synonyme de lassitude chez les lecteurs ? À vos stylos, vous avez deux heures ! Quoique... Pour ceux qui suivent Jung depuis Couleur de Peau : Miel jusqu'à Babybox, en passant par Le Voyage de Phoenix, la réponse est limpide. Le plaisir de retrouver cet auteur à chaque nouvelle production non seulement ne faiblit pas mais, au contraire, grandit au fil des années. Jusqu'à provoquer une certaine impatience quand des problèmes à l'imprimerie viennent perturber la mise en place du dernier titre...
Quelques soucis de fabrication qui ont entraîné un retard de livraison ?
Jung : C'est un objet particulier avec un façonnage un peu spécial. J'ai travaillé avec Clotilde Vu (Éditrice chez Soleil, NDLR) sur cet album. Quand on a commencé à évoquer la fabrication, la couverture et la maquette, elle m'a proposé quelque chose qui pourrait évoquer l'idée de la boîte. Il aurait dû sortir le 10 octobre et l'imprimerie a pris un peu de retard. J'ai été surpris que les bouquins arrivent sous blister. Comme je ne suis pas un auteur dont on achète les livres les yeux fermés, je crains que les potentiels lecteurs ne puissent pas y jeter un œil.
Ces babybox existent-elles vraiment ?
J. : Oui, ça existe, même en France. À l'origine, en Corée, ce n'était pas le nom qui était utilisé mais il exprime bien cette notion de boîte pour bébés. Elles sont encastrées dans des murs. Les parents qui ne peuvent pas s'occuper de leur enfant peuvent les y déposer anonymement. J'ai découvert celle de Séoul qui n'en comporte qu'une seule. Je suis allé la visiter car c'est un lieu qui a engendré des polémiques en Corée. C'est alors que j'ai appris qu'il y en avait aussi au Japon. Contrairement à ce que l'on pense, la majorité de ces babybox se trouvent en Europe, notamment en Europe de l'Est. Il y en a en Allemagne, deux en Belgique... On commence également à en voir apparaître dans certains États aux États-Unis. Ça ressemble à une boîte aux lettres mais aussi à un vide ordures... (sourire) Par contre, il y a à l'intérieur un petit matelas et c'est chauffé. Quand on referme la babybox, une petite alarme se déclenche pour qu'une personne derrière les murs vienne récupérer le nourrisson.
La babybox de Séoul est-elle vraiment tenue par un pasteur américain ?
J. : Non, pas du tout, ça reste une fiction. Celle de Séoul a été créée par un pasteur coréen. Quand j'ai visité cette babybox, il y avait principalement des enfants handicapés. Les enfants adoptables sont directement envoyés dans des orphelinats officiels de Corée. Découvrir ce lieu m'a donné envie d'en faire une histoire qui s'inscrit dans la continuité de ce que j'ai pu faire dans Couleur de Peau : Miel et ensuite dans Le Voyage de Phoenix. Les thématiques qui m"intéressent sont liées à mon histoire personnelle. On y retrouve donc la quête identitaire, l'amour maternel, l'acceptation de soi... Dans Babybox, il y a une dimension supplémentaire : quand on découvre qu'on n'a aucun lien de parenté avec ses parents, que ressent-on ?
On y retrouve également, comme dans Le Voyage de Phoenix, le thème de vies brisées par un accident de voiture...
J. : Oui, c'est un peu récurrent. (sourire) Ma sœur est également décédée dans un accident de voiture. Ce sont des choses que j'ai envie de raconter et je ne vais pas aller contre ces envies même s'il y a des répétitions.
Qui est Kim Hae Kyung qui vous a inspiré le personnage de Claire ?
J. : C'est une enfant adoptée que je connais et qui se colorait les cheveux. Le dossier qui se trouve dans l'album est le sien. J'ai juste changé les dates et son nom.
Claire, comme Jennifer dans Le Voyage de Phoenix sont les narratrices. Qu'apporte au récit ce type de narration à la première personne ?
J. : Je me suis posé la même question. Je pense que j'ai besoin de raconter ces histoires à la première personne. C'est une manière pour moi de m'immerger dans le récit et d'incarner le personnage. C'est intéressant aussi de raconter une histoire uniquement avec des dialogues, sans utiliser de récitatifs. Ce qui est important, quand on en utilise malgré tout, c'est d'éviter les redondances. Cet aspect-là de la bande dessinée m'intéresse.
Claire n'est pas au courant qu'elle a été adoptée et pourtant, elle semble ressentir un manque...
