Depuis La Piste des Ombres, Tiburce Oger s'était éloigné de son thème de prédilection en lorgnant, avec succès, du côté de l'Héroïc Fantasy grâce notamment à Gorn. Plus de dix années après l'arrêt de la série éditée chez Vents d'Ouest, l'auteur revient enfin au western en signant chez Rue de Sèvres un one shot, Buffalo Runner, mettant en scène un vieux chasseur de bisons qui raconte l'histoire de sa vie. One shot ? Pas si sûr...
Est-ce l’arrêt de La Piste des Ombres il y a une douzaine d’années qui vous a donné l’envie de refaire un western ?
Tiburce Oger : Depuis que je fais de la bande dessinée, le western est le sujet que je préfère, même si les hasards éditoriaux m’ont souvent mis sur la piste de l’Héroïc Fantasy. D’ailleurs, la première mouture de Gorn était celle du fantôme d’un officier confédéré qui voulait retrouver sa fiancée, une sorte de mythe d’Orphée pendant la Guerre de Sécession. On m’a alors incité à faire de l’Héroïc Fantasy, que j’ai un peu fait dans le premier tome. Je me suis pris au jeu et j’ai fait de Gorn une série plutôt romantique. Du coup, avec tous ces tomes dans les pattes, l’éditeur a eu tendance à m’en proposer d’autres. J’ai réussi à glisser La Piste des Ombres entre les tomes 8 et 9 de Gorn. Malheureusement, les problèmes que Vents d’Ouest a connus m’ont empêché de terminer la série. Puis, on m’a présenté Vincent Perez avec lequel on ne devait faire qu’un seul tome de La Forêt et on en a fait quatre. Puis j’ai rencontré Anne Robillard pour Les Chevaliers d’Émeraude… Et presque quinze années se sont écoulées…Êtes-vous arrivé chez Rue de Sèvres avec un scénario déjà écrit ?
T.O. : Louis Delas, que j’avais déjà connu à l’époque de Vents d’Ouest, m’a appelé en me disant qu’il souhaitait faire un catalogue BD à l’École des Loisirs et m’a donné carte blanche. J’ai donc choisi immédiatement un western.
Vous paraissez très soucieux de donner au western un côté très réaliste…
T.O. : Je voulais essayer de coller au plus près de l’état d’esprit d’un homme de l’époque. Il ne fallait donc pas faire de BD décalée du style d’Undertaker. Je voulais retrouver un peu l’esprit de Danse avec les Loups qui a réussi à montrer l’état d’esprit d’un homme à la fin de la Guerre de Sécession. J’ai essayé de me mettre dans la peau d’un homme à la fin du 19e siècle qui a essayé de survivre. C’est forcément plus abrupt et plus froid, moins « olé olé » ou moins « grande chevauchée ». Ce qui m’énerve, c’est que dans les western, on retrouve énormément de conneries anachroniques qui me dérangent, comme ça me dérangerait si je voyais ça dans un film de 14-18. N’importe quel réalisateur ou n’importe quel auteur de BD qui écrit un scénario sur la guerre de 14-18 va faire attention aux détails, même s’il s’agit d’humour. Alors qu’en matière de western, tout le monde s’en fout à partir du moment où il s’agit justement d’un western. Certains font des BD napoléoniennes qui sont des merveilles de documentation et, même si je ne suis pas féru de cette époque, j’ai toujours l’impression d’apprendre quelque chose quand j’en lis une. Ce dont souffre le western est ce dont souffre la BD : c’est surtout un manque d’estime.
L’apparition de personnages historiques comme le Marquis de Morès ou Roosevelt permet-elle d’appuyer l’authenticité du récit ?
T.O. : J’avais envie que mon personnage croise la route du Marquis de Morès, l’un des rares français à avoir participé à l’Histoire de l’Ouest. Il y a d’ailleurs là-bas un musée qui lui est consacré. En France, il est méconnu car il a été effacé par les vieilles républiques, le personnage étant plutôt monarchiste, antisémite, colonialiste… Pourtant, dans le contexte de l’époque, c’était plutôt un aventurier. Il est arrivé à l’âge de 23 ans aux États-Unis avec un passé de duelliste, une sorte de héros à la Balzac. Je trouvais ce personnage extrêmement intéressant malgré son côté pétainiste très dérangeant.
L’album évoque un antisémitisme latent alors qu’on a plutôt l’habitude de l’imaginer sévir à partir du milieu du 20e siècle…
T.O. : Il y avait à l’époque beaucoup d’immigrants : des protestants anglais et français, des catholiques irlandais… Ils ramenaient forcément avec eux l’antisémitisme d’Europe. À la fin du 19e siècle les pogroms en Russie ont fait fuir énormément de juifs vers les États-Unis.
