Difficultés de s'intégrer dans un pays qu'on ne connaît pas, difficultés de retrouver sa contrée natale après avoir passé plusieurs années à l'étranger, voici les thèmes des deux récits croisés écrits par Samir Dahmani et Yunbo. Le jeune couple franco-coréen prolongera le plaisir de la découverte grâce à une exposition réalisée dans le cadre du prochain Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, du 25 au 28 janvier 2018. Sans Frontières - nom de l'exposition - est le résultat d'ateliers menés par les deux auteurs avec l’École Européenne Supérieure de l’Image d’Angoulême et l’École Supérieure de ChungKang en Corée du Sud (College of cultural Industry-School of comic’s contents). Les livres « jumeaux » abordent l’expatriation : Je ne suis pas d’ici raconte le départ d’une jeune coréenne à l’étranger qui va découvrir la société française, essayer d’apprendre et comprendre ses codes si différents ; Je suis encore là-bas narre le retour d’une trentenaire séoulite après une longue absence, la redécouverte de sa société et le difficile réapprentissage de ses codes exigeants. Par un jeu de regards croisés mis en place dans les deux ouvrages, le couple d’auteurs a prolongé cette singularité en proposant aux étudiants coréens et français d’imaginer un départ fantasmé à l’étranger dans un pays où ils n’ont jamais vécu, la France et la Corée. Les travaux réalisés seront présentés lors d’une exposition au musée du papier. Samir Dahmani et Yunbo ont répondu à quelques unes de nos questions à Quai des Bulles, théâtre de leur première confrontation avec leurs lecteurs.
Alors, ces premières séances de dédicaces ?
Samir Dahmani : Nous en avions déjà faites à la maison sur des livres qu'on nous avait laissés. Là, c'est notre première rencontre avec le public. C'est sympa d'échanger avec les lecteurs.
Yunbo : Pour moi, c'est très difficile de parler et de dessiner en même temps.
Avez-vous pu échanger avec Kei Lam qui a sorti Banana Girl en début d'année 2017 ?
S.D. : Pas encore. Son album est sorti en mai pendant que nous étions à Angoulême. Nous avons fini les cours à la fin du mois de juin et sommes partis ensuite début juillet pour rentrer à la fin septembre. Nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous rencontrer.
Vos deux albums, c'est aussi l'histoire d'une rencontre, la vôtre...
S.D. : On a fait toutes nos études ensemble jusqu'en 2012. En sortant de l'école, nous nous sommes dit que ce serait bien de commencer un projet. Finalement, Yunbo a décidé de rentrer en novembre en Corée pour débuter une carrière de professeur. De mon côté, j'ai commencé à travailler sur Le Nez, une nouvelle de Nicolas Gogol, pour la contextualiser dans la Corée contemporaine. J'ai trouvé beaucoup de similitudes. Par exemple, on dit en Corée qu'un étranger qui arrive à Séoul perd son nez sans s'en rendre compte. J'ai cherché un moyen de me rendre en Corée du Sud pour y faire des recherches. En 2013, la Cité de la Bande Dessinée a relayé une annonce de leurs homologues coréens qui recherchaient des auteurs pour une résidence. Je leur ai proposé mon dossier et je suis parti en été 2013. Cela a été l'occasion de retrouver Yunbo. J'ai réalisé là-bas des interviews de coréennes qui revenaient dans leur société et qui se retrouvaient en décalage. D'un autre côté, Yunbo avait l'envie de raconter ce qui lui était arrivé en France. Au départ, on a travaillé chacun séparément. Ce sont les contacts avec les premiers éditeurs qui nous a amenés à croiser les deux récits.
Vous n'avez pas alors pensé à réaliser un seul album ?
Y. : Au départ oui, mais on a des univers graphiques assez différents.
D : Oui. Si on en avait fait qu'un seul, je pense qu'il n'y aurait eu qu'un seul dessinateur.
Y a-t-il eu une compétition entre vous deux ? (sourire)
S.D. : (sourire) Non, pas du tout.
Une fois que la décision de faire deux albums a été prise, avez-vous travaillé chacun de votre côté ?
