Régis Loisel et Mickey ? Le duo avait de quoi faire rêver et l'attente a été longue pour les lecteurs, dès lors que l'annonce de cette association a commencé à se répandre dans le milieu bédéphile. Le résultat fut largement à la hauteur : un format à l'italienne et une narration en strips rappelant les plus belles heures de la fameuse petite souris croquée par Floyd Gottfredson, un scénario mêlant allègrement contexte social des années trente et piqures de rappel pour ceux qui auraient oublié que rien n'a vraiment changé et un trait à la fois vif et un peu sale renvoyant Mickey à ses origines. Pour ne rien gâcher, l'auteur de Peter Pan donne quelques nouvelles du prochain album de La Quête sur lequel David Etien trime depuis déjà de longs mois.
Reprendre Mickey demande-t-il une expertise dans le domaine de tout ce qui a été produit sur ce personnage depuis sa création ?
Régis Loisel : Je ne pense pas. C’est surtout un retour vers l’enfance. Je suis rentré en correspondance avec ce que j’étais quand j’étais gamin. Bien évidemment, je n’avais pas entre les mains le Mickey que j’ai dessiné, celui avec des habits à boutons des années trente. Je l’ai connu bien après en achetant les gros albums reliés de Mickey dans les années cinquante et soixante. Je n’ai par contre jamais acheté Le Journal de Mickey. Il m’arrivait aussi pendant la période de Noël de passer des journées à scruter dans des galeries marchandes tous les albums que je trouvais de Mickey et de choisir mon cadeau parmi ceux-là en fonction de la couverture, parce que je voulais ensuite les redessiner. (sourire) Les dessins animés de l’époque, quand j’avais la possibilité d’en regarder, m’ont aussi marqué.
Les éditions Glénat étaient-ils au courant de votre passion pour Mickey ?
RL. : Oui, Jacques Glénat le savait. On en avait plusieurs fois parlé, lui aussi étant un fan. Tout ce qu’il entreprend autour de l’univers Disney vient de cette passion. Il était en train de rééditer tous les Carl Barks et les Gottfredson en couleur quand il a eu un jour la licence pour faire de la création. Il a donc demandé à des gens qui étaient fan de Mickey, dont moi, de travailler dessus. Je lui ai dit de me laisser d’abord finir le neuvième tome de Magasin Général. Je m’y suis mis après et j’ai pris un sacré pied.
Il était prévu un duo avec Lewis Trondheim et finalement, vous avez fait chacun le vôtre…
R.L. : Oui. Il y a quelques années, j’ai rencontré Lewis Trondheim à Montréal et on a évoqué Mickey. Je me rends alors compte que Lewis est aussi fan. Quelques temps après, il me téléphone pour me dire qu’il avait présenté une idée au Journal de Mickey, à savoir faire des courts scénarios destinés à différents dessinateurs. Je lui ai dit que j’étais intéressé pour en dessiner un. Il m’envoie alors très rapidement son scénario storyboardé, chose qui me freine déjà un peu. C’était un truc très rigolo qui s’appelait La Ferme des Fraises. J’ai commencé à faire quelques recherches tout en travaillant en même temps sur Magasin Général. J’ai alors appelé Lewis pour lui dire que je ne pouvais pas travailler sur deux projets à la fois. Finalement, Lewis a refilé le scénario à Yoann. En fait, son projet n’a jamais abouti.
Et cette fois, vous l’avez donc réalisé tout seul…
R.L. : Oui. Au départ, je ne savais pas si j’étais capable de le faire. Pas au niveau du scénario mais au niveau du ton, des dialogues… En fait, quand j’ai commencé à écrire, tout s’est déroulé naturellement. J’ai écrit mon scénario en onze heures. Et il ne fallait pas ensuite que ça traine dans la narration avec le format en strips…
Le hors texte permet aussi de gagner un peu de temps…
R.L. : Oui, je les ai traités comme des enluminures. Ça donne un petit côté rigolo. Et effectivement, plutôt que d’illustrer des choses sans intérêt, autant utiliser ces hors texte avec un petit dessin dessous pour que ça devienne un élément narratif intéressant.
Pour quelles raisons avez-vous choisi un Mickey des années trente plutôt que celui que vous avez lu pendant votre enfance ?
R.L. : Parce que Mickey était tout simplement plus beau graphiquement. Le Mickey bourgeois avec son petit chapeau et Pluto dans sa niche ne m’intéressait pas. J’avais envie de retrouver les premiers Mickey avec Horace que j’ai découvert non pas à travers la bande dessinée mais à travers les cartoons. Adulte, j’ai ensuite eu l’occasion d’avoir les albums édités par Hachette dans lesquels il y avait notamment les vieux Gottfredson. Je voulais lui rendre hommage. Ma culture BD vient plus des petits illustrés comme Blek le Roc ou Kiwi que d’un Spirou.
Le format strip s’est-il imposé immédiatement ?
R.L. : Oui. Je voulais vraiment retrouver le même format que celui de l’époque. Auparavant, il sortait tous les jours un strip de Mickey.
