Avec la sortie de deux albums sur notre territoire, Jeff Lemire avait une actualité chargée en ce début d'année. Rencontre lors du FIBD en compagnie de Dustin Nguyen, le dessinateur du brillant Descender.
Sweet Tooth et Descender sortent en français…
Jeff Lemire et Dustin Nguyen : Oui, nous en sommes vraiment contents !
Les deux histoires partagent un thème commun : un enfant « différent » est laissé à lui-même.
JL : En effet, les deux titres ont ce point commun, mais c'est un peu une coïncidence soulignée par leur sortie simultanée en France. En fait, j'ai créé Sweet Tooth plus de trois ans avant d'écrire Descender. À l'époque, je venais d'avoir un fils et de le voir grandir dans notre monde a influencé mon écriture. Dustin a également un enfant. Ça nous aide beaucoup pour retranscrire le point de vue à cette « hauteur ».
C'était déjà le cas dans Essex County…
JL : J'ai toujours aimé raconter des histoires à partir du point de vue d'un gamin. Ça me vient très naturellement. J'aime beaucoup capter les voix et le ton de l'enfance dans mes dialogues. Je prends vraiment beaucoup de plaisir à travailler de la sorte.
Même si il est question d'enfants, il s'agit de récits pour adultes. Seriez-vous intéressé d'écrire des histoires pour les plus jeunes ?
JL : Je crois que mon inspiration est trop sombre pour les enfants.
Vos histoires peuvent sembler des mises en garde : vis-à-vis de l'intelligence artificielle, la pollution ou le nucléaire par exemple.
JL : D'une certaine manière, oui. Je crois que ça vient du fait d'être parent. Le monde qui nous entoure est constamment dégradé et nous voulons protéger le mieux possible vos enfants. Pour ce qui est de la technologie, elle m’a toujours un peu effrayé. Plus vous passez de temps en ligne ou sur votre téléphone intelligent, moins vous communiquez « pour de vrai » (avec votre entourage physique). C'est assez effrayant de voir comme les choses évoluent. Quand j'étais enfant, il n'y avait pas d'ordinateur à la maison ; maintenant, mon fils de trois ans joue avec un iPhone. Comment les choses vont évoluer dans cinquante, cent ans ? Quelles seront nos relations avec la technologie ? C'est ce genre d'idées qui m'ont inspiré pour Descender.
Les religions vous-inspirent-elles les mêmes angoisses ?
JL : Oui. Voir comme certains utilisent leur croyances d'une manière extrême pour persécuter les autres, c'est également quelque chose de très inquiétant.
A une époque, les archéologues excavaient des momies et relâchaient par de même des virus ou des malédictions. Dans Descender, les chercheurs fouillent pour trouver des robots…
JL : Je n'avais pas pensé à cette comparaison ! J'apprécie de jouer avec l'Histoire, les époques et, plus généralement, avec le temps. Voyager dans le temps, faire des connections entre les époques, c'est un aspect de la SF que j'aime beaucoup. Ça permet également de donner de l'ampleur aux intrigues, d’imaginer qu'il existe des choses qui sont là depuis longtemps et qui traverseront les âges bien après notre disparition.
Comment vous partagez-vous le côté création visuel de Descender (les décors, le design des vaisseaux, etc.) ?
JL : Dustin et moi sommes vraiment sur la même longueur d'ondes. Nous partageons les mêmes idées à propos de la narration. En fait, nous nous faisons tellement confiance que nous n'avons pas besoin de beaucoup nous parler. Le courant passe très facilement.
DN : Et il est trop occupé, il n'a pas le temps. (rire)
JL : Il y a ça aussi. (rires) De toute façon, Dustin est un bien meilleur dessinateur que moi, un très bon designer, spécialement pour les robots. La façon dont il les conçoit n'est pas seulement visuelle, on a vraiment l'impression qu'ils pourraient réellement fonctionner.
DN : J'aime beaucoup faire ça. Nous discutons juste de l'aspect général, à quoi va servir telle ou telle machine, ce genre de choses. C'est vraiment le pied que d'imaginer le reste.
Dustin, avez-vous un mot à dire à propos du scénario ?
DN : Jeff sait ce qu'il fait.
JL : En fait, Dustin arrive toujours à rendre les choses plus extraordinaires que je ne les avais imaginées. J'ai utilisé à plusieurs reprises des personnages totalement secondaires que Dustin avait dessinés dans un décor. Ils étaient graphiquement formidables, j'ai aimé, j'ai les repris ! (rire). C'est sa façon d'influencer le récit.
L'approche graphique est impressionnante. D'habitude, en SF, les choses sont nettes, propres et brillantes. Dans Descender, le rendu est plus organique, vivant…
DN : Comme je n'ai pas beaucoup de temps à cause des délais. Je ne colorie pas tous les éléments, mais plutôt l'ensemble des cases pour donner une atmosphère, une ambiance générale. C'est un raccourci, mais il permet d'aller à l'essentiel très efficacement et très rapidement (rire). Évidemment, ça dépend de la nature de chaque scène, si l'action se passe à l'intérieur ou dans l'espace, etc. Je dessine et colorie à la main sur du papier texturé, cela donne beaucoup de matière au rendu final.
JL : Les dessins de Dustin répondent très bien aux éléments technologiques. De plus, les robots de l'histoire sont très humains et le style graphique très organique offre un reflet très intéressant de cette opposition entre machine et humanité. Ça marche très bien.
Dans Sweeth Tooth (série dont Lemire signe également le dessin ndlr), l'histoire semble avoir été écrite au fur et à mesure. Pour Descender, du fait de votre collaboration et de la richesse de cet univers, tout semble avoir été planifié avant de débuter.
