Nicole est en quête de vérités. Celle de son père tout d'abord, dont l'histoire, officielle, qu'elle entend depuis sa plus tendre enfance, s'amuse à prendre des chemins de traverse dans la bouche d'une chiromancienne. Celle de sa mère ensuite, à la fois distante et intolérante, proposant tantôt une épaule rassurante et protectrice mais trop souvent aussi un discours chargé de pics acerbes et de non-dits. C'est pourtant à travers ces absences que Nicole a construit sa vie, originale, bohème, sensible du côté de Portland dans l'Oregon. C'est peut-être auprès du Docteur Laura, à l'autre bout du fil, qu'elle trouvera certaines réponses. Entre névroses et poulettes, rock sans paillettes, petites amies pas toujours fidèles, l'histoire de Nicole J. Georges, dont Allô, Dr Laura ? est la première bande dessinée en France ne laissera pas indifférent.
Voir sa propre histoire traduite et exportée outre-Atlantique, c’est plutôt excitant, troublant, angoissant ?
Nicole J. Georges : Je suis très heureuse de voir mon livre traduit dans d'autres langues. La version française est superbement imprimée et j'adore la façon avec laquelle « ha ha ha » a été traduit en « arf arf arf » ! Pour ce qui est des lecteurs à l'extérieur des USA, je n'ai vraiment aucun problème à ce qu'ils lisent mon histoire. En fait, je voudrais les rencontrer.
Est-il facile de parler de son intimité ?
N.J.G. : Plus mon journal (intime) est devenu populaire aux USA et plus j'ai dû partager de vastes pans de mon vécu. Dans le même temps, je suis devenu très protectrice de ce que j'ai gardé pour moi. Il y a des choses que je n'inclus pas, comme les événements qui se déroulent maintenant, par exemple. Pour ceux-ci, je suis très très secrète. Pour toute le reste, pour les épisodes que j'ai choisi de partager, c'est différent. C'est pour l'Art et la narration. Ces incidents me servent à parler de sujets habituellement difficiles à partager avec les gens. Je suis très heureuse de faire ça.
Comment avez-vous choisi les tranches de vie mises en images ? Vous êtes-vous auto-censurée ?
N.J.G. : J'écris des histoires autobiographiques depuis l'adolescence. Au fil des années, j'ai appris, souvent au prix fort, à éviter les gaffes comme utiliser les vrais noms des personnes. En fait, quand j'avais seize ans, j'ai perdu tous mes amis après avoir écrit sur eux dans mon « zine ». Depuis, je fais très attention de changer tous les noms et détails des personnages et j'essaye de montrer une version neutre de ceux-ci. De plus, comme je raconte ma version de l'histoire, je fait attention à ne pas être toujours le héros. Avant tout, ce qui est important pour moi, c'est d'écrire mon autobiographie. Quand j'ai décidé d'écrire ce livre et quand j'ai signé le contrat avec un gros éditeur, je me suis dit que j'irai au bout des choses. C'était une grosse opportunité et je me devais d'être la plus honnête possible, quitte à me mettre en danger, si je voulais vraiment toucher les lecteurs. Je me suis donc assise avec moi-même et réfléchi à ce qui a été « le moment le plus embarrassant de mon enfance » ou « la chose la plus honteuse de ma vie amoureuse » pour nourrir mon récit. Cette approche radicale m'a permis de donner le meilleur de moi dans ce projet.
Quelles ont été les réactions de votre entourage quand ils ont appris que vous alliez évoquer leur vie dans un album de bande dessinée ?
N.J.G. : Mes sœurs et mes amis m'ont beaucoup encouragé durant toute l'écriture. Je n'ai évidemment rien dit à propos du livre à ma mère et à mon ex-petite amie avant la parution de celui-ci. Je ne voulais pas volontairement les provoquer ou les fâcher. Mon ex-amie s'en fiche. La majorité de mon entourage a simplement été très heureux de l’honnêteté du résultat et du fait que j'ai enfin pu raconter mon histoire après que ma mère l'eût contrôlée durant tant d'années.
L'écriture a-t-elle été pour vous une thérapie efficace ?
N.J.G. : Je pense qu'il y a quelque chose de salvateur et cathartique dans le fait d'écrire et de dessiner à propos de ses mauvaises expériences. J'aime transformer une mauvaise situation en quelque chose de différent, d'artistique. L'Art est un moyen d'exprimer, pas seulement pour vous, mais aussi d'être une voix pour d'autres individus qui auraient eu une expérience similaire à la vôtre.
D'où vient cette passion pour les animaux, notamment pour les poules ?
N.J.G. : J'ai toujours aimé les animaux depuis que je suis toute petite. Je suis également vegan depuis près de vingt ans. Au début de ma vingtaine, j'ai travaillé dans un endroit appelé « Farm Sanctuary » où j'organisais un module éducatif à propos du sauvetage des animaux de ferme. Ensuite, quand je suis rentrée à Portland, j'ai voulu continuer à aider les animaux d'élevage en ville. C'est ainsi que j'ai commencé à m'occuper de poules « retraitées ». Il s'agit de poules qui ne pondent plus d’œufs. Je les aime comme des animaux de compagnie. Il y a quelque chose de très apaisant de s’asseoir dans le jardin et de regarder les poules picorer et gratter l'herbe ici et là.
L'histoire commence au début des années 2000. Le regard sur l’homosexualité a-t-il évolué depuis une quinzaine d'années ?
