Quand Alexandre Jacob est présenté uniquement comme celui qui a inspiré Maurice Leblanc pour Arsène Lupin, le milieu anarchiste a tendance à sortir ses griffes. Car le natif de Marseille n'était pas seulement un cambrioleur ingénieux qui redistribuait aux pauvres ce qu'il prenait aux riches, il était aussi un vrai libertaire dans l'âme. Vincent Henry est sorti de sa Boîte - à Bulles - pour brosser un portrait fidèle et complet de ce personnage haut en couleurs en compagnie de son neveu, Gaël, qui signe ici sa première bande dessinée.
Pourquoi ne pas avoir sorti cet album chez La Boîte à Bulles ?
Vincent Henry : J’avais écrit le scénario pour Domas, un auteur de La Boîte à Bulles mais avec l’objectif de signer chez un gros éditeur. Le projet a été refusé de partout, on nous disait notamment que le texte n’allait pas avec le dessin. C’est un argument que je n’ai pas forcément compris, du coup Domas s’est rétracté. Ça a été le seul moment où je me suis posé la question de l’éditer chez La Boîte à Bulles. Quand Gaël (Henry, NDLR) a commencé à chercher un scénario, je lui ai proposé celui-ci. Au départ, il n’était pas trop emballé. Puis, au bout de trois semaines, il m’a dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Il m’a envoyé alors quelques pages et on a constitué un dossier qu’on a renvoyé aux éditeurs. On s’est refait jeter de partout, sauf chez Sarbacane. Cette fois, on nous disait surtout que le dessin de Gaël ressemblait trop à celui de Christophe Blain. On a présenté ce projet sous forme de diptyque et Frédéric Lavabre (éditeur chez Sarbacane, NDLR) a dit d’accord, pour l’instant, pour un livre. J’ai trouvé sa demande légitime. Quand un premier livre n’arrive pas à s’imposer, le deuxième n’y arrive pas non plus. On a donc signé pour un seul album, sachant qu’à la fin, il y a une véritable coupure dans la vie d’Alexandre Jacob. Ça ne posait donc pas vraiment de problème d’arrêter après ce premier tome.
Gaël Henry : Et pour moi, il aurait été très inconfortable que l’album sorte chez La Boîte à Bulles. Mon père est actionnaire… (sourire) Ça me gênait vraiment d’autant que je n’avais rien publié avant.
V.H. : Et puis je voulais aussi voir si les autres éditeurs étaient aussi chiants que moi. (sourire) Plus sérieusement, celui qui fait l’auteur, c’est l’éditeur. On devient vraiment auteur, quand on fait un livre à compte d’auteur. Quand je me suis édité pour deux autres livres, j’ai fait pratiquement de l’auto-édition. Ne serait-ce que pour me sentir moi-même auteur, j’avais besoin qu’un éditeur me dise : « Ce bouquin, je le fais ». Et puis en termes de promotion, c’est de tout repos pour moi. Je me verrais mal demander à mon attachée de presse si elle a bien promu mon album.
G.H. : Pour moi, il aurait été étrange d’avoir une seule et même personne pour éditeur et pour scénariste.
Quels sont les rapports avec son éditeur quand on est soi-même éditeur ?
L’avantage est d’avoir une fin « propre » à la fin de ce premier tome…
V.H. : Oui. Et beaucoup de personnes pensent qu’il n’y aura pas de suite. D’ailleurs, je n’ai pour l’instant travaillé que sur cette première partie, ne sachant pas s’il y aurait un jour une deuxième partie. Les souvenirs que j’en ai commencent un peu à dater… Alexandre Jacob aimait beaucoup écrire. On a donc retrouvé beaucoup de lettres qu’il envoyait à sa mère alors qu’il était au bagne. Dans l’album, il y a beaucoup de mots qui sont les siens. Lors du procès, par exemple, quand les phrases s’enchaînent, j’ai alterné ses propres mots avec des mots complètement inventés. De même, la lettre présente à la fin reprend en partie ses propres termes. Il en sera de même pour la deuxième partie. C’est donc un investissement énorme en temps.
