"Certains estiment que la bande dessinée est incapable de véhiculer les émotions." Jung a forcément été interpelé par cette phrase prononcée par l'une des ses connaissances et a su prouver avec Couleur de Peau : Miel et Le Voyage de Phoenix qu'elle était surtout totalement erronée. Même si les deux histoires sont différentes, alors que l'on retrouve pourtant ses thèmes de prédilection liés à l'adoption, à la recherche identitaire ou à la reconstruction de soi, une chose est sûre, elles ne laisseront pas le lecteur indifférent.
Vous a-t-il fallu quelques temps avant de « digérer » Couleur de Peau : Miel et vous attaquer à un autre récit ?
Jung : J’ai l’impression de ne pas être encore sorti de cet album. J’accompagne toujours le film, toujours la bande dessinée à gauche et à droite que ce soit dans des lycées, des bibliothèques ou parfois même à l’étranger. Alors que le premier tome de Couleur de Peau : Miel est sorti en France en 2007, il est tout juste sorti en Corée l’année dernière. Je n’ai pas eu de souci de transition car je suis en phase avec ce que je raconte dans mes albums. Le Voyage de Phoenix est une fiction mais où l’on retrouve toutes les thématiques présentes dans Couleur de Peau : Miel.
Que vous a apporté le film Couleur de Peau : Miel par rapport à la bande dessinée ? Le public a-t-il été le même, la perception de votre vie par les lecteurs/spectateurs est-elle selon vous différente ?
J. : Je rencontre des personnes qui ont lu la bande dessinée et qui sont ensuite allées voir le film ou des personnes qui ont juste vu le film, ou d’autres qui n’ont lu que la bande dessinée. Le film peut donner envie à certaines personnes de lire ensuite la bande dessinée. Quand on a commencé à évoquer le film, mon intention était de ne pas faire un copier/coller de l'album. Je ne fais pas de la bande dessinée par frustration, mon rêve n’était pas de faire du cinéma. Pour moi, la bande dessinée est un medium suffisamment puissant pour qu’il n’ait pas besoin du cinéma pour obtenir une quelconque légitimité.
Travailler sur un film ou sur une bande dessinée, est-ce vraiment différent ?
J. : J’ai une paix royale à laquelle je tiens vraiment quand je fais de la bande dessinée. (sourire) La seule personne à qui je dois rendre des comptes est mon éditeur. Et encore… Il me laisse tranquille et me laisse faire ce que je veux. Au cinéma, c’est très différent car on ne travaille pas tout seul. Les enjeux financiers ne sont pas les mêmes. Pour faire une bande dessinée comme Couleur de Peau : Miel, il faut quelques milliers d’euros. Pour faire un film, ça se compte en millions d’euros. Du coup, il faut composer avec des producteurs, avec un co-réalisateur… Et je n’avais pas l’habitude de travailler en équipe. Je suis plutôt un électron libre qui apprécie de travailler seul, c’est pour ça aussi que la bande dessinée me convient très bien. Mais comme j’avais aussi envie de faire ce film, il a fallu que je m’adapte. Mais ça s’est très bien passé, tous les designers travaillant sur le film sont aussi des dessinateurs, on parle donc le même langage. Je n’ai eu aucun problème pour expliquer ce que je voulais faire. Il peut y avoir des conflits comme souvent au cinéma avec des producteurs… Mais ce qui est important, c’est que le réalisateur ait, comme en bande dessinée, une vision globale de son projet ce qui est essentiel pour pouvoir communiquer aux autres membres de l’équipe nos idées.
Comment avez-vous réaliser le travail d’adaptation entre la bande dessinée et le film ?
J. : Il a fallu faire des choix. L’idée n’était pas de faire une adaptation littérale de la bande dessinée. On a raconté la même histoire avec une grammaire différente, propre au langage cinématographique. Il y a différents niveaux de lecture pour la bande dessinée, ce qui est difficilement transposable sur grand écran. Ce travail est très intéressant et m’a donné envie de faire d’autres films.
Le récit du Voyage de Phoenix est complètement déstructuré avec de nombreux flashbacks. Qu’apporte cette construction par rapport à une narration plus linéaire ?
J. : L’idée de départ était de parler de la résilience à travers plusieurs destins qui se croisent et qui s’entremêlent. Je me suis laissé porter par mes personnages. Bien sûr, j’ai écrit auparavant un synopsis et j’avais une ligne directrice. Ensuite, je compose au jour le jour. Les choses viennent très naturellement. D’un autre côté, j’ai aussi vingt-cinq ans de métier derrière moi et j’aurais été incapable d’utiliser ce procédé narratif à mes débuts. Ce sont toutes les expériences acquises sur Couleur de Peau : Miel, que ce soit pour la bande dessinée ou le film, qui m’ont servi pour Le Voyage de Phoenix.