Ce format privilégie également une certaine forme d’énergie…
R.L. : Oui, le rythme est différent. Avec quatre ou cinq dessins maximum par strip, il faut que ça envoie, même s’il n’y a pas forcément un gag à chaque fois. Mais, comme dans un cartoon, il faut que ça bouge tout le temps, qu’il se passe quelque chose.
Concernant le casting, des personnages étaient-ils invités d’office, obligatoires ?
R.L. : Non, pas vraiment. Le casting s’est mis en place naturellement. Quand j’ai eu mon histoire, j’ai eu envie de la faire à cette époque dont le symbole est la boîte de conserve car il y en avait de partout. Pour l’anecdote, si j’ai mis autant d’enthousiasme au début dans Magasin Général, c’est parce qu’on retrouve les même types de décors que ceux dans Mickey, quelque chose d’un peu bucolique, beaucoup de bois, des barrières, des petits bosquets ou rivières… Au départ, Magasin Général devait se dérouler en France mais comme je travaillais avec Jean-Louis qui habite comme moi au Québec, on a décidé que l’histoire se passerait finalement là-bas.
Daisy n’apparaît que sur le nom d’un bâteau…
R.L. : Oui, parce qu’à cette époque, le personnage n’existait pas encore. Elle n’est apparue que dans les années quarante. J’ai repris le compagnon de Mickey qui était Horace, prédécesseur de Dingo. Par contre, que ce soit pour Donald, Pluto ou Dingo, je n’ai pas dessiné exactement comme ceux de l’époque, qui eux étaient fort laids. J’ai préféré les dessiner une fois qu’ils ont été finis.
Les années trente évoquent la crise sociale mais aussi des thèmes plus actuels comme la malbouffe qui nous ruine encore la santé ou l’exploitation des pauvres par les riches…
R.L. : Oui même si ça reste du Mickey. Je n’ai pas non plus fait un pamphlet politique. Je ne voulais pas faire une énième histoire de camping, même si elle a lieu, ou de chasse au trésor. J’ai choisi d’aborder quelque chose qui soit en résonance avec ce qu’on vit actuellement : l’expropriation, la main mise des puissants sur les petits… À travers la construction du terrain de golf, extrêmement polluant, je souhaitais aussi parler un peu d’écologie. Plutôt que la malbouffe, c’est l’idée du McDonald's qui m’intéressait avec Max et Ronald… Mais tout ça reste en filigrane.
Disney n’a pas usé de son pouvoir de censure ?
R.L. : Il y a eu très peu de choses, une dizaine de remarques notamment sur le vocabulaire : ne pas mettre « abruti », « drogue » ou des références à la charcuterie… Clarabelle se faisait traiter au départ d’ « andouillette mal salée » et c’est devenu « asperge mal pelée ». L’andouillette est faite avec du porc et dans un monde anthropomorphique, une telle référence était impossible pour Disney. De même, le cigare est interdit et un banquier ou un producteur de cinéma sans cigare, ce n’est plus pareil. J’ai donc choisi de mettre une saucisse dans la bouche, mais pas au porc, une courgette-épinard. (sourire)
Par contre, les steaks dans les hamburgers, ça passe ?
R.L. : Oui mais c’est parce qu’ils sont aux herbes. (sourire) C’est du végé-pâté !
En ce qui concerne les coups, il n’y a pas de quota pour le nombre d’ecchymoses ! (sourire)
R.L. : Ah oui ! Je pense aussi que Disney a compris qu’il s’agissait pour le coup du cartoon. Sur une image, tu te prends un paquebot sur la tête et l’image d’après tu repars avec juste un pansement. Il n’y a pas de choses réellement violentes… mis à part une poule qui s’en prend plein la tête et qui n’avait rien demandé. Mais il est bien indiqué aux lecteurs de ne pas s’inquiéter puisqu’il s’agit de cascadeuses émérites.
Les véhicules touchent rarement le sol quand ils prennent de la vitesse…
R.L. : Oui, ce sont des conventions du dessin de l’époque. Ils avaient toutes sortes de trouvailles de ce style. J’ai pris aussi beaucoup de plaisir à remettre en scène la caravane de Clarabelle. Quand j’ai fait lire l’album à mon fils il a trouvé que j’avais été dur avec les femmes. Mais il faut dire aussi que Minnie et Clarabelle ne sont pas des modèles de finesse.
Pourtant, elles jouent aussi aux esclavagistes avec Dingo…
R.L. : Oui, elles lui font subir ce que les autres font subir à toute la population mais sans vraiment s’en rendre compte. Il y a aussi l’idée des camps de vacances avec des miradors… D’ailleurs, au début, j’avais fait un truc en disant simplement qu’ils étaient partis dans des camps. Des camps ? Des camps de vacances ! (sourire)
Comment avez-vous réalisé l’album graphiquement ?
R.L. : J’ai fait les crayonnés, l’encrage et les couleurs. J’ai vraiment voulu tout faire, jusqu’à la maquette.
Un projet de livre mettant en évidence ces trois étapes est en cours ?
