Laisser Gaston, seul avec son chagrin à New York, était sans doute trop difficile pour les auteurs d'Abélard. L'histoire du jeune poussin et de son étrange chapeau avait marqué les esprits par son côté parfois cruel et sombre mais toujours teintée d'une douce poésie. Avec, presque, les mêmes recettes, Régis Hautière et Renaud Dillies offrent aux lecteurs un nouveau diptyque, Alvin, dont le premier tome va sortir prochainement aux éditions Dargaud.
Était-il si difficile d’abandonner les personnages d’Abélard ou une prolongation de l’histoire était-elle déjà prévue dès le premier diptyque terminé ?
Régis Hautière : Disons que l'envie de retravailler ensemble, Renaud et moi, était très forte. Je dois avouer aussi que j'ai eu un petit pincement au cœur en abandonnant Gaston seul à New York, à la fin de l'histoire d'Abélard. Mais ce qui nous a vraiment motivés à retourner dans cet univers, ce sont les nombreux retours incroyablement chaleureux et émouvants des lecteurs et lectrices d'Abélard. Les deux tomes d'Alvin sont pour eux. À la fois pour les remercier et pour nous faire pardonner les quelques larmes que la fin d'Abélard a fait verser à certains d'entre eux.
Il existe quelques points communs entre les deux séries mais aussi un véritable jeu de miroir inversé : le marais/la ville au début des deux histoires, le voyage d’est en ouest/le voyage du nord au sud, les deux personnalités très différentes d’Abélard et d’Alvin…
R.H. : C'est exactement ça. La fin du tome 2 parachèvera d'ailleurs ce jeu de miroir. La trajectoire d'Abélard est un voyage au bout de la nuit, celle d'Alvin ressemble plus à un cheminement vers la lumière.
À travers les destins d’Abélard et d’Alvin, la véritable histoire n’est-elle pas celle de Gaston qui essaie de donner un sens à sa vie ?
R.H. : Tout-à-fait. Abélard et Alvin sont des catalyseurs. Face à eux, Gaston dévoile sa nature profonde et se révèle à lui-même. Quand on le découvre, dans Abélard, Gaston est un individu blessé par la vie, qui, pour se protéger, s'est enfermé dans une sorte de pessimisme nihiliste et agressif. Sa rencontre avec Abélard, puis celle avec Alvin, va briser cette carapace et, en le rendant de nouveau perméable aux émotions, l'aider à se reconstruire.
Le récit est parsemé de traits d’humour, notamment la réaction d’Alvin face à ses parents adoptifs potentiels. Une façon d’alléger l’histoire qui aurait pu tourner vers le mélodramatique ?
R.H. : Dans Alvin, comme dans Abélard, la grande difficulté est d'éviter le mélo et le pathos tout en abordant des thèmes difficiles (le racisme, la mort, la maladie, l'abandon...). Chaque fois que je me sens tomber dans l'un de ces travers, je tente un électrochoc. Ce dernier peut prendre différentes formes, celle d'un trait d'humour ou, au contraire, d'un accès de violence (physique ou verbale).
La posture de Gaston, présente sur la couverture du tome 2 d’Abélard et du tome 1 d’Alvin fait-elle le lien entre les deux séries ?
Renaud Dillies : Absolument. Sur la couverture du tome 2 d’Abélard, Gaston est présenté de dos, tourné vers un paysage ouvert sur l’infini. Sur celle d’Alvin, il est aussi de dos mais, cette fois-ci, il fait face à une porte fermée. Tout un symbole...
Un autre élément important présent sur la couverture et dans l’histoire d’Alvin est le chapeau d’Abélard. Au-delà de « l’héritage », l’utilisation des « petits papiers » était-elle un élément que vous souhaitiez conserver ?
R.H. : Oui. C'était vraiment l'un des éléments caractéristiques du premier diptyque. Dans Abélard, les petits papiers nous ont servi à rythmer le récit et à donner aux différents chapitres une couleur, un ton qui était le reflet des états d'âme du porteur du chapeau. Dans le tome 2 d'Alvin, alors que le chapeau est confié à un personnage assez fantasque, cette couleur va prendre des teintes particulières...
R.H. : Presque tous ! Même des répertoires étrangers !
En saura-t-on un jour un peu plus sur l’origine de ces petits papiers ?
R.H. : C'est peu probable. Ce serait tuer la part de rêve.
Renaud et Régis, comment votre relation a-t-elle évolué depuis Mister Plumb ? Chacun reste-t-il cantonné dans son rôle de scénariste et de dessinateur ou existe-t-il un vrai jeu de ping-pong entre vous deux ?
R.H. : Nous travaillons depuis le début de la même façon, avec une répartition des tâches bien définie. Je fais un découpage écrit que j'envoie à Renaud et, quelque temps après, je m'émerveille devant la mise en images qu'il en a fait (avant de m'émerveiller de nouveau, un peu plus tard, en découvrant les couleurs de Christophe Bouchard). Cela peu étonner mais nous échangeons assez peu pendant la phase de création (sauf, bien sûr, quand l'un de nous estime que quelque chose ne va pas dans le travail de l'autre, mais c'est plutôt rare). On pourrait croire à un manque de complicité mais je pense que c'est exactement le contraire : c'est justement parce que nous nous connaissons et nous entendons bien que nous travaillons de la sorte, en toute confiance. Quand j'écris le scénario, je visualise mentalement chaque case avec le dessin de Renaud. Ce qui fait que je suis souvent persuadé d'avoir déjà vu certaines des pages qu'il ne m'a pas encore montrées. Et ça, ce n'est possible que parce que je connais quasi-intimement son univers graphique. Ce qui n'empêche pas, et heureusement, que j'ai souvent des (belles) surprises en découvrant l'interprétation que Renaud fait de mon découpage.
Renaud, avez-vous abordé graphiquement de la même façon Abélard et Alvin ?
R.D. : Oui. Il fallait conserver une continuité dans cet univers. J’avoue qu’au départ j’ai abordé Alvin avec un peu d’appréhension étant donné que depuis Abélard j’avais pris quelques “vacances" avec Saveur Coco (les graphismes sont assez différents). Mais, en fin de compte, dés les premières cases, c’est comme si Abélard ne m’avait jamais quitté... Le charme de l’écriture de Régis y est pour beaucoup.
Même si Gaston fait désormais un peu plus face à sa vie, n’était-il pas un peu frustrant de dessiner un personnage très souvent de dos ? (sourire)
R.D. : Non, bien sûr. Essentiellement, j’ai le sentiment que le plaisir du dessin se tisse plus volontiers dans la tentative d’évocation de l’intériorité des personnages. Quand je dessine Gaston, je dessine avant tout son état d’esprit à un moment bien précis. Alors qu’il soit de dos, de face ou de profil, peu importe. Ce qui me plaît, c’est que l’attitude soit juste au regard de l’histoire.
R.D. : Oui. J’aime ça, que voulez-vous... (sourire)
L’histoire d’Alvin est prévue également en deux tomes. À quel rythme de parution ?
R.H. : Le tome 2 est déjà bien entamé (les deux tiers sont dessinés). Il devrait sortir début 2016.
Avez-vous d’autres projets ?
R.H. : Séparément, pleins. Ensemble, pas encore mais ça viendra. Pour Alvin, comme pour Abélard, nous ne nous sommes mis aucune pression du genre : "Il faut qu'on monte un projet ensemble pour le mois prochain. Qu'est-ce qu'on peut faire ?". Nous nous sommes juste dit que le jour où j'aurais une idée de projet, je la soumettrais à Renaud et que, si elle lui plaisait, nous la développerions ensemble.