Avec son adaptation de Shutter Island, le roman de Dennis Lehane, en 2008, et son goût prononcé pour la période de l'après-guerre esquissé dans Le Sang des Valentines, il n'y avait aucun doute que Christian De Metter était la personne idéale pour mettre en images l'ouvrage de Pierre Lemaître, Prix Goncourt en 2013. Au revoir là-haut, ce sont deux rescapés de la Der des Ders, deux laissés pour compte qui ne parviennent pas à retrouver une place dans une société qui les rejette. Au programme : amitié indéfectible, gueule cassée et stratagème au ton revanchard.
Comment avez-vous découvert le roman de Pierre Lemaître ?
Christian de Metter : J’avais vu la remise du prix Goncourt, j’avais lu l’une de ses interviews et j’ai eu envie de le rencontrer. Je sentais qu’on pouvait avoir des affinités. Plus tard, les éditions Rue de Sèvres m’ont appelé pour me dire qu’ils ont rencontré Pierre lors d’une soirée, très enthousiastes à l’idée d’adapter le roman en bande dessinée. De son côté, Pierre Lemaître recherchait un éditeur et un dessinateur. J’ai trouvé dans Au revoir là-haut tout ce que j’aime dans une histoire : les personnages, les thèmes, l’époque… Le courant est très vite passé entre Pierre et moi.Le Sang des Valentine, le tome 3 de 14-18 en BD, une participation à Parole de Poilus... Avez-vous un goût particulier pour la Guerre de 14-18 ?
C.D.M. : J’étais, dans ces bandes dessinées, plus intéressé par l’après guerre même si on voit beaucoup la guerre en flashback. J’aime beaucoup également le Paris des années 20. Je me sens très à l’aise graphiquement dans ces univers-là.
Pierre Lemaître avait-il déjà travaillé pour la bande dessinée auparavant ?
C.D.M. : Il avait déjà fait des adaptations pour le cinéma et pour la télé mais jamais pour la bande dessinée. Je pense qu’il a trouvé que cette histoire pouvait être très visuelle. Il avait aussi la curiosité d’apprendre la syntaxe de la bande dessinée. Il a dit à Rue de Sèvres qu’il était d’accord pour céder les droits pour une bande dessinée à condition qu’il en fasse le scénario. Il souhaitait également trouver un auteur qui ne soit pas que dessinateur, justement parce qu’il avait le sentiment d’avoir des choses à apprendre dans la bande dessinée.
Comment a-t-il participé à l'adaptation ?
C.D.M. : Il a fait un premier découpage du scénario suite à une discussion qu’on avait eue au préalable sur ce qu’on pouvait garder et ce qui n’était pas indispensable. On a su très vite que la bande dessinée allait faire 160 pages. J’ai à partir de là commencé à faire un story-board. Il y a eu ensuite un vrai de jeu de ping-pong entre nous pendant quelques mois sur ce découpage. C’était très fluide. Pierre n’est pas quelqu’un qui ne veut pas toucher à son texte, il est au contraire très ouvert aux changements. J’ai procédé comme je fais en temps normal quand je réalise une adaptation : il y a un moment où l’on se base sur le roman pour garder l’essentiel et son essence même, puis quand on commence à avoir quelque chose qui peut fonctionner, on se pose alors la question de savoir ce que l’on peut garder ou pas pour le langage de la bande dessinée. Certaines choses ont évolué… Des personnages sont plus présents dans la bande dessinée que dans le roman, comme Louise par exemple.
Certains dialogues ont été ajoutés, notamment quand Maillard découvre le meurtre de Pradelle...
C.D.M. : Oui. Mais ça vaut dans les deux sens. Nous ne souhaitions pas faire de bande dessinée bavarde. Je préfère prendre le risque de faire passer des choses par le dessin en se creusant un peu la tête pour les mises en scène ou les expressions. Il y a donc des scènes silencieuses dans le roman mais racontées de façon différente en bande dessinée, et inversement, il y a des scènes dans la bande dessinée qui sont muettes, parfois pendant deux ou trois planches et c’est le dessin qui doit tout raconter. On a trouvé un équilibre qui était pas mal.