JL : Oui, mais en fait, il s'agit d'une toute petite intrigue situé dans un monde immense. Dans Trillium, j'avais déjà dû concevoir tout un univers et différents types d'engins spatiaux et j'avais adoré ça ! Descender découle de ce travail, mais à une plus grande échelle. J'ai dû passer au moins six mois à tout concevoir et écrire une « bible » contenant tous les éléments du récit, les planètes, les races d’extra-terrestres, etc. Nous en avons aussi beaucoup parlé avec Dustin et, dès le départ, l'idée d'avoir des planètes très différentes, chacune avec leurs caractéristiques propres, s'était imposée. Ça permet d'introduire régulièrement des nouveautés. Le fait que l'univers n'ait pas une seule identité graphique, mais plusieurs est particulièrement intéressant. On peut dire que nous avons passé beaucoup de temps à jouer à Dieu (rires), avant de vraiment commencer l'écriture du scénario et les dessins.
DN : C'est vraiment très excitant de sauter d'une planète à une autre.
JL : La première chose que Dustin m'avait demandé c'était de pouvoir dessiner des environnements très variés.
JL : Non, juste du texte ! J'aime son travail et lui fais confiance. De plus, je pense que nos styles propres fonctionnent très bien ensemble. Sur le plan de la narration, nos approches respectives se ressemblent et s'accordent au mieux.
Les fins de chapitres sont particulièrement réussies. Quelle est votre recette pour le parfait « cliffhanger » : sont-ils créés en amont ou l'idée germe-t-elle au fil de l'écriture d’un chapitre ?
JL : C'est un aspect très important, particulièrement avec les séries « à suivre » : il faut appâter le lecteur pour le mois prochain ! J'ai toujours dans un coin de ma tête CE moment et j'essaye d'écrire autour cet objectif. C'est la même chose avec la fin, tout est fait pour arriver à ce moment-clef.
Et pour le dessinateur, concevoir ce cliffhanger demande-t-il une approche particulière ?
DN : Oui, tout à fait. Quand je lis le scénario pour la première fois, je me demande toujours : qu'est-ce qui est important dans le cliffhanger ? quel est l'élément-clef ? ou le message que Jeff veut faire passer ? C'est très important de choisir le bon cadrage et le bon point de vue. Ceux-ci sont cruciaux pour donner un maximum d'impact à la scène. Pour moi, c'est aussi une chance pour composer une grande case sans trop de texte, dans laquelle le dessin conduit à lui seul la narration.
JL : Dans Descender, ces moments sont aussi là pour apporter une ou plusieurs nouveaux éléments à l'histoire. Ça peut-être un détail mythologique, un nouveau monde ou personnage. Comme c'est la première fois qu'on les montre, ces scènes sont importantes.
Le clin d'oeil à Astroboy est-il un passage obligé quand on parle de robot-enfant ?
JL : Une des grandes inspirations pour Descender est Pluto de Naoki Urasawa. Donc oui, c'était dans un coin de ma tête. Nous allons plus utiliser ce personnage dans le futur.
Des rumeurs font état d'une adaptation en film ou en série produit par Sony. Vous travaillez également à une adaptation d'Essex County. Quel est votre rôle dans ces développements ?
JL : Pour Essex County, il s’agit d’une mini-série pour la télévision canadienne. Le projet soutenu par Sony sera un film de cinéma dont le scénario est en train d'être écrit. En ce qui nous concerne, nous nous concentrons sur le comics. Le cinéma et la télévision, c'est bien, mais ce n'est pas notre monde. Trop d'intermédiaires et de gens à consulter et à convaincre (rires). Si ça permet à plus de monde de découvrir nos livres, tant mieux. Notre passion, c'est les comics.
Ayant étudié le cinéma à l'université, cet univers vous attire-t-il ? Avez-vous pensé à réaliser un film ?
JL : Dans le passé, peut-être, mais plus maintenant : toute mon énergie est centrée sur les comics.
Pour Essex County, vous êtes crédité en tant que producteur.
JL : Oui, je fais spécialement attention à conserver l'esprit et l'atmosphère de cette histoire qui me tient à cœur. Je n'écris pas l'adaptation, mais je veille.
Vous êtes engagés sur sept ou huit en cours de parution, vous écrivez, vous dessinez, vous produisez… Vous reste-t-il un moment pour dormir (rires) ?
Jeff : J’avoue que j'aimerais bien dormir maintenant, à cause du décalage horaire. (rires) J'aime bien passer d'un projet à l'autre. Je me lasse très rapidement et cette façon de travailler me permet de changer d'univers dès que j'en ressens le besoin.
Dustin, et il réussit à ne jamais être en retard ?(sourire)
DN (rire) : Non, toujours à l'heure ! Je travaille actuellement sur le numéro 11 et lui, il en est déjà au 16 ou 17 !
Pour mettre en images tout ce que vous écrivez, comment choisissez-vous les dessinateurs avec qui vous travaillez ?
JL : Ça dépend. Parfois, l'éditeur me présente quelqu'un. Ou, comme pour Dustin, c'est moi qui désire travailler avec tel ou tel artiste. J'essaye toujours de m’associer avec des dessinateurs dont j'apprécie le style, les créations. Je leur laisse toujours le rôle de développer leur vision des histoires que j'écris.
Est-ce que vous lisez des bandes dessinées françaises ?
JL : Pas assez. J'en achète, mais comme je ne parle pas français, je me contente d'admirer les illustrations.
Dans Descender, l'utilisation de la couleur directe et de l'aquarelle est très proche de certains titres européens et devrait séduire les lecteurs d'ici.
JL : Oui, dès le début, nous avons pensé que Descender avait un petit côté européen dans son allure générale.