Ed Fischer a perdu tous ceux qu’il aimait et pourtant on est face à un homme plutôt lucide sur sa vie alors qu’on aurait pu s’attendre à trouver un vieil homme aigri…
T.O. : Quand j’avais écrit Canoë Bay, c’était un peu la découverte des Amériques par un gamin. C’était donc le regard un peu candide de ce gamin que je voulais montrer, sa découverte des indiens et de la nature. Buffalo Runner, et le regard d’un vieil homme sur son passé et sur ce qu’il a fait, est un peu le pendant de ça, avec un côté plus cynique, plus désabusé. J’avais lu des témoignages d’anciens chasseurs de bison qui disaient que s’ils avaient su tout ça à l’époque, ils ne l’auraient pas fait. Le premier était Buffalo Bill, qui pour se racheter une bonne conscience à la fin de sa vie, avec de l’argent de son cirque, a racheté un ranch et a permis de repeupler les réserves de bison.
Avez-vous trouvé beaucoup de documentation sur les Buffalo Runners ?
T.O. : On trouve pas mal de choses, des témoignages… J’ai par contre eu beaucoup de mal à trouver quelque chose d’intéressant sur le Marquis de Morès. J’ai pu aller me balader sur le site du Musée qui lui est consacré, me promener de façon virtuelle dans son ranch mais je n’ai pas trouvé grand chose sur sa vie.
La construction de l’album est basée sur le contraste entre la vie d’Ed Fischer qui s’étale sur plusieurs décennies et le siège qui, lui, ne dure qu’une nuit…
T.O. : Je voulais raconter à peu près cinquante années de Far West. Il me fallait donc un personnage qui raconte sa vie. J’avais donc le choix entre un petit vieux qui raconte sa vie dans un fauteuil à ses petits-enfants devant un feu de cheminée, et trouver un prétexte intéressant. Le fait de trouver un homme en train de refaire ses cartouches dans une vieille cabane pour ne pas s’endormir, je trouvais ça intéressant. Cela donnait un peu de tension au récit.
Evoquer la vie d’un homme sur plusieurs décennies, c’est aussi le faire vieillir graphiquement. Cela a été un vrai challenge ou plutôt une contrainte ?
T.O. : J’ai été frappé dans l’un des bouquins par le visage d’un jeune cow-boy aux traits vraiment très maigres, les yeux enfoncés dans les orbites, avec un côté déjà marqué par la vie. Je me suis alors demandé ce qu’il avait pu devenir en vieillissant. J’ai été aussi marqué par une autre photo d’un vieux cowboy avec de grosses bacchantes qui regarde nonchalamment son cheval derrière lui et pose pour le photographe. On sent le gars à la fois serein et marqué. J’avais donc devant moi les images d’Ed Fischer jeune et vieux. Ensuite, avec mon style, j’ai essayé de faire ce personnage très maigre, presque à la Don Quichotte. Puis, je lui ai changé la couleur de la moustache, qui est passé de brune à blanchie.
Au sujet de la moustache, son port était à cette époque très courant, contrairement à ce qu’on a bien
voulu nous montrer dans les western au cinéma…
Comment avez-vous distillé les pleines pages dans l’album ?
T.O. : Je voulais que les pleines pages représentent des scènes d’action et des moments forts du récit, tout en constituant une liaison entre les différentes époques.
Buffalo Runner est-il vraiment un one shot ?
T.O. : J’ai pas mal d’idées pour la suite… Je n’ai pas envie de faire une redite. J’ai par contre la volonté de refaire un western à ma façon tout en changeant la méthode narrative mais tout en gardant le personnage d'Ed Fischer. C’est un personnage qui a perdu pas mal d’être chers pendant sa vie et il serait peut-être intéressant de savoir s’il a pu les retrouver.
Avez-vous un espoir de terminer un jour La Piste des Ombres ?
T.O. : J’aimerais bien… Tout le monde m’en parle sauf l’éditeur concerné. (rires) J’essaie aussi de voir si je peux racheter les droits et faire un gros bouquin chez Rue de Sèvres. Mais je n’ai plus de contacts avec Vents d’Ouest depuis des années. Quand on a un éditeur qui paie bien ses auteurs, ils ont envie de faire un bon bouquin, forcément. Le souci, c’est que de plus en plus d’éditeurs paient maintenant au lance-pierres.
Avez-vous d’autres projets ?
T.O. : Je suis en train de réaliser Black Sands chez Rue de Sèvres avec Mathieu Contis, un jeune dessinateur. Ça se passe pendant la Seconde Guerre Mondiale dans le Pacifique. C’est un gros one shot qui fera 102 pages et qui paraîtra probablement en 2016.