J. : Je pense que son subconscient travaille. Elle ressentait un vide et cette sensation se confirme finalement. On ne peut pas toujours tout expliquer. Elle est arrivée en France avec ses parents quand elle était petite. Elle se souvient d'un moment privilégié qu'elle a passé avec sa maman pendant lequel elle voulait lui avouer quelque chose... Elle a grandi à Paris et elle s'est posée très tôt des questions que l'on peut se poser quand on est asiatique et qu'on vit dans un pays occidental. Les autres nous renvoient toujours cette différence. Claire se colore les cheveux pour marquer cette différence.
Et pourtant, ses deux parents sont asiatiques...
J. : Oui. Je rencontre souvent des coréens arrivés en France avec leurs deux parents biologiques. Ils sont confrontés aux mêmes problèmes que nous.
Pensez-vous que la mère de Claire aurait eu un jour le courage de révéler la vérité à sa fille ?
J. : (Sourire) J'en sais rien. C'est une fiction et forcément je commence à avoir un peu l'habitude de raconter des histoires et d'installer une dramaturgie. Là, en l'occurrence, c'est la maman de Claire qui meurt. Franchement, je ne pense pas qu'elle lui aurait dit. Il y a beaucoup d'enfants coréens qui ont été adoptés à travers le monde, environ 200 000. Mais il y a aussi 30 000 coréens qui ont été adoptés par des familles coréennes. Lors de mon dernier voyage en Corée, j'ai rencontré des coréens d'un certain âge qui me demandaient ce qu'ils devaient faire. Ils avaient adopté un enfant qui avait désormais entre 10 et 20 ans et ils se posaient la question de savoir s'ils devaient ou non lui dire la vérité. Je n'ai pas su quoi leur répondre. Apprendre ça à l'âge adulte est quelque chose de terrible, je pense qu'il est préférable de le dire tout de suite. C'est un aspect de l'adoption que je voulais soulever dans cette histoire.
Pour revenir sur le personnage du pasteur américain, avez-vous connaissance d'anciens militaires ayant fait la guerre du Vietnam qui ont suivi ce chemin de la rédemption ?
J. : Non, je n'ai pas d'exemple mais il y a un contingent très important d'américains en Corée. J'ai donc imaginé ce genre de destin. La guerre du Vietnam a été terrible et beaucoup de soldats sont revenus traumatisés. L'histoire d'un soldat américain qui a choisi cette façon de se reconstruire m'a paru plausible. C'est aussi traumatisant que de perdre un être cher. C'est très bien raconté dans Voyage au bout de l'enfer. Le Vietnam m'intéresse en général. J'ai appris que le deuxième contingent de militaires dans ce pays, après les américains, était celui des coréens. Pour la petite histoire, ces soldats déprimaient car ils n'avaient pas de kimchi là-bas. Le président coréen avait alors demandé à rencontrer Johnson pour régler ce problème. J'ai un projet qui traiterait de cette histoire.
En lisant les titres des chapitres les uns après les autres, on pourrait presque avoir un résumé de l'histoire...
J. : C'est Clotilde Vu qui est à l'origine de ces titres. Cela faisait longtemps qu'on avait envie de travailler ensemble. Elle m'avait découvert au travers de Couleur de Peau : Miel, et moi grâce à ses collections, Noctambule et Métamorphose. La collaboration s'est très bien passée, c'est elle qui m'a proposé le système des chapitres avec les textes qu'elle a choisis. De même, la bande annonce que j'ai réalisée, c'est également son idée.
Comment a été choisie la musique de la bande annonce ?
J. : J'étais parti sur une musique qu'un ami avait composée. J'ai envoyé cette première version mais Clotilde l'a trouvée trop déprimante. Je suis alors parti à la recherche d'une autre musique sur internet.
Quels sont les nouveaux terrains graphiques que vous avez explorés pour cet album ?
