Originaire du Brésil, Louise Garcia sait de quoi elle parle en évoquant la face cachée de Rio, bien loin de l'image d’Épinal qu'elle véhicule par ses clichés ensoleillés et son carnaval légendaire. La face cachée est beaucoup moins éclatante : trafics de drogue, prostitution, ONG mercantiles et favelas dirigées par des gangs armés. Joliment illustrée par Corentin Rouge, cette série prévue en quatre tomes est l'une des jolies surprises de la collection Grafica des éditions Glénat de ces derniers mois.
Qui a eu l’idée première d’écrire une histoire évoquant Rio et ses favelas ?
Corentin Rouge : En fait, c’est en allant là-bas avec Louise pour rendre visite à sa famille. J’ai eu longtemps envie d’illustrer le Brésil et là ce fut l’occasion de se lancer dans un projet concret.
Comment le scénario a -t-il été écrit à quatre mains ?
Louise Garcia : Au début, j’avais quelques idées que j’ai soumises à Corentin. Il a été tout de suite d’accord puis nous avons écrit petit à petit l’histoire, au fur et à mesure.
C.R. : Oui, nous avons décidé de l’arche générale assez vite ensemble et on était d’accord sur l'endroit où l’on souhaitait arriver au bout du quatrième album.
L.G. : Ce qui est important aussi c’est ce qu’il souhaitait dessiner.
C.R. : On a ensuite réalisé les albums en attaquant par les scènes, petit à petit. Elle me validait ce que je pouvais proposer, à savoir si ça correspondait à une mentalité brésilienne, si les personnages réagissaient ainsi dans telle circonstance. Ensuite, on s’est assis ensemble pour finaliser les dialogues.
Quelle a été l’idée première ? Une histoire entre un frère et une sœur ou le contexte social à Rio ?
L.G. : Je pense que l’idée première était le contexte social.
C.R. : Oui, d’où le titre Rio. Rubeus permet juste d’incarner ce que l’on voulait dire.
L.G. : Effectivement, Rubeus vit dans un double univers. Il a d’abord vécu dans la pauvreté puis a ensuite connu la richesse.
C.R. : Ça nous permet d’évoquer les tensions qui peuvent exister entre ces deux milieux.
L.G. : Il devra ensuite faire un choix et ce sera l’objet du troisième tome.
Dès le tome deux, on voit très bien Rubeus avoir du mal à couper le cordon qui le relie encore au milieu fréquenté pendant son enfance…
C.R. : Oui, et on va s’apercevoir que c’est de plus en plus difficile pour lui. Ce qui était intéressant c’est qu’il soit métissé socialement.
Le métissage de Rubeus est également représenté par son physique : blond et le teint halé…
C.R. : Il est blanc tout en ayant des traits un peu noirs… On voulait faire un personnage complexe et mélangé. On voit souvent des mélanges de ce type au Brésil : des yeux bleus, des peaux noires…
Rio est très loin des clichés véhiculés en général par cette ville qu’on imagine souvent paradisiaque…
L.G. : Pour moi, ce n’est pas une face cachée de Rio mais la réalité. C’est plutôt une volonté de Corentin de raconter quelque chose qui n’est peut-être pas suffisamment connu en France.
C.R. : Il y a aussi une image qu’on se fait du Brésil qui tourne autour des favelas, une image exportée pas forcément très positive. On voulait en tout cas dépasser le folklore brésilien et utiliser cette série pour faire un portrait de la ville, en faire une fresque des différents milieux sociaux qui ne sont en général pas vraiment mis en lumière.
L.G. : On voulait je pense dépasser deux clichés : celui de la ville un peu joyeuse et superficielle et, au contraire, celui de la ville uniquement violente où l’on ne trouve que des trafiquants et des gens armés.
