Non, le "Y" à Hyver n'est donc pas un erreur ! Il immerge immédiatement le lecteur dans l'ambiance glaciale d'un début de 18ème siècle marqué non seulement par la fin du règne de Louis XIV mais aussi par la Guerre de Succession en Espagne. Après avoir traversé le désert dans Croisade et bravé les dangers de la jungle dans Conquistador, Philippe Xavier affronte en compagnie de Nathalie Sergeef la rudesse de l'hiver 1709.
Le « Y » à Hyver n’est donc pas une faute de frappe ? (sourire)
Philippe Xavier : Je suis un dessinateur. J’écris et parfois je fais des erreurs. (sourire)
Nathalie Sergeef : C’est par rapport au « vieux françois » mais c’est vrai que le « y » est aussi plus joli graphiquement.
P.X. : Le roi s’écrivait aussi « roy »…
N.S. : Oui, ça définit bien l’époque, celle du début du 18ème siècle.
La première page est une vraie prise de risque avec un texte rappelant le contexte historique sous fond de tache de sang…
P.X. : Ça a été la page la plus difficile à réaliser. (sourire) Dès le départ, c’est ce que j’avais en tête : commencer avec une page blanche, comme la neige. Et qu’est-ce qui va mieux qu’une giclée de sang dessus pour mettre dans l’ambiance ? Mais mettre du sang juste sur une page blanche, ça ne marche pas. Il fallait dessus une belle narration, quelque chose de fort et de poignant. Et c’est là que Nathalie entre en jeu…
N.S. : Oui, je voulais trouver un texte qui rappelle le contexte politique, historique et militaire, car c’est quand même la toile de fond qui s’inscrit dans cet univers de cet hiver très rude. C’était donc un très bon moyen d’entrer dans cette narration mais en même temps d’intriguer tout de suite. Puis il y a ce blanc…
P.X. : C’était vraiment pour se mettre dans l’ambiance.
La neige est également présente dans la première scène des 7 Vies de l’Epervier. Etiez-vous un lecteur de Juillard ?
P.X. : Oui, je suis fan de Juillard, même si au départ j’étais d’abord un fan de Giraud/Moebius et surtout d’Hermann. J’ai découvert Juillard en 2003 quand je suis rentré des Etats-Unis et j’ai pris une belle claque, narrative et visuelle. Je me suis alors dit que j’aimerais bien faire quelque chose à cette époque-là pour essayer de suivre un peu leur chemin. Voilà, c’est fait…
C’est donc vous qui êtes à l’initiative de ce récit ?
P.X. : Oui. Tout a commencé il y a deux ans.
N.S. : Oui, lors d’une visite à Versailles. La guide a entre autre évoqué ce grand hiver avec des anecdotes que l’on connaît un peu : le vin qui gelait, les oiseaux qui tombaient en plein vol… Philippe a immédiatement accroché à ce sujet.
P.X. : J’étais en train de terminer le quatrième tome de Conquistador. Et après Croisade, j’essayais de trouver un nouveau terrain de jeu : un décor puissant et peu exploité. Et c’est en écoutant la guide de Versailles que j’ai commencé à avoir en tête plein de visuels. Il a fallu trouver alors un bon scénariste et comme l’on comptait un jour ou l’autre travailler ensemble avec Nathalie…
N.S. : J’ai aussi eu immédiatement plein d’images qui ont surgi.
P.X. : J’ai bien sûr pensé à ce moment-là aux 7 Vies de l’Epervier en essayant de m’imaginer comment faire aussi bien d’une manière différente, même si mon dessin et ma mise en pages étaient déjà très différentes. Mais les chapeaux, les costumes, les armes restent similaires. Le décor, chez moi, est très important, c’est un personnage indispensable à mes bandes dessinées. J’ai un vrai besoin de m’évader avec ça. J’aime dessiner des territoires qui ont été peu traités en bandes dessinées : quand j’ai commencé Croisade, il y en avait eu très peu de dessinées auparavant. Pour Conquistador, c’est la même chose. Cet hiver en 1709, ce n’est pas les 7 Vies de l’Epervier, c’est vraiment quelque chose de spécial avec un souffle épique et graphiquement violent qui me correspond. Je me suis bien amusé et on a fait ça à deux, Nathalie m’a surpris plein de fois avec le scénario.