La deuxième partie se passant au bagne, n’y a-t-il pas un risque qu’elle soit moins trépidante que la première ?
V.H. : La deuxième partie est tout aussi trépidante mais totalement différente. Il a essayé une quinzaine de fois de s’évader dont une partie de ces évasions a été reprise par Henri Charrière, dit « Papillon ». Il écrivait souvent à sa mère pour demander sa grâce. Quand il était en isolement, les pieds dans la boue, il lisait des bouquins de Droit et passait même en procès l’établissement pénitentiaire. Il y a toujours des choses à raconter sur Alexandre Jacob… Après, effectivement, quand il sort du bagne c’est plus calme. Il y a une très belle histoire d’amour à la fin dont on parlera. J’ai la chance d’avoir la confiance de Jean-Marc Delpech, l’historiographe le plus pointu d’Alexandre Jacob. Je peux jouer au sparring partner avec lui pour lui demander conseil sur le déroulement de l’histoire.
Comment avez-vous eu vent du travail de Jean-Marc Delpech ?
V.H. : Il anime le site « Atelier de Création Libertaire » dans lequel il dépose toutes les informations qu’il possède sur Alexandre Jacob. Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, je lui ai envoyé un mail en lui demandant s’il pouvait m’aider et me donner quelques conseils. Il m’a répondu oui immédiatement. Toute œuvre qui permet de parler d’Alexandre Jacob en tant qu’anarchiste l’intéresse. Par contre, il n’aime pas que l’on parle de lui uniquement comme un aventurier qui aurait inspiré Arsène Lupin.
Ou les Pieds Nickelés…
V.H. : Oui. On aime toutes les facettes de ce personnage. C’est d’ailleurs très bien raconté sur la très belle page de Gaël pendant son procès sur laquelle il explique pourquoi il vole. S’il n’était pas un vrai anarchiste, il ne prendrait pas le risque devant le juge de se déclarer en tant que tel, alors qu’ils étaient à l’époque très peu appréciés.
Il y a néanmoins une forme de complicité entre Alexandre Jacob et le juge…
V.H. : Il y a un vrai jeu de ping-pong entre les deux hommes, c’est vrai… Mais le jeu vient beaucoup plus d’Alexandre Jacob que du juge. Jacob coupait le juge en permanence… Le procès a été bien plus rapide quand il a été expulsé du tribunal.
Les avocats semblent tous sortis du même moule…
G.H. : Tout ce qui représente l’ordre est traité de la même façon, que ce soit les avocats, les policiers ou les jurés. C’est quelque chose qui marche bien narrativement, ça permet également de ne pas être trop perdu graphiquement, car il y a beaucoup de personnages.
V.H. : C’est une demande que j’ai eu de la part de l’éditeur et du dessinateur, celle de réduire le nombre de personnages. (sourire) J’ai pu le faire sauf pour la bande d’anarchistes.
Gaël, pourquoi avoir hésité au début sur ce projet ?
G.H. : Au tout début, j’étais déjà en contact avec un scénariste, Wazem, avec lequel je devais peut-être travailler. Finalement, ça ne s’est pas fait. Quand Vincent m’a présenté le projet pour la première fois, j’ai surtout vu son côté historique. Je ne connaissais pas cette époque, je ne connaissais pas Alexandre Jacob, je savais qu’il fallait que tout soit crédible… Tout ça me faisait un peu peur. Pendant cette période de flottement, j’ai lu de façon plus approfondie le scénario. J’ai commencé vraiment à m’y intéresser et je me suis lancé.
V.H. : Le storyboard a joué un rôle fondamental. Le scénario que j’écris n’est pas découpé et Gaël propose sa propre vision de l’histoire. Ainsi, l’album est vraiment devenu un livre non pas au moment de l’écriture du scénario mais au moment du storyboard. Gaël a un véritable rôle de co-scénariste.
Ce n’était pas un écueil de vouloir explorer plusieurs « exploits » d’Alexandre Jacob et de les enchaîner les uns après les autres ?
