Cinq ans après les faits, Tetsuya Tsutsui apprend que le premier volume de sa série Manhole est censuré par la Section des affaires sociales et de la santé du département de Nagasaki au motif d’ "incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes". Une appréciation visuelle a conduit à ce jugement, certains éléments de l'approche montrant une approche superficielle, voire bâclée (confusion entre de la vase et du sang par exemple). Si l’auteur ne remet pas en cause les initiatives en faveur de la protection de la jeunesse, il conteste la méthode employée par ces collèges d’experts.
Dans Poison city, son dernier diptyque, un jeune mangaka est sur le point d’être éditer pour la première fois. Mais, rien ne sera vraiment simple pour concevoir Dark walker, une histoire centrée sur un duo mixte immunisé contre un virus cannibale qui sévit dans la ville : Mikio Hibino va être confronté à des pressions lui demandant de faire des corrections, et son manga va être classé dans la catégorie des œuvres « nocives » et la revue dans laquelle le premier épisode paraît va faire l’objet d’un retrait des points de vente…
Le passage de Tetsuya Tsutsui en France permet de revenir sur cet épisode qui, à la lecture de son livre, semble l’avoir particulièrement marqué.
Par le regard qu'il porte sur une forme de censure, Poison city est-il un livre politique ?
Oui, en effet, je pense que c’en est un.
Vos premiers livres étaient centrés sur la technologie. Aujourd’hui, vous abordez des questions plus organiques, plus sociologiques : est-ce que cela correspond à une phase de maturité en tant qu’auteur et en tant qu’homme ?
Je ne pense pas que ce soit une question de maturité, mais plutôt une question de nécessité après la mésaventure qui m’est arrivée à Nagasaki où j’ai subi les foudres de la censure. Je me suis dit que c’était le bon moment, mais cela faisait longtemps que je souhaitais aborder cette thématique de la liberté d’expression.
Vous aviez déjà été critique vis-à-vis des technocrates par le passé (dans Manhole, l’un d’entre eux imagine que l’arrestation du coupable ne sera qu’une formalité par exemple). Ont-ils pris une sorte de revanche avec cette censure ? Si toutefois, ils ont lu le livre…
Je ne sais pas comment ils l’ont perçu, mais je ne sais pas si cette commission d’experts a exprimé le moindre commentaire sur ce point. Leur pouvoir ne consiste pas à donner un avis, mais à rendre un jugement. Il n’y a pas de commentaire sur le fond.
Ils utilisent une grille pour faire des relevés d’éléments à leurs yeux criticables mais il ne s’agit pas de lecture à proprement dite, ni de regard sur ce qui est nécessaire à l’histoire. Ils ne prennent pas non plus la dimension d’exutoire pour le lecteur de récits qui montrent la violence, et ne retiennent qu’une apologie…
En ce qui me concerne, en tant que mangaka, il s’agit d’un exutoire intéressant en effet. C’est un des privilèges que nous avons, de pouvoir nous libérer de certaines frustrations en couchant certaines choses sur le papier.
Le Comité néglige d’informer les auteurs et les éditeurs de ces décisions…
C’est une chose que je considère comme intolérable. Si mon œuvre pouvait soulever une réflexion qui permette de repenser ce système de classification, cela aura valu la peine de l’écrire.
Le sujet du compromis qui pousse certains auteurs à abandonner leur style propre ou à signer sous des pseudos est aussi abordé pour continuer à vivre de leur travail après avoir subis la censure…
Il est indéniable que les mangakas qui parviennent à vivre d’œuvres qu’ils ont eux-mêmes créées sont extrêmement peu nombreux. En revanche, ceux qui se soumettent à des contraintes ou subissent des pressions qui les empêchent de faire totalement ce qu’ils veulent constituent la majorité.
En France, on commence à voir des groupements d’auteurs se constituer pour tenter de défendre leurs intérêts ; trouve-t-on des initiatives similaires au Japon ?