S.D. : Nous avons travaillé ensemble notamment pour savoir comment représenter les personnages quand ils sont dans une phase de solitude. On a essayé de chercher des solutions graphiques pour trouver un rapprochement. Par exemple, on a décidé de travailler sur du gris en apposant de temps en temps quelques touches de couleur.
Thierry Groensteen assure dans la préface de Je suis encore là-bas que vous êtes devenu un pro du Kimchi...
S.D. : (Rires) Un pro, je ne sais pas. J'adore aborder les pays par leur aspect culinaire. Chaque fois que je me rends à l'étranger, j'essaie de goûter à tout. Quand je suis parti au Mali en 2009 en voiture, en traversant le Maroc et la Mauritanie, tout passait par la cuisine. Quand j'ai rencontré des amis coréens, la première chose que je leur ai demandée, c'est de me montrer comment cuisiner des plats. Puis, j'ai demandé à la mère de Yunbo de m'apprendre à faire du kimchi puisqu'elle, elle ne sait pas le faire. (sourire) Je raconte dans mon premier livre sorti en Corée, mais pas en France, comment un plat, le topokki, m'a aidé à travailler sur la culture coréenne par l'image. C'est un bouquin sorti en 2014, qui reprend mes impressions quand je suis arrivé en Corée pour la première fois.
Yunbo, votre premier contact avec la cuisine française, c'était comment ?
Y. : J'ai été surprise. J'avais quelques idées toutes faites de la cuisine française mais je ne savais absolument pas ce que les gens mangeaient au quotidien, à part du pain. J'apprécie aujourd'hui le goût de la baguette et du café mais je trouve qu'en général tout manque d'un peu de légumes.
S.D. : C'est vrai que la cuisine coréenne utilise énormément de légumes, de feuilles... Par exemple, les feuilles de sésame sont marinées avec une sauce piquante alors qu'en France on connait surtout le sésame pour ses graines. Il faut savoir qu'il existe environ 200 sortes de kimchi. La première fois que je suis parti en Corée du Sud, j'ai perdu 7 kilos. Ma manière de manger était complètement différente et je mangeais vraiment sainement.
Yunbo est un pseudo. Un nom plus facile à retenir pour un lecteur occidental ?
Y. : C'est ça. Mon nom de famille est Yun et mon prénom est Bokyoung. Pour un français, c'est assez difficile à prononcer. J'ai simplement enlevé le "kyoung" pour en faire un pseudo plus simple.
Samir, votre héroïne, Sujin, est finalement un mélange de toutes les rencontres que vous avez effectuées en Corée du Sud...
S.D. : Effectivement. C'est le résultat d'une dizaine d'interviews que j'ai faites durant l'été 2013 auprès de coréennes qui m'ont raconté leurs difficultés. À partir de ça, je les ai toutes réécoutées et je me suis approprié tous les textes qui en ont découlé pendant l'hiver 2014. J'ai donc créé le personnage de Sujin et j'ai eu l'idée de réaliser son interview fictive en réécrivant toutes les questions et les réponses.
Sans son séjour en France, Sujin se serait-elle intégrée à la société coréenne comme toutes ses compatriotes ?
S.D. : Oui, je pense. Quand j'étais étudiant à l'Ecole de l'Image, il y avait également quatre coréennes, Yunbo et trois de ses amies. Je me suis rendu compte au fur et à mesure de leurs conversations qu'elle parlaient de changements chaque fois qu'elles rentraient en Corée. J'ai trouvé ça très intéressant. Leurs relations évoluaient en Corée à chaque retour. Quand j'étais en résidence en Corée, en 2013, il y avait également les auteurs du Transperceneige, invités pour la sortie du film. Il y avait sur place quelqu'un qui réalisait un documentaire sur ces auteurs et qui connait très bien la Corée du Sud. Quand j'ai évoqué avec lui le projet sur lequel je travaillais, il m'a raconté qu'il lui était arrivé la même chose. Il était accompagné d'une coréenne, traductrice, qui lui a confié ses difficultés à revenir dans son pays natal.
Y. : Quand je suis partie en France, j'étais persuadée que la place que j'avais laissée en Corée serait toujours là, intacte, à mon retour. J'ai l'impression, à mon retour, que rien n'a changé, sauf moi. C'est moi qui n'étais pas pareille qu'avant.