N.J.G. : Je me sens très privilégiée de vivre à notre époque. Seulement dix ans avant que je déménage à Portland, les groupes lesbiens comme Team Dresh étaient tabassés à la sortie de leurs concerts, simplement pour avoir osé s'exprimer. Quand je suis arrivée à Portland, il n'était pas légal pour une femme de se marier avec une autre femme et les gens étaient très ignorants vis-à-vis des trans. Maintenant, en 2015, Portland est très ouvert envers la communauté homosexuelle, l'Amérique est en train de changer rapidement. Je suis très chanceuse de vivre ici et à une époque dans laquelle je me sens en sécurité et dans laquelle les personnes homosexuelles sont en train d'acquérir, lentement, des droits civiques.
Vivre à Portland aux débuts des années 2000 a-t-il été plutôt un atout ou un inconvénient ?
N.J.G. : Quand je suis arrivée à Portland, la ville n'était pas encore à la mode et aussi embourgeoisée que maintenant, mais il y régnait une véritable atmosphère créatrice. Beaucoup de gens avaient un boulot insignifiant qui leur laissait le temps pour créer. C'était un endroit très stimulant. Au Kansas, je faisais déjà des zines dans mon coin. En Oregon, j'ai trouvé toute une communauté d'auteurs et d'artistes avec qui partager ces expériences, ces « trucs » et également beaucoup de documentations comme des bibliothèques de zines et de comics. Cela m'a donné un avantage et m'a donné la liberté pour trouver ma propre voie dans un nouvel endroit comme une nouvelle personne !
Comment avez-vous abordé graphiquement cet album ?
N.J.G. : Quand je travaille sur un projet de cette longueur, je fait des exercices d'écriture libres pour moi. Ces textes me servent de réservoir d'idées dans lequel je pioche des détails intéressants. Ensuite je fais un découpage que je travaille et retravaille. Après, je fait un crayonné exploratoire puis travaille les détails, avant d'encrer les planches au rapidographe et au pinceau.
Certaines scènes comportent des décors relativement fouillés alors que d'autres sont au contraire très dépouillés. Comment le choix s'est-il effectué ?
N.J.G. : Au début, j'avais imaginé le livre en dégradé de gris avec un style très détaillé, mais quand j'ai commencé à le dessiner en me basant sur des photographies, j'ai rapidement réalisé que me représenter en étant traumatisée durant mon enfance n'était pas aussi excitant que je l'avais imaginé. Pour arriver à un niveau ultra-détaillé, vous devez vraiment vous plonger et vous concentrer quand vous travaillez et ce n'était vraiment pas amusant. Pour moi, une des clefs en comics, c'est de durer. Sachant que ce projet allait prendre au moins deux ans (cinq dans les faits !), je me suis demandée quelle serait la façon la plus amusante de me dessiner étant enfant. La réponse que j'ai trouvée est ce dessin noir et blanc au style très simple. Cette approche me semble offrir une vision la plus juste de cette époque. Mes souvenirs de mon enfance sont fixés, ils sont en noir et blanc, tandis que mes souvenirs les plus récents sont détaillés et encore fluctuants.
Vous dites de votre mère qu'elle est incapable d'affronter le passé. A-t-elle changé depuis ?
N.J.G. : Je ne peux pas parler à la place de ma mère ou de comment elle choisit de se souvenir du passé. Par contre, je sais que d'avoir affronté mon passé et raconté ma propre version de celui-ci m'a beaucoup aidé. De cette manière, notre relation est saine, car ancrée dans l’honnêteté.
Parvenez-vous à communiquer plus facilement ?
N.J.G. : Le livre a permis d'établir des ponts entre moi-même et les différents membres de ma famille. La boîte de Pandore s'est ouverte et des histoires volontairement tues ou enterrées par la honte ont été mises à nu. Maintenant, la vérité est là. Mes sœurs et moi pouvons parler ouvertement de nos expériences réciproques. Cela nous permet, aujourd'hui, d'être encore plus proches.
L'album est préfacé par Alison Bechdel. Avez-vous eu quelques contacts ou reçu quelques conseils de la part de l'auteure ?
N.J.G. : Alison est une grande amie et un mentor pour moi. Elle m'a aidé durant tout le processus de création du livre en partageant avec moi sa propre expérience avec les récits familiaux. Elle m'a dit que ma famille n'appréciera pas d'être ainsi « racontée », mais, qu'en tant qu'écrivain, c'est ce que nous faisons. Elle a eu raison. Je suis très heureuse de son succès et très fière de voir Fun Home adapté sur Broadway !
Allô, Dr Laura ? est un recueil d’issues tirées de votre autobiographie. Continuez-vous à écrire sur votre quotidien ?
N.J.G. : Je tiens un journal intime dessiné tout le temps, peut-être pas tous les jours, mais d'une façon très régulière. J'ai environ quatre cents pages de comics non publiées à propos de ces dernières années, de voyages, de la vie à Portland et au Vermont. C'est un exercice très stimulant. Composer des scènes et des personnages réalistes nécessite beaucoup d'attention et d'observation, il faut écouter et voir les événements d'une manière spéciale. Le fait de tenir un journal permet d'affûter ses sens.
Quels sont vos projets ?
NJ.G. : Je suis en train de travailler sur un album de mémoire appelé « Fetch : How a Bad Dog Brought Me Home » (Comment un mauvais chien m'a ramené à la maison, NDLR). C'est à propos de Beija, le chien qui apparaît dans Allô, Dr Laura ?. Je travaille également sur un livre pour enfants appelé « Sloth Moss » (Le paresseux moussu, NDLR) et dès que j'ai fini avec « Fetch », j'aimerais écrire une bande dessinée appelée « My Straight Year : Venus to Mars and Back Again » (Mes années hétéro : Venus à Mars et retour, NDLR) à propos de mon séjour au Center for Cartoon Studies à White River Junction, Vermont. J'aimerai aussi que Allô, Dr Laura ? soit adapté au cinéma ou à la télévision, ici aux USA.
Propos traduits de l'anglais par K. Ropert et A. Perroud