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« Le dessin comme les maths ont le pouvoir de  réunir »

Entretien avec Kei Lam

Propos recueillis par L. Gianati Interview 23/07/2017 à 11:01 5356 visiteurs

C'est dans le quartier de Beaubourg que le rendez-vous avec Kei Lam a été donné. Il y a un peu plus de vingt-cinq ans, cette jeune chinoise débarquait pour la première fois en France pour rendre visite à son père, portraitiste, qui tentait de séduire Paris dont il était épris. Banana Girl évoque ses souvenirs d'enfance, ses difficultés à franchir les barrières de la langue mais aussi l'insouciance d'une gamine qui a su transformer sa différence en une véritable richesse.  

Votre père avait l’habitude de fréquenter ce quartier…

Kei Lam : Mon père rêvait de devenir artiste peintre. Il est donc venu depuis la Chine à Paris. Pour démarrer sa carrière, il réalisait des portraits dans tous les lieux touristiques de Paris, notamment Beaubourg. 

Pourquoi Beaubourg plutôt que d’autres quartiers populaires comme celui de Montmartre ? 

K.L. : Je pense qu’il y est également allé comme dans celui du Parvis de Notre Dame. Je pense aussi que c’est moi qui suis très attachée à Beaubourg dans lequel j’aime bien fréquenter sa librairie. C’est un quartier très central pour moi. 

Quand vous revenez dans ce quartier, imaginez-vous votre père en train de peindre ?

K.L. : Quand je vois des portraitistes, oui. Je me dis qu’il a fait ça pendant un long moment et que ça ne devait pas être facile pour lui, surtout en hiver. Je me souviens de discussions qu’il avait avec ma mère à qui il disait que ses mains étaient gelées. 

Devenir portraitiste en Chine, ce n’était pas envisageable ?

K.L. : Si, bien sûr. Mais je pense qu’il rêvait de venir à Paris, où se trouvent les Beaux-Arts. Il voulait absolument venir ici pour étudier. Il est aussi fan des Impressionnistes. 

Quand il est arrivé à Paris, il n’envisageait pas encore de vous faire venir en France…

K.L. : Il n’y avait rien de prévu. En faisant le livre, ma mère m’a expliqué que nous sommes venues au mois de septembre tout en étant persuadées que j’allais ensuite faire ma rentrée scolaire à Hong Kong. En fait, mon père, qui était aussi garçon au Pair, a demandé à une directrice d’école qu’il connaissait si elle pouvait me prendre. Pourtant, je me souviens que ma mère avait déjà acheté tous mes livres scolaires là-bas...

Raconter cette histoire, c’est quelque chose qui vous trottait dans la tête depuis longtemps ?

K.L. : Oui, depuis très longtemps. J’ai commencé par faire des études d’ingénieur. En 2009, lors de mon année de fin d’études, j’ai eu l’opportunité de faire un stage et j’ai choisi de le faire à Shanghai pendant six mois. J’ai senti que j’avais besoin de me reconnecter avec mes origines qui s’étaient un peu perdues. Je ne savais plus vraiment si j’étais française ou chinoise. Je me suis rendue compte que les asiatiques étaient très peu présents dans les livres, les médias… Quand je me rendais dans les librairies, je voyais beaucoup de livres sur Mao. Je comprenais que ça venait de chez mes parents, mais je me sentais peu concernée par cette époque. Ce qui m’intéressait aussi, c’était ma génération, ce qu’il se passait pour nous. Nous étions déracinés… Je sentais qu’il y avait vraiment un manque dans les médias. C’est à ce moment que je me suis dit qu’il fallait que je commence à prendre des cours de dessin, en plus de mon travail. 

L’idée première a donc été une bande dessinée plutôt qu’un roman…

K.L. : Au départ, je ne pensais pas du tout à la bande dessinée. J’aimais bien le dessin et je voulais raconter une histoire, rien de plus. La première fois que je me suis rendue compte que je faisais une bande dessinée, c’est quand les autres me l’ont dit. Même aujourd’hui, je ne me considère pas encore comme une auteure. C’est seulement en 2015 que j’ai quitté mon travail. J’ai alors décidé de rentrer dans une école car dessiner en autodidacte avait ses limites. J’avais besoin d’une équipe pédagogique et professionnelle du milieu. Je suis sortie de l’école avec mes quatre premiers chapitres écrits, le livre en comprenant cinq. J’ai ensuite envoyé mon projet chez des éditeurs, j’ai eu deux réponses. L’aventure avec Steinkis a alors démarré. 

Certains titres de pages sont écrits au feutre…

K.L. : Je voulais tout écrire à la main, la calligraphie étant très importante en Chine. En échangeant avec mes professeurs, je me suis rendue compte que les changements pour tout réécrire étaient très importants. Pour un souci pratique, j’ai créé une typographie à partir de mon écriture sur une tablette graphique. Mais j’ai quand même souhaité garder une petite partie d’écriture à la main. 

