Habitué des récits de voyages aux quatre coins de la planète, Guy Delisle a posé ses valises mais aussi son regard sur ses deux enfants. Véritable source d'inspiration pour réaliser quelques saynètes et alimenter un blog, elle a permis de remplir quatre tomes de la collection Shampooing de gags en tous genres procurant des moments de franche rigolade. Le dernier opus refermé, c'est avec beaucoup de nostalgie, largement partagée avec l'auteur, que l'on referme une partie de cette enfance qui est aussi un peu la nôtre.
Au départ, Le Guide du mauvais père était une récréation entre deux voyages ?
Guy Delisle : Après le gros pavé des Chroniques de Jérusalem, j’ai eu l’envie d’imaginer et de créer des histoires très courtes. En Birmanie, j’avais déjà fait une chronique qui s’intitulait Le Guide du mauvais père et j’avais trouvé ça assez chouette. Retravailler là-dessus me revenait souvent à l’esprit. Comme nous voyageons beaucoup moins qu’à l’époque, j’y ai repensé en regardant les enfants à la maison. J’ai commencé sur mon blog à mettre une histoire. J’ai eu beaucoup de retours de papas qui m’ont dit par exemple que eux aussi avait oublié de mettre la pièce de la petite souris. Je me suis senti un peu moins seul. J’en ai fait deux-trois autres et Lewis Trondheim m’a appelé en me disant qu’on pouvait en faire un album si je continuais. J’ai donc poursuivi sans jamais penser que je pouvais en faire trois albums et encore moins quatre. (sourire) Là pour le coup, j’ai vraiment mis un point final puisque le stade de la petite enfance est terminé. Ces quatre tomes ont finalement jalonné ma vie.
La fin du tome quatre est particulièrement émouvante…
G.D. : J’ai pleuré en la réalisant. Il a fallu que j’y revienne, que je la refasse. Ça m’a moi-même permis de passer au-delà de ça, me rendre compte que mon fils avait grandi d’un coup et qu’on ne pourrait plus refaire ensemble les mêmes choses que lorsqu’il était petit a été difficile à admettre. Une fois que ce stade est passé, tout va mieux. Maintenant qu’il est ado, on fait plein d’autres choses différentes ensemble comme de la musique sur l’ordinateur. On nous dit souvent que le temps passe vite. À un certain moment de la vie, cette phrase devient la réalité.
Poursuivre la série avec deux gamins de 14 ans et 11 ans, ce n’est pas envisageable ?
G.D. : J’y ai longtemps réfléchi, d’autant qu’il se passe aussi pas mal de choses pendant l’adolescence, donc beaucoup à raconter. Mais je n’y crois plus trop. La problématique n’est pas la même. Ce sont des problèmes qui sont beaucoup plus psychologiques. Il n’y a pas le côté naïf et mignon des enfants. De plus, tous les copains de mes enfants lisent les bouquins et je ne pense pas avoir envie d’étaler tout ça. Je vais peut-être attendre un peu plus longtemps, une fois que je serai grand-père. (sourire)
Dessiner pour un blog ou pour un album, est-ce vraiment différent ?
G.D. : C’est très différent. Quand j’étais à Jérusalem, j’avais fait un blog classique avec des photos, des petits textes et des images. Quand je suis revenu en France, j’ai décidé d'en faire une BD et je m’étais dit que le blog était déjà là. Mais en fait, ça ne s’est pas fait ainsi. La BD demande une toute autre forme narrative. J’ai abandonné la lecture du blog et je me suis remis à lire simplement mes notes sur l’année que l’on a passée à Jérusalem. Je me sers du blog pour d’autres finalités. J’y mets de temps en temps des petites histoires qui peuvent devenir des livres ou simplement rester des histoires courtes. C’est un terrain d’expérimentation très utile. Auparavant, c’était le rôle des magazines comme Lapin publié par l’Association. Tout le monde se retrouvait et pouvait voir ce que les autres faisaient. C’était très enthousiasmant.
