Lorsqu'un scénariste aussi réputé que Juan Diaz Canalès (Blacksad, la reprise de Corto Maltese) publie son premier album en tant qu'"auteur complet", cela crée l’événement. Pour la présentation en avant-première d'Au fil de l'eau (Rue de Sèvres) au festival A Tours de bulles le week-end dernier, nous sommes allés à sa rencontre.
Aviez-vous l’histoire d’Au fil de l’eau dans vos cartons depuis longtemps ?
L’histoire est complexe, les thèmes abordés sont multiples : on entre par le biais du polar, mais vous abordez aussi la chronique sociale, des réflexions plus existentielles sur la foi, la mort…
J.D.C. : C’est vrai ; je pense que le polar permet cela et c’est aussi son intérêt. Il ne se limite pas à découvrir qui est le tueur. Ici, j’ai sans doute poussé un peu plus l’aspect philosophique, notamment au sujet des façons que l’on a d’envisager la fin de la vie. Elles sont différentes selon qu’on est dans la période de la jeunesse, de la maturité ou du troisième âge. C’est le cœur de l’album, même si je me réjouis d’utiliser une nouvelle fois le format du polar.
Ces trois périodes sont reprises sur la couverture française. Elle est d’ailleurs très différente de l’édition espagnole ; ce qu’elles laissent entrevoir de l’histoire aussi…
J.D.C. : L’album a d’abord été publié en Espagne. Chaque éditeur a sa façon de voir ; ils m’ont proposé différentes choses et je dois dire que j’aime bien les deux car elles reflètent les aspects importants du livre.
Finalement, vous avez pu éviter de choisir… (sourire)
J.D.C. : Pour l’une, on met en avant la vie et la mort, avec ce personnage solitaire et la présence de l’eau qui symbolise la force de la vie. Pour l’autre, l’existence et l’histoire de quatre générations y sont annoncés.
Sous des dehors de Copains d’abord rescapés du franquisme, le ton est grave…
J.D.C. : En Espagne, où l’album est déjà sorti, quelqu’un m’a dit que j’avais réalisé un album pessimiste. Je ne suis pas du tout d’accord. Un des personnages est vieux, le grand père : il a sa vision de la vie et de la mort. Mais il y a d’autres personnes autour de lui, qui font face de façon totalement différente. Le père a toujours la foi, des objectifs.
Les vieux doivent composer avec la pauvreté, se livrent à des petits trafics ; il y a comme un dilemme : « cela vaut-il la peine de continuer ? »
J.D.C. : Oui, mais il y a Alvaro aussi. En temps de crise, il prend le parti de la solidarité, d’aider les autres. Il fait partie de ceux qui ne sont pas résignés et qui essaient d’aller vers une société meilleure. Parmi les anciens, tous n’ont pas la même vision de la vie.
Ce sont des voyous sympathiques. Ils vendent de la marchandise volée devant le commissariat…
J.D.C. : Ma vision de la vie consiste à dire que tout n’est pas toujours tragique. On peut s’amuser, même dans les pires circonstances. J‘essaie toujours de trouver un équilibre : pas entre comédie et drame, mais plutôt entre humour et un côté plus tragique.
En tant que dessinateur, vous promenez vous avec des carnets pour des recherches de personnages, croquer des lieux à Madrid notamment ?
J.D.C. : Pas beaucoup. Comme tout le monde, j'utilise aussi quelques documentations. Là, j’ai essayé d’être très efficace car le temps était compté. La période à laquelle j'ai fini l’album coïncidait avec la période de promotion de Corto Maltese par exemple. Heureusement, mon parcours et mon expérience dans le dessin animé me permettent de travailler vite. Le fait d’avoir utilisé le numérique le permet aussi pour faire les corrections.
Y a-t-il eu des conflits entre le dessinateur et le scénariste ? L’un a-t-il plus imposé ses vues ? (sourire)
J.D.C. : Il n’y a pas de problème, là aussi une forme d’équilibre a été trouvée.
La séquence où la jeune flic fait la morale au vieil homme, certains passages muets aussi se distinguent du reste ; au point de ressembler à des exercices de style ou des figures imposées pour un dessinateur…
J.D.C. : Pour moi, le découpage est un plaisir. J’ai cherché des variations, ce qui a conduit aux planches dont vous parlez. Mais l’essentiel est d’apporter quelque chose à la narration. Je ne parlerai donc pas d’exercice de style mais d’une construction pour avoir un ton précis, adapté au passage : comédie, angoisse, etc. Par exemple, cette scène de meurtre où un ami tue l’autre, dont on est le témoin immobile.
Il y a quelques scènes oniriques également…
J.D.C. : Même dans Blacksad, vous en trouverez. Parfois, dans un récit dur, ce genre de scène introduit une forme d’équilibre avec le côté dramatique, social et surtout très réaliste. J’aime aussi pousser le côté fantastique quelquefois ; cela rejoint une vision de la vie à laquelle j’adhère : nous n’avons pas une explication pour toutes ces choses qui sont autour de nous. C’est d’ailleurs quelque chose qui fonctionne très bien dans certains romans sud-américains comme ceux de Garcia Marquez par exemple. J’ai toujours adoré ça et j’essaie d’en placer lorsque c’est possible.
Quand on affiche votre bibliographie, je suppose que vos éditeurs vous laissent complète carte blanche, même s’il s’agit d’une forme de premier album… (sourire)
J.D.C : Quand on crée un roman graphique, c’est important de pouvoir choisir le nombre de pages nécessaire pour développer l’histoire. Il aurait été compliqué d’avoir moins d’espace, de ne pas faire certaines planches comme celles dont on parlait tout à l’heure. J’ai aussi pu choisir le noir et blanc. J’ai pleinement profité de la liberté que m’ont laissée les éditeurs.
Une citation est surprenante : "(...) tu restes impassible, comme un arbre que l'automne laisse le pantalon baissé au milieu du bois."J.D.C. : Je souhaitais que ce monologue intérieur soit poétique – il y a de nombreuses métaphores - ; c’est la première fois qu’on entend Niceto. J’ai choisi ce ton de la poésie.
Cette expérience va-t-elle changer votre façon de travailler avec les autres dessinateurs selon vous ?
J.D.C. : Avec Guarnido, on a commencé en étant tous les deux dessinateurs dans l’animation. Tous mes copains connaissent mon expérience de dessinateur de dessin animé, donc, non, je ne crois pas.
Vos projets ?
J.D.C. : Je viens de finir le scénario du prochain Corto Maltese. J’ai aussi un scénario réalisé à quatre mains avec mon épouse, Teresa Valero, qui est scénariste aussi, et qui sera dessiné par Antonio Lapone. L’album sortira début 2018 ; une histoire dans le New York des années 40-50. Je suis aussi en train d’écrire le prochain Blacksad mais je n’ai pas la date de sortie (sourire).