Le titre a aussi été modifié en cours de route : Banana Town est devenu Banana Girl

K.L. : Oui, sachant que le titre a fait un tour du monde pour finalement devenir Banana Girl. (sourire) Au départ, le terme « banane » est vraiment symbolique, j’ai même retrouvé ce mot dans des livres de Sociologie. C’est quelque chose qui peut paraître injurieux ou déplacé mais j’ai eu l’envie de me réapproprier ce terme. Le mot « town » faisait référence à l’énorme bordel dans ma tête au moment d’écrire ce livre, un peu comme dans China Town où l’on trouve un peu de tout. D’ailleurs, la narration est un peu comme ça : il y a du noir et blanc, des apartés avec du bleu et un fond crème, des aplats de couleur qui représentent des moments de liberté, de contemplation et de pause. On a beaucoup échangé sur les titres, certains me plaisaient mais ne plaisaient pas à mon éditeur… C’est une journaliste de la revue XXI qui m’a suggéré l’idée de garder « Banana » et de rajouter « Girl ». Au début, je n’aimais pas trop ce titre, je le trouvais très ado et j’avais peur de perdre la moitié de mon public avec ce côté pop. Finalement, Hong Kong est aussi très pop, avec Hello Kitty qui donne un côté japonais. Et je me suis dit pourquoi pas… 

Banana Town plaçait la ville en premier plan alors qu’avec le terme « Girl », c’est plutôt vous…

K.L. : Oui, même si on retrouve aussi Beaubourg sur la couverture. Mais effectivement, c’était l’idée de mon éditeur de mettre plus en avant la petite fille. J’avais plutôt envie de jouer sur le recto verso avec Paris d’un côté et Hong Kong de l’autre. 

Comment avez-vous alterné le noir et blanc et la couleur ?

K.L. : J’ai fait beaucoup de recherches graphiques et l’album devait même au départ être réalisé en bichromie. Mes professeurs trouvaient l’album beaucoup plus séduisant en couleur mais j’avais une telle urgence d’écrire que jouer sur l’esthétique m’empêchait d’avancer. Cela ne veut pas dire que je ne réfléchis pas à la composition de la page mais je voulais que ça aille beaucoup plus vite. Quelqu’un m’a notamment dit que mes croquis étaient beaucoup plus vivants que mes réalisations en couleur et j’ai suivi son avis. J’ai finalement écouté aussi mon éditeur en rajoutant de temps en temps un peu de couleur. 

Certaines pages explicatives sont sous fond beige…

K.L. : J’ai l’impression d’avoir eu un long temps de maturation pour ce livre mais une fois que je l’ai commencé, tout a été très limpide. J’ai très peu corrigé ce que j’ai fait. J’ai juste remodelé certains passages. Je pense que l’idée vient du cinéma, quand les acteurs s’adressent directement aux spectateurs. Je me souviens d’une scène dans Fight Club quand Edward Norton parle à la caméra ou aussi dans la série Malcolm. Quand j’ai écrit le livre, je me suis toujours dit que je parlais à quelqu’un que je ne connaissais pas. 

Les deux carnets de voyage que vous avez réalisés sur la Bolivie et l’Indonésie ont-ils été un galop d’essai avant de vous attaquer à Banana Girl ?

K.L. : Pas du tout. En fait, j’adore voyager et j'ai juste voulu réaliser des carnets de voyage. 

Ce goût du voyage vient-il selon vous de votre déracinement ? 

K.L. : Oui. Je pense que j’ai un sentiment de non-appartenance. Hong Kong est très particulier puisque ce n’est pas tout à fait la Chine. Du coup, j’ai du mal à me positionner. Quand on me demande si je suis chinoise, je réponds oui mais peut-être pas tant que ça. Même réponse quand on me demande si je suis française… Je regarde beaucoup de films étrangers et j’ai cette curiosité d’ouverture vers le monde. Je pense que je ne suis pas la seule, avec la mondialisation on s’intéresse beaucoup plus à ce qu’il se passe au-delà des frontières. 

Comment avez-vous collecté vos souvenirs ? Seule ou avec l’aide de vos parents ?

K.L. : Au départ, je ne savais pas du tout comment réaliser une autobiographie. J’ai écouté beaucoup d’interviews de Simone de Beauvoir, je me suis beaucoup documentée… Je me suis rendue compte que finalement, chacun faisait un peu à sa sauce. Certains se basent uniquement sur leur mémoire, d’autres demandent à leurs parents… J’ai en fait un mix des deux. Je n’ai jamais tenu de journal intime. Je suis plutôt partie de mes photos d’enfance, je les ai classées chronologiquement, puis j’ai posé des questions à mes parents. Il y a d’ailleurs certaines choses que mes parents ont découvertes en lisant le livre. Ce qui est drôle, c’est que parfois ils me racontent des anecdotes mais je garde en fait ce qu’ils ne me racontent pas vraiment. 

Le premier chapitre s’intitule « Paris je t’aime ». Pourtant, ce n’est pas vraiment une histoire d’amour entre vous… 

K.L. : C’est plutôt une histoire d’amour entre mon père et Paris. Je pense aussi que lorsqu'on est enfant, on se pose moins de question…

Pourtant, vous avez réalisé une liste de pour et de contre la vie à Paris dans laquelle les contre l’emportent largement !