Le titre du roman est clairement expliqué dans le roman (Maillard regarde vers le haut depuis son "trou"). N'avez-vous pas eu envie d'en révéler également sa signification dans la BD ?
C.D.M. : Je trouve que la couverture donne une poésie supplémentaire. L’image associée au titre peut intriguer : qu’est-ce que ça raconte ? est-ce qu’il s’envole ? est-ce qu’il chute ? Je trouve que ça résume bien notre travail : raconter l’histoire de façon différente. C’est ce que nous avons fait avec l’ajout du dessin qui ouvre une porte un peu différente.
"L'état s'est occupé de ses morts, pas de ses survivants". Pensez-vous que c'est un bon résumé de l'état d'esprit du roman ?
C.D.M. : J’en ai bien peur. J’ai bien peur aussi que le monde ne change pas beaucoup. On s’occupe plus de construire des monuments pour les héros qui ont eu la décence de ne pas revenir que pour ceux, les autres, qui ont du mal à prendre une place qu’on ne leur a pas réservée. Ils reviennent en plus souvent avec un physique repoussant, effrayant, parfois fous ou névrosés comme Albert. Dans un registre un peu différent, c’est ce qui s’est passé avec les mineurs dans le Nord ou dans l’Est qu’on a renvoyés chez eux quand les mines ont été fermées. Ce sont finalement des personnages qui ont servi à quelque chose dans un moment de leur vie et qui subitement ne servent plus à rien. Je trouve très touchant de les regarder de plus près.
Quelle est la part historique du récit ?
C.D.M. : Ce qui est vrai, d’après ce que m’a dit Pierre, c’est cette arnaque autour des cercueils de taille réduite avec des gens que l’on mettait dedans sans savoir si c’était vraiment les bonnes personnes. Pierre a imaginé le reste, notamment les faux devis pour les monuments aux morts. C’est Edouard qui a imaginé ça dans l’histoire. Je le vois comme un homme absolument brisé. Tout se joue en quelques secondes et il arrive à un moment où il voit son camarade se faire enterrer vivant. S’il était arrivé une minute plus tard, il ne l’aurait pas vu. Il le sauve et c’est ça qui va faire changer sa vie. Le jeune homme que l’on imagine, avec les flashbacks, guilleret, peintre, qui fait rire sa soeur, qui aime la vie, qui aime bousculer les conventions, se retrouve finalement sans identité. La seule chose qu’il conserve, c’est son dessin qui va lui permettre d’exister une dernière fois. Il y a un côté un peu revanchard.
Les masques en sont un symbole…
C.D.M. : Les masques sont là pour suggérer l’émotion des personnages. Quand j’ai lu le roman, j’ai trouvé que c’était très visuel mais je me suis demandé si j’allais savoir le faire. Pierre m’a alors donné quelques références qui l’ont aidé à construire ces scènes. Il m’a montré des masques de type africain, d’Océanie… Je m’en suis servi avant de partir plus franchement dans la fantaisie en me tournant plus volontiers vers le carnaval de Venise. Puis j’ai eu l’idée de traduire l’humeur du personnage en fonction de son masque.
La rencontre avec Louise est l’un des moments forts de l’histoire…
C.D.M. : C’est une scène particulière puisque tout devait passer par le dessin et on devait tout faire comprendre très vite : la tendresse entre les deux personnages, la complicité immédiate… On a eu aussi l’idée qu’elle comprenne tout ce qu’il pense et qu’elle devienne sa voix. Dans le roman, elle est finalement assez peu présente. On l’a un peu boostée dans cette bande dessinée. Je suis vraiment amoureux de ce trio qui joue une pièce de théâtre permanente dans ce petit appartement. Du coup, je suis allé dans la fantaisie, chose que je n’avais jamais faite auparavant. Sans faire non plus du Gai Luron, mon dessin a un peu changé pour l’occasion.
Graphiquement, comment avez-vous travaillé sur le personnage d'Edouard ?
