Personnage complexe et controversé, Julio Popper est présenté tantôt comme un explorateur courageux et un génial ingénieur, tantôt comme un exterminateur d'indigènes amérindiens. Dans Le Dernier Roi de Terre de Feu, Matz en donne une vision beaucoup moins manichéenne et accompagne le lecteur non seulement dans la découverte d'un homme plutôt méconnu de l'Histoire mais aussi dans les mystères qui l'entourent, jusqu'à sa mort encore aujourd'hui inexpliquée.
Comment avez-vous eu l’idée de raconter la vie de Julio Popper ?
Matz : La première fois que j’ai lu quelque chose sur Julio Popper, c’était il y a de nombreuses années, dans un livre d’Armando Braun-Menendez intitulé Chroniques australes – je suis passionné par la littérature d’Amérique latine et essaie de lire un peu tout ce que je trouve dans ce domaine. Le personnage de Popper, qui occupe un des chapitres de ce livre, m’avait intrigué. Ensuite, Léonard m’en a parlé, et on s‘est dit que cela ferait un bon personnage pour un album. Léonard avait lu un roman, Cavalier seul de Patricio Manns, aux éditions Phébus, dans lequel Popper est un effroyable massacreur d’Indiens. Et il est vrai qu’au tout début, on s’est dit que ce serait intéressant de faire le parcours de cet homme sanguinaire, venu du fond de l’Europe pour exterminer les Indiens de la Terre de Feu. Sauf qu’en se documentant de la manière la plus complète et la plus rigoureuse possible, je n’ai pas trouvé d’éléments corroborant cette vision du personnage. Un jour, j’ai appelé Léonard et je lui ai dit « nous avons un problème : Popper n’a pas exterminé d’Indiens, en tout cas pas comme le dit Manns, et pas comme tout le monde le répète. Il en a tué quelques-uns, c’est sûr, mais il n’a pas été de ces hommes qui chassaient les Indiens et leur coupaient les oreilles contre de l’argent. Qu’est-ce qu’on fait ? » Comme quoi la bd donne parfois lieu à des dialogues étonnants.
Un Juif chercheur d’or et Maçon de surcroit, c’est presque une caricature… (sourire)
M. : Je ne crois pas qu’au 19ème siècle les Juifs Maçons étaient si nombreux. En revanche, je crois qu’on peut dire de Popper que bien que son père était rabbin, il n’apparaît pas que la religion ait tenu une grande place dans sa vie. Par exemple, il ne s’est jamais enregistré auprès de la société israélite de Buenos Aires, à la différence de son frère Maxime, qui l’a fait dès son arrivée. Mon impression est que c’était un homme beaucoup trop intelligent et qui connaissait trop le monde pour attacher à la religion trop d’importance… Et puis, au sujet de la question du Popper massacreur d’Indiens, les Maçons du 19ème siècle avaient une tradition humaniste qui ne semble pas correspondre à celle d’un assassin de masse et cela bien qu’à l’époque, l’élimination physique des Indiens ne posait de problème moral à personne.
Comment avez-vous fait le tri parmi toutes les biographies et les textes qui évoquent ce personnage ?
M. : J’ai essayé de tout lire, mais il n’y a pas tant de choses que cela sur Popper. Le problème était que les seules vraies biographies sérieuses qui existent sur Popper sont en espagnol. J’ai dû mettre mon père à contribution pour les traduire, parce que mon espagnol est insuffisant ! J’ai par ailleurs lu (en anglais, là, pour le coup) le texte de la fameuse conférence qu’il a donnée à Buenos Aires, celle où il plaisante sur les instincts communisants des Indiens. Tout cela pour dire qu’il n‘y a pas grand chose en français. J’ai lu les romans qui ont été écrits dans lesquels il apparaît, celui de Manns, les ouvrages de Francisco Coloane (qui connaît parfaitement l’histoire de cette région et qui ne le traite pas de massacreur), le livre de Braun-Menendez (dont le grand-père a rencontré Popper) et ceux sur la Terre de Feu…
Un personnage aussi complexe et contradictoire que Julio Popper, est-ce du pain béni pour un scénariste ? (sourire)
M. : Jusqu’à un certain point, oui. C’est un personnage fascinant. Ce qui m’a attiré, c’est que c’est à la fois un homme très brillant, très intelligent, avec beaucoup d’esprit, mais aussi un homme d’action, un homme qui n’a pas froid aux yeux, un homme qui regarde le monde en face, retrousse ses manches et se bagarre. Il a fait des tas de choses, voyagé partout, entrepris, échoué, recommencé… Vraiment, il y a de quoi faire. Et je dis jusqu’à un certain point, parce que c’est presque trop, il faut condenser, résumer, laisser de côté. On aurait pu faire un livre plus épais, et qui aurait été tout aussi palpitant…
Pour en revenir à cette image d'homme sanguinaire, elle est particulièrement tenace. En bande dessinée, Mathieu Bonhomme le présente ainsi dans le Voyage d'Esteban...