Ne pas évoquer ne serait-ce qu’une fois le football a été un vrai challenge ? (sourire)
C.R. : Pas vraiment parce que le football aurait nécessité un univers en soi. Dans le tome trois, je le brosse un peu d’une façon extérieure, puisqu’on va jouer avec l’imagerie du carnaval. C’est plutôt moi qui n’avais pas envie de l’évoquer. J’en regarde beaucoup et j’aime ce sport. Je trouve qu’avec tout ce qu’on montre maintenant avec les ralentis ou les divers angles de caméra, je me serais senti un peu restreint.
La vision que vous donnez de Rio est plutôt pessimiste : des ONG mercantiles, des bandes armées qui contrôlent les favelas, la drogue qui prolifère… La situation est-elle en cours d’amélioration ?
L.G. : Au contraire, j’ai l’impression que la situation empire malheureusement. Les retours que j’ai de ma famille ne sont pas très bons. Tous les trafiquants de drogue de Rio souhaitent prendre le pouvoir dans les villes voisines.
C.R. : Oui, car ils en avaient été chassés à cause des Jeux Olympiques. La fourmilière avait alors un peu explosé.
L.G. : On ne parle pas de favela au Brésil mais plutôt de communauté. Et on trouve de ces communautés un peu de partout. On y a instauré un couvre-feu, les gens doivent rentrer chez eux à 20h.
C.R. : De notre côté, on n’a pas daté précisément l’histoire de Rio. On sait juste qu’elle se déroule au début des années 2000. Cela nous permet de jouer avec différents paramètres politiques, d’autant que c’est très fluctuant. Il y a cinq ans, on promettait un essor économique alors qu’aujourd’hui ils sont en grande difficulté.
L.G. : Il y a aussi eu entre temps un coup d’État et le Brésil se retrouve aujourd’hui sans sa présidente destituée. Les politiques actuels s’étaient mis d’accord pour expulser Dilma (Dilma Rousseff, ex-présidente du Brésil destituée le 31 août 2016, NDLR). C’est pour nous un gros problème de démocratie puisqu’on était sortis de la dictature depuis les années 80.
Les personnes armées semblant dominer la favela représentées sur la couverture du tome deux reflètent-elles le climat de Rio aujourd’hui ?
C.R. : Même si on ne les identifie pas vraiment, ce sont les trois personnages principaux du tome deux : Mozar, Laura et Bakar. C’était aussi pour faire une passerelle avec la couverture du tome un. Il existe beaucoup de gangs au Brésil, on n’a pas voulu rentrer dans un côté trop dénonciateur. On a souhaité plutôt illustrer toutes les tensions qui existent entre ces gangs et la police.
L.G. : D’autant que ce ne sont pas vraiment ces gangs qui sont au sommet du réseau du trafic de drogue. Sans accuser personne, il y a forcément quelque chose de plus gros derrière tout ça. Ce sont les petits bras de politiques et de milliardaires.
C.R. : Si autant de drogue se retrouve dans les montagnes au-dessus de Rio et dans les favelas, c’est que certains responsables laissent faire. Si on voulait stopper tout ça, on le ferait.
L.G : Ce sont juste les conséquences d’une société qui est malade.
C.R. : On ne voulait pas rentrer dans les questions très précises du trafic. On montre plus les rapports de force socio-politiques que ça implique.
Pour revenir sur les couvertures, le rose de la première détonnait face au sujet abordé…
L.G. : (rires)
C.R. : Déjà on n’a pas trop l’habitude de voir des couvertures roses dans les étals de bande dessinée, donc c’était aussi pour remarquer l’album. C’est aussi une couleur très courante en Amérique du Sud avec laquelle on repeint les mûrs.
L.G. : C’est aussi la couleur de l’école de samba la plus connue, celle de Mangueira.
C.R. : Elle représente à la fois la violence et l’énergie de ces gamins de rue que l’on voulait montrer. Mais c’est vrai que cette couleur a étonné les gens. (sourire)
Comparer l’accès à un escalier et une vie humaine comme c’est le cas dans le tome deux, est-ce vraiment la réalité ?
C.R. : C’est largement la vérité, voire en dessous. C’est pour ça qu’ils s’entretuent tous et qu’ils appartiennent à des gangs, pour la conquête d’espaces de vente, de réseaux… Ça n’a rien de choquant là-bas.