Faire une BD d’humour demande-t-il une attention toute particulière pour les dialogues ?
G.D. : Pas plus que ça. La narration, que ce soit celle d’un voyage ou celle d’une histoire de mec kidnappé, est essentielle en terme de rythme. Il faut donner l’envie au lecteur de tourner les pages. En ce qui concerne l’humour, il faut bien entendu qu’à la fin les gens rigolent. Mais c’est finalement un peu la même mécanique. Il faut que ça claque. Je fais de temps en temps lire autour de moi pour voir justement s’il n’y a pas quelques soucis de narration. Je corrige éventuellement des petites choses par-ci par-là. Quand il y a des traductions, il y a plus de travail pour les histoires d’humour. Sur la version originale, on a envie que telle phrase se termine avec tel mot et parfois la traductrice ne le fait pas. C’est plus long de traduire un petit livre d’humour de ce type qu’un livre de voyage.
Vous avez un droit de regard sur les différentes traductions ?
G.D. : Sur la traduction anglaise en particulier puisque je maîtrise assez bien cette langue. On en discute beaucoup avec la traductrice.
Trouver les gags du Guide du mauvais père, c’est se balader constamment avec un carnet de notes sur soi et observer ses enfants ou bien ceux des autres ?
G.D. : Il s’agit principalement de mes enfants et essentiellement à la maison : ma fille qui joue de la clarinette et qui me demande de l’écouter, je me bouche les oreilles tellement c’est fort. Et dans un élan de culpabilité j’enlève les mains des oreilles et lui dis « c’est très joli ma chérie ». (rires) Ça en devient grotesque et ça me donne envie d’en faire une histoire. Dans ce contexte-là, je vais ensuite improviser. Je dessine directement et naturellement l’histoire se construit et parfois ça tombe bien, ou pas. Il arrive que le contexte de départ soit intéressant et que finalement ça tombe à plat.
N’est-il pas difficile de renouveler sans cesse les histoires quand il n’y a pas de personnages secondaires ?
G.D. : Évidemment, pour une série de fiction, ce serait bien de rajouter un petit voisin par exemple. Mais on se rapprocherait plus d’une sitcom à l’américaine avec plein de personnages qui viennent. Ma démarche est différente : c’était plutôt dans l’esprit de dire « on ne dit pas ça aux enfants », le rapport dans l’éducation que l’on a où il faut être toujours droit dans ses bottes.
On imagine bien que certaines histoires sont purement inventées. Pensez-vous que les lecteurs parviennent à distinguer le vécu de la fiction ?
G.D. : Les lecteurs me le demandent souvent mais ils perçoivent très bien qu’il y a une grosse part de vérité. C’est justement le fait que je puise mes histoires dans le quotidien qui font qu’elles fonctionnent bien je pense. Pour l’histoire de la tronçonneuse, un voisin m’en a effectivement prêté une pour débiter un arbre. J’ai proposé à mon fils de l’essayer, il n’a pas voulu cette andouille. (sourire) J’ai ensuite imaginé la suite.
Vos enfants ont-ils pris conscience tôt que leurs histoires allaient être publiées dans un livre ?
G.D. : Ils pensent que chaque chose qu’ils disent peut être assez drôle pour être présente dans un livre. Souvent ils me racontent un truc qu’ils trouvent génial mais en fait il n’y a pas d’histoire. Je ne peux pas leur dire que c’est complètement naze alors je leur dis que je vais y réfléchir. (sourire)
La première histoire du tome quatre vous montre en train d’appeler vos enfants alors que vous êtes en déplacement et ces derniers ne sont pas très réceptifs…
G.D. : Ça c’est du vécu et je ne suis pas le seul. C’est une histoire que j’avais mise sur mon blog et j’ai eu plein de commentaires. C’est justement cette histoire qui a permis d’amorcer le quatrième tome alors que je pensais vraiment m’arrêter à trois. Je pensais que la source était un peu tarie et finalement les histoires sont venues les unes après les autres. J’ai fait quasiment la moitié de l’album d’une traite en un mois. Il y a ensuite eu une période pendant laquelle plus rien ne se passait à la maison et il a fallu patienter pour que quelque chose arrive. Je reste un peu tributaire de ça. C’est aussi ce qui se passe quand je me promène dans des pays étrangers. J’attends qu’il se passe quelque chose et que j’ai quelque chose à raconter. Il m’est arrivé d’aller au Vietnam pour travailler. J’ai souhaité faire un livre sur ce pays, j’ai pris des notes. Mais à l’arrivée, je n’avais pas grand chose à raconter.