J. : J'aime bien le noir et blanc. Je pense que j'ai davantage poussé les décors que dans Couleur de Peau : Miel par exemple. Au départ, j'avais proposé une bande dessinée en couleur. Puis, sur les premières planches, il y avait toujours quelque chose qui me dérangeait. Du coup, on est partis sur quelque chose de plus radical avec une couleur dominante, celle des cheveux de Claire. C'est quelque chose de nouveau pour moi bien que dans le film Couleur de Peau : Miel, l'ocre était également une couleur dominante. Ce qui est nouveau aussi, c'est que j'avais un carnet de croquis pour cet album et que j'ai dessiné des séquences sans faire de cases. Je me suis laissé cette liberté de travailler de manière très spontanée sans les étapes d'encrage. Je faisais donc mes roughs directement sur ces carnets de croquis, au feutre. Il y a pas mal de planches que j'ai réalisées de cette façon. Je les scanne ensuite et les retravaille sur Photoshop pour créer les planches. J'y rajoute des textures... Peut-être que dans cet album, plus que dans les autres, je suis allé encore plus loin dans la manière de déstructurer le trait. Le trait est accidenté, pas lisse. Il n'y a aucune case pour laquelle j'ai utilisé la règle pour faire une maison. Je n'ai jamais aimé les lignes droites. Quand je commence un album, je sais à peu près ce que je vais raconter mais je sais qu'à tout moment, je peux changer de direction, je peux ajouter des éléments. Il n'y a pas de storyboard, ni de découpage de planche. Je réalise les dialogues après. Pour Babybox, il y a eu un synopsis de 4-5 pages que j'ai envoyé à Clotilde pour entériner le projet. Mais une fois que j'ai attaqué l'album, je ne relis plus le synopsis. Quand je l'écris, j'ai l'impression de déjà raconter l'histoire et ça m'ennuie de faire ça car après je n'ai plus de plaisir. Quand je raconte une histoire, je la raconte d'abord à moi-même, ce qui me permet de l'incarner et d'y croire. J'ai aussi besoin de dessiner des lieux que je connais. Le restaurant existe, la rue qu'emprunte Claire au début de l'album existe également, c'est la rue Ménilmontant... C'est pour ça que je suis très mauvais en science-fiction ou en fantastique. Je suis un dessinateur qui a besoin du réel pour pouvoir raconter une histoire.
Ayant déjà réalisé un film, pensez-vous "cinéma" quand vous attaquez un nouveau projet BD ?
J. : Babybox était d'abord un projet de film. Le scénario était écrit mais ce n'est pas toujours facile de trouver des financements pour faire un long métrage. Peut-être que le film se fera un jour... ou pas. Quand j'ai parlé de ce projet à Clotilde, je lui ai évoqué l'idée d'en faire une bande dessinée. Ce sont deux media différents et, au départ, je suis un auteur et un amoureux de bande dessinée. Je ne fais pas du cinéma par frustration. Je fais de la bande dessinée car c'est pour moi un medium qui a toute sa légitimité et n'a rien à envier au cinéma. Ce sont simplement deux façons très différentes de raconter une histoire. La bande dessinée permet de revenir en arrière, de s'arrêter sur une image, d'utiliser des ellipses... Dans un film, je suis complètement dépendant du montage, de la musique, de là où le réalisateur veut m'emmener.
Quel est votre regard sur le rapprochement récent entre les deux Corée ?
J. : Ça me touche énormément. Ce qui se passe entre les deux Corée est hallucinant. C'est un peu la même chose que lorsque les deux Allemagne se sont réunies. Il y a encore quelques temps, Jim-Jong Un envoyait ses missiles. Les soldats basés au niveau du 38ème parallèle sont en train de déminer la zone. Je suis ces événements de très près.
Avant de vous mettre au travail, avez-vous un rituel ?
J. : Il me faut déjà mon café. (sourire) Je travaille plutôt en journée. Quand je travaille le soir, c'est que je suis à la bourre. Je me réveille tôt, vers 6h30-7h00. Quand je travaille sur une bande dessinée, je travaille par périodes. Je peux faire un album en quatre mois. Je n'aime pas le côté laborieux. Avant, quand je travaillais sur des séries comme Kwaïdan, en couleurs directes, j'étais toujours très angoissé avant de commencer une planche car c'était du beau papier sur du grand format. C'est angoissant de commencer un dessin sur une belle feuille... Je travaille désormais sur des feuilles beaucoup plus classiques et ça me permet de ne plus avoir cette angoisse. Je me mets aussi de la musique car j'ai besoin de m'immerger pour me mettre dans une certaine ambiance. Pour chaque album, il y a une bande originale. C'est peut-être quelque chose qui me vient de Cosey, notamment sur Jonathan. J'ai toujours le souvenir de ces albums où étaient indiquées sur la C4 des musiques à écouter. Je le faisais et c'est comme ça que j'ai découvert Mike Oldfield, Brian Eno, Kate Bush... J'écoute encore du Mike Oldfield, on est de suite immergés dans une ambiance, surtout quand j'écris un scénario.