C.D.M. : Ça faisait partie des challenges, c’est aussi ça qui m’a attiré. J’avais vraiment envie de faire cette gueule cassée. Il fallait trouver le bon dosage entre le côté effrayant et le côté touchant. Et même si je savais qu’il n’y avait pas énormément de scènes puisqu’il y avait les masques qui allaient couvrir le visage, j’ai vraiment insisté sur ce personnage en proposant à Pierre des croquis, des crayonnés… Si on en reste à la description qui figure dans le roman, c’est un personnage impossible à dessiner anatomiquement. Mais Pierre s’en fout et il a raison. D’ailleurs quand je lui ai montré les crayonnés, il trouvait toujours Edouard trop beau. Je lui ai donc rajouté des cicatrices jusqu’au moment où j’ai compris que quoique je fasse, il aimait tellement son personnage qu’il ne serait jamais assez détruit. J’ai donc abandonné l’idée de le rendre plus abimé que nécessaire.
Il y a dans le roman très peu de descriptions sur le personnage de Pradelle…
C.D.M. : Pierre aime bien rendre beaux les salauds. Ce n’est pas évident de dessiner quelqu’un de beau, la beauté étant par essence plutôt subjective. Mais plein de femmes sont venues en dédicace me dire qu’elles le trouvaient très beau donc ça doit marcher sur quelques personnes… (sourire) Pierre a toujours l’obsession de bien réussir son personnage de salaud quand il écrit une histoire. Et quand ce salaud est beau, je pense que ça énerve encore plus. C’est en tout cas ce que pense Pierre et je ne suis pas loin de penser la même chose.
L’album est préfacé par Philippe Torreton : est-ce une connaissance personnelle ? Est-il amateur de BD ?
C.D.M. : Non, il fait partie des connaissances de Pierre. C’est Rue de Sèvres qui nous avait proposé de faire réaliser une préface. J’avoue que j’apprécie aussi beaucoup Philippe Torreton. J’ai eu un peur quand j’ai reçu le texte, je ne m’attendais pas à ce que ce soit quelque chose d’aussi gentil. J’ai été très ému à sa lecture.
Si vous aviez eu à écrire la suite de l’histoire, que serait devenu Albert ?
C.D.M. : Je n’y ai jamais réfléchi… Je pense qu’il a quand même eu une brisure. Cette amitié forcée est importante dans sa vie, elle lui a permis de se reconstruire même si c’est sur du négatif. Quand on y réfléchit bien, ces deux mecs n’avaient rien à faire ensemble, ils viennent de deux mondes totalement différents, ils ont aussi des mentalités totalement différentes. Malgré tout, ils sont accrochés l’un à l’autre par un fait de guerre. Mais je pense qu’Albert est conscient de ce qu’il va se passer. J’imagine que lui va s’en sortir, qu’il va avoir une belle vie avec sa petite fiancée. (sourire)
Quelques mots sur l’adaptation prévu au cinéma avec Albert Dupontel ?C.D.M. : Je ne suis pas du tout dans ce projet. C’est un projet qui a été signé uniquement par Pierre Lemaître et Albert Dupontel ou une maison de production.
Quels sont vos projets ?
C.D.M. : Je travaille actuellement sur une petite série courte en quatre tomes, montée un peu comme les séries anglo-saxonnes, c’est à dire avec des saisons et des épisodes. Je ferai donc une première saison de quatre épisodes, ça s’appellera No Body, avec la double signification pas de corps - personne. J’aimerais bien que chaque saison tourne autour de ce thème-là. C’est l’histoire d’un homme en prison suite à un meurtre, visiblement. Il rencontre une psy qui doit faire une expertise pour le procès. Il va être amené à raconter son histoire d’agent infiltré. On va retourner dans les années soixante, soixante-dix, quatre-vingts… On y verra aussi quelques tranches de l’Histoire américaine avec des faits avérés puisque provenant de dossiers déclassifiés. Ce sera dans la collection Noctambule aux éditions Soleil. J’ai toujours souhaité travailler avec Clotilde (Clotilde Vu, directrice de la collection Noctambule, NDLR) et elle a même réussi à me débloquer alors que ça faisait quelques temps que j’avais du mal à travailler sur un scénario. J’ai écrit par la suite très vite mes quatre scénarios. J’espère un rythme de parution plutôt rapide entre chaque tome dont chacun fera 72 pages.