V.H. : Si et c’est pour ça qu’on ne l’a pas fait dans l’album. C’est ce qui m’a le plus amusé en faisant ce bouquin. Je l’ai imaginé comme un jeu de Lego dont toutes les pièces étaient déposées sur une table. J’ai cherché à les assembler pour en faire une belle maison. La recherche du bon rythme a été permanente avec Gaël qui a rajouté de temps en temps quelques gags.
Le personnage d’Alexandre Jacob est très attachant, sans trop d’ambiguïté. C’est un peu le contraire du parti pris de Fabien Nury dans Il était une fois en France…
V.H. : Je connais au moins une personne qui n’aime pas Alexandre Jacob après avoir lu l’album. Je n’avais pas la volonté que tout le monde l’aime. Même ses ennemis le trouvaient brillant et attachant. Pour autant, je n’ai jamais voulu occulté un point négatif du personnage. Je parle d’une jeune femme qui se fait tuer avant le procès, des jurés qui se récusent tous par peur de se faire assassiner suite à des menaces… Même si sa philosophie est « je ne tire que si on attente à ma liberté », on peut se demander si en tant que prisonnier, ce n’est pas lui qui a menacé indirectement les jurés. Je ne l’occulte absolument pas.
Il a aussi une certaine forme d’arrogance en se présentant au-dessus de la masse…
V.H. : Oui. Il a l’impression de se battre pour un peuple alors que le peuple n’en a rien à faire. Alexandre Jacob a évoqué cette frustration dans ses écrits. Si tout le monde trouve Alexandre Jacob très sympathique, c’est presque une déception pour moi.
Gaël, on parle beaucoup de votre trait qui ressemble à celui de Christophe Blain. Est-ce quelque chose que vous assumez ?
G.H. : J’en suis conscient, surtout après coup. (sourire) Pour moi, ce que fait Christophe Blain est ce qui se fait de mieux en termes d’expressions dans la bande dessinée. Mais concrètement, je ne me suis jamais dit que je faisais du Blain. Ça reste un premier album. Je pense que naturellement, je vais me défaire de certains tics pour le deuxième.
V.H. : On a donné aux personnages un côté « Pieds Nickelés » qu’ils ont un peu. Du coup, Pieds Nickelés = Vitalité = Pellos ou Blain.
G.H. : D’où aussi les grands nez. Cela a été une astuce pour immédiatement le reconnaître quand il est passé d’enfant à adulte.
V.H. : L’histoire d’Alexandre Jacob et le traitement de Gaël évoque clairement le dynamisme. Sur le prochain album sur lequel on travaille, une adaptation de Zola, il y a beaucoup de moments de discussions, des personnages absolument pas humoristiques… Son dessin sera sans doute différent.
G.H. : J’ai encore un peu de mal à me projeter, puisqu’on en est encore au storyboard. Je sais que graphiquement, ce sera très différent, du noir avec de la couleur, donc plus classique. Au niveau de l’ambiance, ce sera à peu près à la même époque, autour de 1870, mais ce sera beaucoup plus parisien.
Quels sont les retours des lecteurs ?
V.H. : En séance de dédicaces, nous n’avons que deux personnes qui l’ont lu (À l’époque du festival d’Angoulême, fin janvier 2016, NDLR). Les retours sont plutôt bons en général.
G.H. : On sent quand même que ce sujet est plutôt bien connu dans le milieu "anar". Certains sont venus directement acheter l’album juste en ayant eu connaissance du thème.
V.H. : Pour la petite histoire, Alexandre Jacob a eu une dernière histoire d’amour avec une dame à la fin de sa vie qui est toujours vivante. Elle nous a dit avoir dévoré le bouquin en deux nuits et qu’elle a tourné les pages avec l’envie de savoir ce qui allait se passer, alors qu’elle n’aime pas la bande dessinée. Elle dit avoir redécouvert Alexandre Jacob avec nous alors qu’elle a passé un an avec lui. On va d’ailleurs la rencontrer et elle sera l’un des personnages principaux du deuxième tome.