Pensez-vous que ce sentiment soit spécifique à la Corée ou aux autres pays d'Asie ?
S.D. : Je pense que c'est universel même si la pression est très importante dans les pays d'Asie. Je pense qu'on doit retrouver à peu près la même chose au Japon : il y a une énorme pression sociale, il faut absolument réussir et avoir une place importante dans la société. Partir à l'étranger peut parfois être vu comme un moyen de grimper dans la hiérarchie sociale.
On a souvent l'habitude de fustiger le culte de l'apparence en Occident, alors qu'il y est aussi très présent en Corée...
S.D. : Complètement. Les gens là-bas se soucient énormément de leur apparence. On juge beaucoup les personnes par rapport à leur couleur de peau, à la façon dont ils s'habillent... C'est vraiment ce que j'ai ressenti. Par exemple, un professeur qui, pour une raison ou pour une autre, donne un cours deux jours d'affilée avec les mêmes habits va être jugé bizarre.
Sujin se confie à un étranger. Est-ce plus facile que de s'ouvrir à ses proches ou à sa famille ?
S.D. : Je pense, oui. D'autant qu'avec ses amis, ils n'ont plus les mêmes centres d'intérêt. Ses proches se sont mariés, ont eu des enfants, et pensent surtout à la façon dont ils vont les élever.
Y. : Oui, et l'étranger apporte aussi un regard extérieur qui permet de tourner les yeux vers autre chose. Quand je vivais en Corée, je pensais que ce qu'il s'y passait concernait le monde entier. Quand on rencontre un étranger, on se rend compte qu'il existe d'autres façons de vivre. On se sent alors peut-être plus à l'aise.
On s'attendait presque à une histoire d'amour entre Sujin et son client...
S.D. : (sourire) Oui. J'ai décidé de faire une amitié amoureuse plutôt qu'une histoire d'amour. On pourrait appeler ça une comédie sentimentale en France. L'histoire se termine avec le départ de cet homme et forcément il y a une fin. C'est peut-être pour ça aussi qu'il ne se passe rien entre eux. J'ai pensé effectivement à une histoire d'amour mais cela aurait sans doute été de trop.
Yunbo, vous dites qu'en France une BD se lit alors qu'elle se regarde en Corée...
Y. : Lire une bande dessinée, c'est à la fois lire du texte et des images. L'image peut signifier beaucoup de choses. En Corée, on n'analyse pas trop ce genre de choses, on va plutôt détailler au maximum pour éviter au lecteur de faire trop d'efforts d'analyse. Par exemple, si on veut montrer quelqu'un qui va à l'école, on le voit vraiment quitter sa maison et effectuer le trajet vers l'école.
S.D. : C'est aussi sans doute dû au support. Les anciens auteurs ne découpaient pas autant une scène qu'aujourd'hui...
Y. : On a été beaucoup influencés par les anglais dans les années 80-90 ce qui nous a permis de revoir notre façon de travailler. Puis, on s'est également adapté au support numérique où l'on découpe encore plus pour tout montrer comme on le ferait pour un film.
S.D. : En Corée, tout se lit sur téléphone. C'est incroyable de voir dans le métro des gens lire leur bande dessinée sur téléphone à toute vitesse.
Y. : Oui et ils restent finalement très peu de temps sur chaque case.
Ce n'est pas trop frustrant pour un auteur ?
Y. : Oui. Mais d'un autre côté, les auteurs ont en général peu de temps pour réaliser une BD. Ils doivent publier un épisode presque chaque semaine. Ils insistent donc moins sur la composition des cases et la présentation des éléments. Ils donnent beaucoup d'importance sur la façon de transmettre le message aux lecteurs.
S.D. : Il faut savoir qu'un épisode contient à peu près 80 images. Et une semaine pour réaliser tout ça, c'est très peu. J'en serais incapable. Les webtoons se lisent sur des plateformes où l'on s'enregistre mais on ne peut pas les télécharger.
Quand vous avez écrit Je ne suis pas d'ici, avez-vous été plus influencée par la culture coréenne ou franco-belge ?