Pendant vos voyages, avez-vous constamment sur vous un carnet de croquis ? G.D. : Quand j’étais au Vietnam, je travaillais déjà toute la journée. Donc le soir je ne prenais que des notes. C’est ensuite avec ces notes que je vais travailler.
On sent que la maman est un peu plus sévère que le papa…
G.D. : C’est la réalité. Dans un couple, il y en a toujours un qui est plus sévère que l’autre. Mais tout dépend des sujets en fait.
Pensez-vous que le même album aurait pu être écrit par une maman ?
G.D. : Oui je pense. Il y a beaucoup de choses qui se retrouvent. Maintenant, il est vrai qu’il y a des choses typiquement masculines comme l’histoire du punching-ball ou celle de la tronçonneuse.
Existe-t-il une raison particulière pour ne plus dater les histoires à compter du troisième tome ?
G.D. : Il y avait des histoires que j’avais mises de côté et que j’ai ensuite reprises, donc les dates ne correspondaient plus.
Pensez-vous que l’éducation soit très différente au Canada et en France ?
G.D. : Je n’ai pas beaucoup d’éléments de comparaison puisque je suis parti du Canada à l’âge de 20 ans. Je ne sais pas comment l’éducation se passe là-bas aujourd’hui. Je sais que, vu des États-Unis, l’éducation en France est ric-rac. Quand je me rends là-bas, je trouve effectivement qu’on laisse aux enfants faire n’importe quoi.
Vous avez sorti Pyongyang en 2003. Quel est votre regard sur ce pays quinze ans après ?
G.D. : Je trouve que ça n’a pas beaucoup bougé. De ce qu’on sait de l’intérieur, c’est quand même la pire dictature au monde et tout est fermé. Ce n’est pas un pays agréable où il fait bon vivre. Le rapprochement entre les États-Unis et la Corée du Nord est bénéfique. Trump et Kim Jong-un se sont serrés la main, tant mieux. Mais je trouve que le grand gagnant est quand même le dirigeant coréen. Il a fait sa bombe jusqu’au bout en emmerdant tout le monde. Trump ne voit tellement pas au-delà du bout de son nez que je ne sais pas s’il se rend compte vraiment de tout ça.
Avez-vous gardé des contacts de personnes vivant là-bas ?
G.D. : C’est impossible et c’est même dangereux.
Les récits de voyage, c’est vraiment fini ?
G.D. : En tout cas, ils seront forcément différents puisqu’on ne partira plus un an en famille comme on a pu le faire. Je fais moi-même des courts séjours pour des festivals pendant lesquels je prends des notes.
Aucun récit de fiction ?
G.D. : Non, c’est un domaine qui ne m’attire pas. Par contre, ça ne me déplairait pas de travailler sur une biographie. Je lis parfois des anecdotes d’écrivains célèbres ou de scientifiques, et je me dis qu’il serait peut-être intéressant d’en parler.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
G.D. : J’avais été invité sur un festival de littérature pour faire une table ronde avec Jean Echenoz. J’ai lu tous ses bouquins et notamment un livre sur la Corée du Nord. On a un peu échangé. J’ai fait pour la présentation de cette table ronde des dessins et des croquis de rues qui sont mentionnées dans ses livres : Paris, Rome, Amsterdam… Mon prochain livre sera donc un recueil de ces croquis.