Comment avez-vous écrit le scénario à quatre mains ?
N.S. : Cela a vraiment été au départ du brainstorming : on discute, on échange… J’ai demandé à Philippe ce qu’il avait envie de mettre en images : un personnage, un aventurier… On construit ensuite le personnage principal ensemble, Philippe avait trouvé des éléments qui pouvaient lui construire un passé. C’est très important de raconter le passé d’un personnage que l’on veut incarner, même s’il transpire petit à petit au fil des deux tomes. Il y a également toute la recherche documentaire dans laquelle on doit se plonger. On définit ensuite les grandes lignes de la trame principale. Je passe ensuite à l’écriture du scénario qui est découpé de façon assez souple avec les dialogues. Je lui réserve quelques petites surprises de mise en scène…
P.X. : Mais tout est modifiable. Je peux changer des cases, certains dialogues peuvent aussi être modifiés. C’est une vraie partie de ping-pong quotidien. Mais on ne peut le faire que si au départ le fil de l’histoire est bien construit.
Quel thème a servi de socle au récit ? La famine ? La guerre de succession ? La révolte protestante ?
P.X. : La Guerre de Succession, c’est vraiment l’arrière-plan.
N.S. : Les batailles sont un peu en stand-by, des tractations continuent… Tout se superpose. La France est en difficulté financière, militaire puisque tout le Nord, l’actuelle Belgique, était bien prise par la Coalition. Il fallait donc bien mettre en scène tout le contexte autour de cet hiver exceptionnel. On a aussi pris ces personnages de camisards qui finalement ne servent plus tellement leur religion, ils sont devenus une bande de brigands haineux.
P.X. : C’est ça, on revisite un peu l’Histoire dans cet élément très dur. Et c’est chouette parce qu’on découvre pas mal de choses que Nathalie exploite bien. Les personnages sont vivants et le tout fait finalement une bande dessinée assez forte.
L’anthropophagie en France au début du 18ème siècle a-t-elle réellement existé ?
N.S. : Il y a des rumeurs… La réalité, ce sont des gens qui trouvaient des voyageurs morts gelés au bord des chemins, des gens morts de froid aussi dans des masures qui n’étaient plus alimentées par le feu… Dans toutes les documentations que j’ai pu lire, je n’ai jamais trouvé un fait avéré d’anthropophagie. Mais il y avait vraiment à cette époque une atmosphère particulière : les gens se faisaient détrousser à chaque coin de rue, le peuple avait faim, il y avait une méfiance de tous les instants… C’était peut-être la peur de manquer qui était pire que la faim en elle-même et qui pousse à une défiance totale entre les humains. À côté de ça, il y avait quand même une solidarité qui s’organisait dans les villes et dans les villages…
P.X. : Il y a aussi dans les villages toutes ces questions de religion, de superstition. Je pense que ce que fait le moine au début du récit, ça a vraiment dû se passer. De là à faire un barbecue, peut-être pas… (sourire) C’était aussi pour poser le personnage un peu comme cette première planche, blanche, est là pour poser le sujet et mettre le lecteur dans l’ambiance.
N.S. : C’est un peu le frappadingue de notre histoire. (sourire)
Est-ce toujours un casse-tête de doser action et exposé historique ?
P.X. : C’est Nathalie qui essaie de me canaliser sur l’action.
N.S. : (rires) Il faut savoir garder un rythme. Je travaille un peu à l’instinct. Il ne faut pas qu’il y ait de cassures, que la narration reste toujours au service de l’histoire. On aurait pu mettre vingt-cinq fois plus d’informations avec des anecdotes, les réactions de Louis XIV, ses ministres…
P.X. : C’est une histoire en cent planches. C’est peu. Je pourrais facilement partir dans une séquence de trente planches d’action dans laquelle je m’éclaterais. Mais qu’est-ce qu’il ressortirait de tout ça ? Il faut à chaque fois distiller certaines informations, certains détails historiques, la vie des personnages, leur histoire, pour ne pas que le lecteur se lasse. C’est un rythme qu’il faut savoir construire. En tant que dessinateur, je deviens le réalisateur et je joue cette action avec mes personnages. Et je n’ai donc pas envie de vivre trente planches d’action d’un coup !