R.L. : Oui. Ce sera pour plus tard, on voulait le faire bien et on n’a pas eu le temps de le faire. Ce sera un grand bouquin, d’à peu près quarante-cinq centimètres de long sur trente-trois de large. Il y aura le strip crayonné, le strip encré et le troisième en trichromie noir-rouge-bleu avec des trames comme on peut les voir dans les vieux albums Hachette. C’est d’ailleurs comme ça que je voulais réaliser l’album au départ. Mais Jacques (Glénat, NDLR) m’a fait renoncer en me disant que les lecteurs préféraient en général la couleur. Il faut que l’album soit destiné au plus grand nombre et non à un lectorat élitiste.
Il y aura donc de grosses différences entre la version crayonnée et la version encrée ?
R.L. : Oh oui. Certaines images ont été complètement refaites, certaines gueules ont été changées… Ce que je fais en général, comme tous les copains, c’est que j’encre directement sur un crayonné et après basta. Mais là, j’ai eu envie de garder les crayonnés. J’ai fait ça pour le jeune dessinateur que j’étais quand j’étais gamin. J’aurais adoré voir ce genre d’ouvrage. J’imagine donc que certains jeunes seraient intéressés de voir cet envers du décor. D’autant que pour Mickey, il existe peu de choses à ce sujet… Gottfredson avait un encreur. C’est pour ça que dans mes remerciements, je remercie aussi les encreurs dont on ne parle jamais d’habitude.
Il existe finalement quatre albums de Mickey complètement différents. Aviez-vous connaissance du travail de vos collègues ?
R.L. : Oui, on a correspondu tous les quatre. On s’est envoyé des mails, des morceaux de dessin… Chacun a son caractère : Cosey avec sa petite musique très particulière, Kéramidas sur cent mille volts, Tébo très rigolo…
Alors que l’univers de Mickey semble très formaté, chacun a finalement pu s’exprimer librement…
R.L. : Oui… J’aurais pu faire pour ma part un Mickey beaucoup plus chtarbé. Avant de réaliser celui-ci, j’ai souvent dessiné un Mickey poilu, pas boutonné… Puis finalement, je me suis dit que je ne voulais pas faire un pastiche mais plutôt un hommage.
Le Mickey plus chtarbé, ce sera peut-être pour le prochain ? (sourire)
R.L. : Pourquoi pas… Mais si j’en fait un chtarbé, les gens préfèreront celui-ci. (sourire) Mais ça peut être aussi Mickey drogué… (rires) Je pense qu’en fouillant un peu dans l’univers de Mickey, on peut trouver des choses très pertinentes. Je n’aurais par exemple pas envie de faire une chasse au trésor, ou alors en mettant autre chose derrière.
Vous travaillez sur autre chose ?
R.L. : Pas pour l’instant. J’ai travaillé pendant quarante-sept jours d’affilée, dimanche compris, pour la réalisation de ce Mickey.
Dans le registre des reprises, avez-vous d’autres rêves ?
R.L. : Oui, celui de reprendre Popeye. J’ai un copain qui est en train de me faire des recherches sur ce personnage, surtout au niveau des traductions. Popeye a un langage un peu particulier en version originale, il utilise des termes dont on a du mal à s’approcher en français, un peu comme dans Krazy Kat.
Comment se passe votre collaboration avec David Etien pour le prochain tome de La Quête ?
R.L. : Je ne veux pas être emmerdant mais il y a un cadre à respecter, même si chacun peut y mettre aussi sa propre personnalité. David voulait aller sur des terrains qu’il ne connaissait pas encore. Il faut savoir que Vincent Mallié, sur La Voie du Rige, avait passé neuf mois à faire des retouches. Je sais qu’il est passé par quelques périodes difficiles dans lesquelles il désespérait. Par exemple, le premier Bragon qu’il avait fait, il l’avait fait à son image… et Vincent n’est pas très costaud. (sourire) Puis, il a enfin réussi à faire la gueule de Bragon même si elle est différente de celle d’Aouamri ou de Lidwine. David est pour sa part un très bon dessinateur qui a réalisé un excellent travail. Mais il possède encore quelques tics graphiques qui sont liés au fait d’avoir fait beaucoup d’animation. Il faut qu’il gagne en efficacité au niveau de la lecture du dessin, sans pour autant l’appauvrir. Vincent comme David ont une qualité rare : ils sont persévérants.
Le conseil aux jeunes auteurs est-elle une activité à part entière ?
R.L. : Je ne refuse jamais de conseiller un auteur même si parfois il est difficile de dire à un jeune enthousiaste que ce qu’il fait est inintéressant. Je prends quand même son travail et essaie de trouver dans tout ce qu’il me montre une lueur. Il faut savoir travailler en fonction de ses limites. Un exemple flagrant est Lewis Trondheim qui, à l’époque, ne savait pas dessiner. Il a commencé à faire des Lapinot car son envie était surtout de raconter des histoires et il a su s’améliorer en respectant ses propres limites. Ce qu’il fait aujourd’hui, et depuis un long moment maintenant, est formidable.