L.G. : Et c’est valable à tous niveaux. La fièvre jaune est aujourd’hui présente au Brésil et il n’y a plus de vaccin. Certaines personnes sont en train de mourir. Ce n’est plus une question de trafiquants mais de gouvernement qui traite mal sa population.
C.R. : On se rend compte que le gouvernement est très désengagé sur beaucoup de questions et de dossiers.
Faire vieillir ses personnages, comme vous l’avez fait entre le tome un et deux, c’est plutôt un challenge ou un exercice amusant ?
C.R. : C’est plutôt amusant. Toutes les bases sont là et on n’a plus qu’à imaginer à la suite. Cela leur donne une épaisseur, une vie. Le personnage du Rat était particulièrement sympathique à faire vieillir : se demander comment il a pu grandir, quelle a été sa dentition, son ossature…
Parler de Giraud ou de Rossi quand on évoque votre dessin, est-ce flatteur ?
C.R. : Forcément. J’ai appris à dessiner aux côté de mon père, Michel Rouge, dans des univers graphiques que j’ai toujours vus depuis que je suis petit. C’est une école à laquelle je me sens affilié, celle de Rossi, de Georges Bess, de Cosey, de Michel Durand ou de François Boucq….
Le gouverneur reprend un discours très célèbre d’un candidat à l’élection présidentielle…
L.G. : (rires)
C.R. : C’était un petit clin d’œil amusant, oui…
Avez-vous eu un retour de lecteurs brésiliens qui auraient découvert cet album ?
C.R. : L’album n’a pas encore été traduit.
L.G. : Mon frère l’a lu mais ma famille ne parle pas français. (sourire)
C.R. : Puis au Brésil, on ne lit pas beaucoup de bandes dessinées.
L.G. : C’est vrai. On lit beaucoup de comics mais très peu de bandes dessinées. Il y aussi une sorte de bande dessinée underground plutôt destinée aux enfants mais les livres sont très chers. On a eu des retours de brésiliens vivant en France et ils ont bien aimé.
C.R. : Oui c’est vrai… Ils n’ont pas trop l’habitude de voir en bandes dessinées leur ville. Il y a aussi une librairie française à Rio qui nous a invités à dédicacer.
L.G. : En tout cas, pour ma part, j’ai très envie que l’album soit traduit en portugais.
La série a-t-elle été prévu dès le départ en quatre tomes ?
C.R. Oui. Par contre, le découpage comme les dialogues ont été réalisés en dernier. On sait comment l’histoire finira mais ce que les deux derniers albums contiennent peut encore fluctuer.
Le XIII Mystery que vous avez réalisé, c’était plutôt une récréation ou un véritable challenge ?C.R. : C’était d’abord un challenge. Mais c’était aussi un moyen de faire le tampon entre mes premiers albums très classiques de Milan K. et ce que j’ai commencé avec Juarez et Rio. D’un autre côté, c’était plutôt rassurant car Dargaud m’a laissé totale liberté sur ce projet.
Avez-vous eu le choix du personnage à traiter ?
C.R. : Au moment de l’écriture du scénario avec Fred Duval, je sais qu’on lui a laissé carte blanche. C’est donc lui qui a fait son choix. Et ensuite, on m’a proposé cette histoire pour savoir si elle m’intéressait. Elle m’a d’emblée plu car elle se déroulait dans les forêts avec des décors sauvages et naturels, ce qui changeait de l’imagerie de XIII et du thriller policier se déroulant dans les villes.
D’autres projets à part la suite de Rio ?
C.R. : Pour le moment, non. On va essayer d’aller au bout de Rio de la meilleure manière possible.
L.G. : J’ai envie pour ma part de raconter d’autres histoires concernant le Brésil. Mais peut-être en continuant avec Corentin. (sourire)
C.R. : Il y aurait tellement d’autres choses à dire sur Rio… Hermann a évoqué le Brésil dans Caatinga. C’est quelque chose que l’on connait mal…
L.G. : C’est la première bande dessinée que j’ai lue. (rires)