M. : Je n’ai pas lu ce livre-là. Comme quoi, on ne peut pas tout connaître ! Que Popper ait tué des Indiens, c’est sûr. Il en a tué au moins deux au cours de cette escarmouche pendant laquelle les très fameuses photos ont été prises, attestant de la mort de ces Indiens. S’il avait su que ces photos lui vaudraient une réputation posthume aussi déplorable, il aurait sûrement réfléchi à deux fois ! Que Popper ait été un massacreur sanguinaire et cupide, je n’en ai pas trouvé la preuve. C’est une chose qui est répétée, une chose facile et qui plaît bien, mais qui n’est – selon mes recherches – pas étayée. Un mensonge répété cent fois devient une vérité, dit-on... Et une fois encore, s’il l’avait été, je l’aurais dit. Il semble plutôt qu’énormément d’Indiens étaient déjà morts lorsque Popper arrive. Les campagnes d’extermination du général Roca en Patagonie avaient eu lieu au début des années 1880, et les maladies avaient déjà fait des ravages en Terre de Feu, principalement de manière involontaire, à cause de la sédentarisation et des modifications de leur mode de vie imposées par les missionnaires. La lecture du livre de Lucas Bridges, qui est un des tout premiers Blancs à être né en Terre de Feu, et qui y a grandi avant que Popper n’arrive, côtoyant de très près les Indiens, vivant avec eux et les aimant, ne mentionne jamais Popper. Si Popper avait été un tel criminel, je pense qu’il l’aurait dit, qu’il aurait parlé de lui. Or, il ne le mentionne pas une seule fois. Il parle en revanche de tueurs écossais qui travaillaient pour les éleveurs de moutons qui chassaient les Indiens. Par ailleurs, j’ai la nette impression que Popper ne passe pas assez de temps en Terre de Feu pour se livrer à de tels massacres. Sa vie et ses idées ne semblent pas s’accommoder de ces faits. Il semble effectivement attesté qu’avant sa mort prématurée, Popper ait cherché à s’entendre avec les Indiens pour les laisser circuler sur ses immenses terres et les mettre à l’abri. Deux autres éléments : les Indiens de Terre de Feu n’étaient pas très nombreux, avant l’arrivée des Blancs. À peine 8 000 selon les estimations. Un très grand nombre, la plupart, sont morts de maladie. La deuxième chose, dont je ne parle pas dans la bd, est que je me demande jusqu’à quel point Popper n’est pas le coupable idéal : étranger, juif, franc-maçon, sans descendants ni personne pour le défendre, il est assez facile de le charger…
La mort de Popper est sujette à controverses. Quelle est votre intime conviction sur les circonstances de son décès ? Maladie, meurtre ?
M. : C’est un mystère et j’aime bien les mystères. Il est impossible d’avoir une conviction qui n’est étayée par rien du tout. On ne sait pas avec certitude où est son corps. Les diagnostics contradictoires incitent à la méfiance, et 35 ans, c’est jeune pour une crise cardiaque, mais ce n’est pas impossible. Moi, j’aime bien l’idée qu’il ait simulé sa mort et soit parti mener une autre vie, vivre d’autres aventures, ailleurs. Cette option-là est celle qui me plait le plus. Mais j’aimerais bien qu’on cherche dans le caveau des Ayerza, à Buenos Aires, que je suis allé voir, si son corps y est, et qu’on fasse des analyses… En tout cas, il a bien fait de se dépêcher de vivre, et ses 35 ans à lui sont plus riche que les 90 ans de la plupart des gens !
Vous écrivez dans la postface: « si Julio Popper avait été espagnol et était né quelques siècles plus tôt, il aurait certainement fait un formidable conquistador. » D’après vous, s’il n’était pas mort à 35 ans, que serait-il devenu ?
M. : Il aurait sans doute mené à bien son idée de conquête de l’Antarctique au profit de l’Argentine, ou bien il n’aurait pas réussi à monter son opération, mais aurait inventé quelque chose qui aurait contribué à l’amélioration des conditions de vie humaine, et serait passé à la postérité, à moins que le bateau sur lequel il aurait embarqué à destination de son pays natal ait fait naufrage. Auquel cas Popper aurait refait sa vie sur une petite île des Antilles, où il aurait vécu en bonne intelligence avec les locaux, sous un faux nom. À la Martinique, par exemple, où il aurait eu une descendance nombreuse.