N.S. : On veut aussi transmettre une atmosphère…
P.X. : Il faut aussi penser au lecteur qui va prendre ce bouquin et qu’il ne doit pas lâcher avant la fin de l’histoire. Il faut qu’il lise, qu’il passe d’une planche à l’autre avec sa petite dose d’action et sa petite dose historique… Tout ça, on ne le cherche pas, on ne le fait pas exprès. C’est naturel.
Après Croisade et Conquistador, Jean-Jacques Chagnaud est de nouveau le coloriste de l’un de vos albums. Comment fonctionne un vieux couple comme le vôtre ?
P.X. : C’est notre treizième album ensemble en sept ans. C’est vrai qu’on est un vieux couple. Il n’y a pas de chichi, pas de pincette. Je suis très direct avec lui. Dès que quelque chose ne va pas ou que sa vision ne correspond pas à la mienne, je lui rentre dedans. Mais on est deux professionnels, il sait très bien ce qu’on peut faire, il ne rechigne jamais. Je n’ai jamais vu un coloriste comme lui. Il est ouvert à tout changement, il est au service de l’histoire et de mon dessin, comme je suis au service du scénario. Vraiment, on fait une super équipe. D’ailleurs, je me suis récemment demandé avec qui d’autre je pourrais travailler un jour, puisqu’il est à la retraite. J’ai vraiment beaucoup de respect pour le travail de Jean-Jacques quand je vois toutes les heures que l’on a passées sur Hyver à chercher les bonnes ambiances, à choisir parmi les trois ou quatre versions chaque fois proposées, toutes différentes. Je ne suis pas très facile et pas très souple non plus. Il y a une progression dans chaque album que l’on a réalisé ensemble.
Un tirage de tête est prévu pour le premier tome d’Hyver…
P.X. : Oui, en fin d’année chez Les Sculpteurs de Bulles en noir et blanc. Il y aura quelques illustrations et toutes les planches crayonnées, ce que l’on ne voit pas souvent. Ce sera un très grand format.
Une exposition est actuellement en cours à la galerie Glénat…
P.X. : Oui, pendant tout le mois de novembre. C’est une exposition de planches originales, j’ai réalisé en plus quatre grandes illustrations d’Hyver 60 par 50. Et pendant le mois de décembre, ce sera au musée de la bande dessinée à Bruxelles.
Le tome deux est-il déjà écrit ?
N.S. : Il est en cours de réalisation. On sent vraiment que l’on est en train d’approfondir les personnages.
P.X. : Même si l’on en tue déjà pas mal. (sourire) Il sortira en septembre 2016. L’histoire sera terminée mais on verra bien…
N.S. : Oui, rien n’empêche au personnage principal d’évoluer ailleurs à cette même époque. On en apprend d’ailleurs un peu plus sur son passé, d’où il vient, où il était juste avant.
P.X. : On commence le deuxième tome avec un flashback qui change complètement de l’ambiance d’Hyver.
N.S. : Oui, on est pendant quelques planches au soleil. (sourire)
Nathalie, quelques mots sur votre projet avec Ennio Buffi ?
N.S. : Oui, c’est aux éditions du Lombard, dans la collection Troisième Vague. Ce sera un one shot. C’est une histoire contemporaine qui se déroule entre le Vénézuela, le Guatemala et le Salvador. C’est l’histoire d’un personnage que l’on trouve à Caracas et qui rattrape son passé qui est plutôt… costaud. (sourire) C’est un univers sud-américain très violent que l’on retrouvait également dans Juarez. J’ai un autre projet avec Fabio Pezzi, également une histoire contemporaine. On est là dans le désert afghan, libyen, là où il se passe beaucoup de choses… (sourire) J’aime en général les personnages qui sont confrontés à la violence, voir comment ils s’en sortent.
Philippe, on vous a vu dans le désert avec Croisade, dans la jungle avec Conquistador, dans la neige avec Hyver. À quand un voyage dans l’espace ? (sourire)
P.X. : J’aurais adoré il y a quelques années réaliser en bande dessinée l’adaptation de Blade Runner. Mais c’est quand j’étais jeune… (sourire). Non, je vais continuer à remonter le temps. Il y aura sûrement un western, du contemporain avec Matz au scénario. J’espère aussi continuer l’aventure d’Hyver. Quant à l’espace… C’est trop simple à dessiner. (sourire)