Y. : Les deux je pense. Quand j'étais étudiante à Angoulême, j'ai appris beaucoup de choses qui concernaient le côté franco-belge. Quand j'ai commencé à travailler sur ce projet, je le faisais plutôt à la manière coréenne mais je me faisais souvent engueuler par mes professeurs. (sourire) Ils me reprochaient de mettre beaucoup de choses redondantes, que le texte et l'image faisaient double emploi. J'ai dû réadapter ma façon d'écrire et de découper à la manière française.
Les professeurs en France prônent l'échange avec leurs élèves, contrairement en Corée...
Y. : Oui, cela a été très difficile pour moi. En Corée, les professeurs s'occupent des étudiants comme de leurs propres enfants. On doit donc obéir parfaitement à ce qu'ils nous disent. Ici, être un étudiant qui écoute bien n'est pas suffisant, on doit poser des questions. Au début, parler à un professeur n'était pas naturel pour moi. En plus, je n'étais pas encore très à l'aise au niveau de la langue française.
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris en arrivant en France, culturellement parlant ?
Y. : C'était déjà une grosse surprise de venir en France. J'avais l'impression d'atterrir sur une autre planète.
Samir, vous avez ressenti la même chose en arrivant en Corée ?
S.D. : Complètement. Je ne connaissais l'Asie qu'à travers des films. Quand j'ai débarqué là-bas, je me suis dit :"Ah oui, c'est comme dans un film". (rires) J'étais avec mon appareil photo et je photographiais tout et n'importe quoi. J'ai fait en trois mois 4 ou 5 000 photos. C'est une saveur que l'on ne retrouve plus lors d'un deuxième séjour. Il fallait que je comprenne comment fonctionnaient les gens et la culture coréenne. Je ne pouvais pas tout enregistrer dans ma tête et c'est pour ça que j'ai pris autant de photos.
En Corée, le respect de l'aîné est essentiel…
Y. : Oui. Ce respect existe entre coréens même en dehors de la Corée. Ne pas respecter ces codes serait considéré comme une sorte de mépris. J’ai eu du mal à assimiler tout ça en France. Quand on s’amuse ensemble entre français et coréens, je ne sais plus trop à quelles règles je dois obéir.
S.D. : Ces règles sont super fatigantes… Quand je vais en Corée du Sud, j’agis aussi parfois un peu comme ça. Quand quelqu’un quitte la maison, on doit tous le raccompagner jusqu’à la porte. Quand il revient, on doit tous se relever pour aller l’accueillir.
Où voyez-vous votre avenir ? Plutôt en France ou plutôt en Corée ?
Y. : C’est la grande question pour moi. Je n’ai pas vraiment ma place en France et, même si j’ai toute ma famille et mes amis en Corée, je ne m’y sens plus très bien.
S.D. : Je pense que notre histoire va s’écrire entre ces deux pays.
Y. : On ne peut pas décider quelque chose de définitif.
Avez-vous d’autres projets ?
S.D. : Oui, on y travaille. Pour ma part, je travaille encore sur la société coréenne pour un nouveau livre, notamment sur les conflits de génération. Après la guerre de Corée, des années 50 jusqu’aux années 80, les coréens ont redressé l’économie. La nouvelle génération n’a donc pas dû fournir d’efforts, tout était déjà installé. Ce sera une fiction inspirée par la réalité.
Y. : J’ai beaucoup de choses à raconter mais je ne sais pas encore quelle direction prendre. J’essaie de changer de style graphique.
Existe-t-il des pépites de la BD coréenne encore inconnues en France ?
S.D. : Oui, il y a beaucoup de choses intéressantes. La question est de savoir si ça sera un jour adapté en livre. Quand un webtoon marche, il est en principe adapté en bouquin. Par contre, il y a très peu de sorties uniquement en albums. Tout passe par le numérique.
Y. : Il y a en Corée une BD qui a reçu un très bon accueil. Le sujet est la belle-fille. Il faut savoir qu’elle aussi doit obéir à des règles très strictes et doit faire beaucoup de choses injustes pour ses beaux-parents et son mari. Par exemple, il existe une cérémonie qui rend hommage aux ancêtres décédés. C’est aux belles-filles de s’occuper de tout. Pendant ce temp les hommes mangent, regardent la télé, s’amusent… L’auteure, Jisue Shin, avait sorti 3 Grammes en France il y a quelques années chez Cambourakis. Elle y parlait de son cancer.