K.L. : Oui mais c’est ce que je me dis aujourd’hui. À l’époque, mes parents n’ont pas du tout réfléchi comme ça. Ma mère me racontait que le système scolaire était très compétitif et très difficile à Hong Kong et qu’ils avaient choisi Paris aussi pour que je puisse choisir un métier plus facilement. 

Comment avez-vous vécu votre premier retour en Chine ?

K.L. : Je suis rentrée à Hong Kong pour faire mes papiers quand j’étais en classe prépa. J’ai détesté tout ce que j’aimais quand j’étais petite : les gadgets, Hello Kitty, le côté très pop… Je me suis surtout dit que la culture était quasi absente, que la politique de consommation était poussée à l’extrême. Les gens font du shopping leur passe-temps favori. Même dans ma famille, l’argent était au centre des conversations. J’ai vraiment été déçue. J’y suis retournée plus récemment. Et là, je n’avais pas du tout la même vision. Je me suis baladée en dehors de la ville. J’y ai retrouvé la nature, les temples… un côté dont on ne parle pas vraiment. Je me suis rendue compte aussi de la convivialité et du mélange de culture qu’on ne retrouve pas en ville. Mais je ne sais pas si je pourrais y vivre aujourd’hui. 

Quand vous êtes revenue à Hong Kong pour la première fois, aviez-vous en tête vos souvenirs de petite fille ou les anecdotes de vos parents ? 

K.L. : Un peu les deux je pense. Nous sommes arrivées en France en septembre et nous venions de fêter mon anniversaire à Hong Kong. Je me souviens des cadeaux que ma famille m’avait offerts, c’était des trucs super gadget. J’ai gardé ce souvenir de Hong Kong en moi. Il y a un côté très idéaliste aussi : plus on est loin, plus on se dit que c’est merveilleux. 

Depuis votre arrivée en France à l’âge de six ans, avez-vous continué a cultiver vos origines ? 

K.L. : Je me suis récemment posée la question. J’ai commencé par rejeter un peu mes origines. J’avais l’impression que pour m’intégrer à la culture française, il fallait que je mette de côté tout ce que j’avais connu jusqu’alors. Ce processus est très inconscient. J’ai ressenti un manque quand je suis devenue adulte. J’ai commencé alors à regarder des reportages, à m’intéresser à l’actualité… 

Aujourd’hui, vous vous sentez dans la peau d’une Banana Girl ?

K.L. : Être Banana Girl, ça veut simplement dire qu’on est métisse et qu’on possède une double culture. Donc oui, je pense que je le serai toujours. 

Quelle a été la réaction de vos parents quand vous avez évoqué pour la première fois ce projet ?

K.L. : Quand j’ai eu mon concours d’ingénieur, la première réaction de ma mère a été de me demander si je laissais tomber le dessin. Je pense que mes parents s’attendaient plus ou moins à ce que je revienne au dessin à un certain moment de ma vie. Ils ont donc plutôt bien accueilli le projet. Cela a permis aussi à mes parents de me raconter plus de choses sur leur passé, alors qu’ils sont du genre secrets à ce sujet. Ils étaient un peu inquiets que j’évoque leur propre vie mais ils m’ont fait entièrement confiance. 

Les mathématiques et le dessin sont deux langages universels. Une simple coïncidence ? 

K.L. : Non. Je me suis vraiment dit que le dessin était pour moi une langue. Un dessin suffit souvent et il n’y a pas besoin de rajouter quoique ce soit. Je pense que c’est lié au fait que mon père a sa propre langue natale, que ma mère vient de Shanghai, moi de Hong Kong… On parle aussi le mandarin à la maison. En arrivant en France, on m’a appris l’anglais et l’espagnol. Tout ça est très confus. Le dessin, comme les maths, ont le pouvoir de réunir. La beauté de la nature est aussi universelle. J’ai essayé de toucher le plus de gens possible avec ce langage-là. 

L’histoire s’achève sans savoir vraiment ce que vos parents sont devenus…

K.L. : Je pensais pouvoir tout dire dans ce premier livre. Je me suis aperçue en voyant le nombre de pages que je ne pouvais pas aller beaucoup plus loin. (sourire) Le choix de la fin a été pour moi très difficile : elle devait être à la fois satisfaisante pour le lecteur mais aussi me laisser une porte de sortie. J’ai encore plein de choses à dire et j’espère pouvoir les raconter dans un deuxième tome. 

Imaginez-vous de raconter une histoire sans rapport avec votre propre passé ?

K.L. : Je réfléchis beaucoup à ça et je me demande si je suis capable de faire autre chose. Pour le moment, je pense que c’est prématuré. J’ai besoin de sortir des choses intimes pour pouvoir me libérer. Je pourrai répondre à cette question dans dix ans. (rires)  




Propos recueillis par L. Gianati

Bibliographie sélective

Banana Girl

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Couleur de peau : miel
1. Tome 1

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