Chapitrer le récit permet-il d’en aérer la lecture ?
M. : Oui. Cela permet d’aérer et de faire des ellipses.
Comment avez-vous choisi Léonard Chemineau ?
M. : Je n’ai pas choisi Léonard, parce que la chose s’est faite très naturellement au détour d’une conversation, et il n’a jamais été question de faire cet album avec quelqu’un d’autre.
Léonard, mettre en images cette histoire vous a-t-il rappelé quelques ambiances des Amis de Pancho Villa ?
Léonard Chemineau : Certaines ambiances de Julio Popper peuvent effectivement se rapprocher des Amis de Pancho Villa, car Popper ressemble parfois à un western. Mais dans l'ensemble, c'était tout de même assez différent. Les Amis de Pancho Villa se déroule sous la chaleur mexicaine, dans un décor souvent poussiéreux et brûlant, alors que Julio Popper se passe dans une région froide, humide et venteuse. Ce qui rapproche les deux ambiances peut-être, ce sont les territoires immenses et dépeuplés, que ce soit dans le désert mexicain ou dans la pampa fuégienne.
Comment vous êtes-vous documenté, notamment sur les paysages de La Terre de Feu de la fin du 19ème siècle ?
L.C. : Il existe des photos de la Terre de Feu à cette époque, prises par des missionnaires et explorateurs (Popper entre autres). Elles sont en noir et blanc et ne renseignent donc évidemment pas sur les couleurs, mais donnent une idée de l'ambiance dans les quelques lieux peuplés (Ushuaïa, Punta Arenas) et sur la vie des derniers indiens. Pour les paysages proprement dits, la source la plus utile dont je me suis servie a été un voyage que j'ai fait dans toute cette région, avant la réalisation de l'album (c'est d'ailleurs ce qui a contribué à me donner envie de le faire). Ça a vraiment été très utile, voire indispensable de se documenter de cette façon, car d'une part les paysages n'ont pas changé depuis le 19ème siècle (la région est toujours très peu peuplée), ce qui permet de voir toutes les nuances de couleurs, bien mieux que sur de vieilles photos, et d'autre part, c'est vraiment la meilleure manière de s'imprégner de l'ambiance de la région. Le vent de travers, le froid, la petite neige, la solitude et les paysages immenses, on ne peut les ressentir que de cette manière. Ce n'est pas une ressource graphique concrète comme le sont les photos, mais cela permet de savoir ce qu'il faut que le lecteur ressente lorsqu'il lit l'album. J'avais vraiment envie de créer cette immersion dans le climat.
Travailler graphiquement sur le personnage de Julio Popper, à la fois jeune aventurier mais aussi homme d’expérience, cela a-t-il été un vrai challenge ?
L.C. : Oui, cela était assez étrange par moment, car on ne pouvait pas se mettre complètement dans la peau de Popper. Pour dessiner un personnage, le mieux est d'essayer de se mettre à sa place, pour imaginer ses attitudes et sa gestuelle. Popper a été un personnage tellement hors norme (littéralement, en dehors des normes), parfois cruel et cynique, d'autre fois drôle et humaniste, que l'identification était parfois impossible. J'ai donc essayé de rester sur le fil en permanence : il ne fallait pas que le lecteur s'identifie trop à lui, et en même temps il ne fallait pas qu'il lui soit trop distant. La grande barbe rouge et les yeux bleus de Popper (qui diffère des portraits que l'on a de lui) a permis de maintenir le magnétisme du personnage, et un lien graphique fort.
Pour restituer au mieux les ambiances de l’Amérique du Sud, la mise en couleurs est presque aussi importante que le dessin en lui-même. Comment l’avez-vous abordée ?
L.C. : Les planches sont réalisées en couleurs directes, à l'encre noire et à l'aquarelle. Cette technique est très agréable à utiliser, et permet de travailler toutes sortes d'ambiances. Elle fonctionne particulièrement bien avec les paysages et ambiances brumeuses de la Terre de Feu. Pour déterminer les teintes de départ, m'entraîner et me guider ensuite, j'ai réalisé des aquarelles à partir de mes photos et croquis pris là bas.
Quels sont vos projets ?
L.C. : Nous repartons avec Matz et Rue de Sèvres sur un nouveau projet, avec le même cahier des charges de départ : raconter la vie extraordinaire d'un personnage ayant réellement existé, mais étrangement oublié par l'histoire. À nouveau un one-shot donc, avec un peu plus de pages je pense, mais dans des décors et ambiances radicalement différents ! Nous serons pas mal en France, à la belle époque. Nous donnerons des nouvelles et des images bientôt !