Pensez-vous que, comme Jim, beaucoup de soldats américains ont traversé la frontière pour se rendre en Corée du Nord ?
J. : Je suis parti d’un fait réel. Dans les années soixante, plusieurs Marines ont déserté l’armée américaine et sont passés en Corée du Nord car ils ne voulaient pas partir au Viêt-Nam. Ils étaient au nombre de cinq. Ils se sont cependant très vite rendu compte qu’ils avaient fait une erreur et ont demandé asile politique à l’ambassade russe en Corée du Nord, qui a refusé. Ils ont fini dans des camps de rééducation et ont continué à servir la propagande nord-coréenne. Parmi eux, James Dresnok vit toujours là-bas. Il faut aussi resituer les choses dans le contexte de l’époque. Dans les années soixante, la Corée du Nord était beaucoup plus riche et plus développée que la Corée du Sud. Beaucoup d’étrangers ont été à cette époque kidnappés par les nord-coréens, notamment pour enseigner leur langue maternelle. C’est terrible ce qu’il s’est passé dans ce pays à cette époque. J’avais envie d’évoquer cette période de l’Histoire dans Le Voyage de Phoenix, notamment à travers le destin de réfugiés. Bien sûr, je n’ai pas d’exemple aujourd’hui de soldats américains suivant le même chemin. (sourire)
Y a-t-il dans le personnage d’Helen de l’affection ou de la douceur que vous auriez aimé recevoir de la part de votre mère adoptive ? Est-ce une vision fantasmée de « la maman adoptive » idéale ?
J. : C’est curieux… J’ai justement rencontré récemment quelqu’un qui, après avoir lu Le Voyage de Phoenix, m’a dit : « C’est étrange. Vous dessinez le personnage d’Helen de la même façon que votre maman dans Couleur de Peau : Miel. » Je ne l’ai pas fait exprès. Avec le recul, c’est une évidence. On peut tout se permettre dans une fiction… Peut-être aurais-je aimé avoir une mère adoptive comme elle...
Trouver son bonheur, c’est finalement savoir faire la paix avec « ceux qui restent » comme Jennifer avec son père ou Aron avec Chelsea.
J. : Pour pouvoir retisser le fil interrompu de la vie, on passe forcément par l’acceptation du traumatisme. Il y a aussi la notion de pardon. Tant qu’on est en colère, c’est très difficile de pouvoir se reconstruire. Le Voyage de Phoenix est très clairement une histoire sur la résilience. Pour Jennifer, c’était très important de mettre un visage sur son père, de passer de quelque chose de complètement d’abstrait à quelque chose de plus concret.
Avez-vous, vous aussi, eu l’impression de renaître de vos cendres ?
J. : J’ai l’impression de vivre plusieurs vies et, à chaque fois, de renaître. Je pense que ma quête identitaire est en constante évolution. Je me rends compte que je continue à franchir des étapes et que pour passer à autre chose, il faut que je fasse le deuil d’autres choses et continuer ainsi à avancer et donner un sens à ma vie.
Les thèmes développés dans Couleur de Peau : Miel et Le Voyage de Phoenix sont-ils au centre de vos nouveaux projets ?
J. : J’ai envie de raconter des histoires qui me touchent et qui aborderont forcément des thématiques autour de l’identité, du métissage culturel, de la reconstruction de soi… Ce sont des choses liées à mon histoire personnelle, et c’est ce genre de récit que je peux et que j’ai envie de raconter. Je serais incapable d’écrire un western ou un Largo Winch. Il faut que je puisse totalement m’incarner dans l’histoire que je raconte. Dans Le Voyage de Phoenix, il y a une partie de moi en chaque personnage.
Imaginez-vous écrire un scénario pour quelqu’un d’autre ?
J. : Pourquoi pas… Mais je ne pense pas. (sourire) Je suis un vrai amoureux de la bande dessinée. Ce medium permet de raconter tout ce que l’on veut, il n’existe aucune limite. Je me souviens par exemple de la lecture de Jonathan de Cosey quand j’étais plus jeune qui m’avait particulièrement touché. Contrairement à ce que certains pensent, la bande dessinée est capable de transmettre beaucoup d’émotions.