Non, malheureusement, nous ne sommes pas aussi avancés pour mener ce genre de lutte mais j’espère que les mangakas sauront apprendre de leurs homologues français pour, un jour, pourquoi pas, créer un syndicat d’auteurs.
Dans Poison city, un mangaka dont la série a été condamné suivre un séminaire de rééducation : il est inévitable de ne pas penser à Orange mécanique…
Vous avez vu juste, il s’agit évidemment d’un clin d’œil à Orange mécanique.
Dark walker, l’œuvre dont vous dévoilez les coulisses de la création dans Poison city, ne sera publiée que sur le web pour que son contenu et sa forme subissent moins de corrections ou échappent à la censure. Vous avez commencé en présentant vos récits en ligne : aviez-vous le sentiment d’être plus libre à cette époque ?
L’utilisation du web n’a pas eu d’influence sur ma veine créatrice, ni sur la liberté dont je bénéficiais pour créer. Mais le web m’a permis d’approcher une possibilité infinie de lecteurs, sous une forme gratuite. J’ai reçu beaucoup de retours de lecteurs et c’est quelque chose qui m’a vraiment permis d’avancer.
Le jeune Mikio bénéficie du regard bienveillant de Mr Higa, son éditeur ; dans Manhole, une jeune flic faisait ses premiers pas avec un inspecteur expérimenté. Quel est l’avantage de ce type de duo d’un point de vue scénaristique ?
Je ne fais pas vraiment attention à ce genre de détails, ce n’est pas tout à fait intentionnel. Mais je dois reconnaître que dessiner des personnages qui n’ont pas le même âge, qui disposent de compétences et d’un niveau d’expérience très différents, présente l’avantage d’enrichir les possibilités d’échanges et les dialogues. S’ils avaient les mêmes caractéristiques, ce serait beaucoup plus difficile de les distinguer et de les mettre en valeur. Du point de vue du scénario, c’est plus facile à exploiter.
Au cours de votre apprentissage d de mangaka, avez-vous reçu le soutien d’un mentor ?
Malheureusement, je n’ai pas eu vraiment de maîtres qui ont pu me prodiguer directement des conseils. Je me suis formé en profitant de l’expérience des auteurs que j’admirais en lisant leurs œuvres et en m’en inspirant, tel que Nagai Gô (Devilman, Goldorak).
Dans Poison city, nous découvrons le processus de création du manga Dark walker et vous présentez des séquences complètes de cette histoire. Avez-vous craint de perdre vos lecteurs en en parlant que d’une manière très lointaine, pour n’aborder que le sujet de la censure ?
Oui, il y a de cela. Aborder le thème de la liberté d’expression est quelque chose de très difficile en fait, si l’on souhaite garder une approche distrayante. Si on a seulement l’impression que l’auteur se fait plaisir en donnant son avis, il y a un problème. L’option consistant à insérer un autre manga à l’intérieur du manga permet de pallier aux travers d’un discours trop personnel.
Est-ce que le synospsis de Dark walker existait en tant que futur projet à part entière ?
Ce n’est pas une histoire que j’ai écrite de manière indépendante, avant de penser à Poison city. Elle a été réalisée en symbiose, de manière à donner du relief au sujet que je traite.
Vous êtes expert pour créer la peur à partir de mythes urbains, mais qu’est-ce qui vous effraie, vous ?
En fait, cela dépend des périodes. Pour vous donner un exemple concret, l’an dernier, la propagation de cas de personnes touchées par le virus Ebola me fichait la frousse, même si cela se passait loin du Japon. Récemment, il s’agit plus de la peur de se voir supprimer une véritable liberté d’expression. Les thématiques peuvent évoluer.
Existe-t-il une recette pour construire un bon thriller ?
Pour moi, le plus important, c’est d’installer une proximité, de faire en sorte que le lecteur se considère comme témoin des évènements.
Jusqu’à présent vos récits sont relativement courts : est-ce pour une raison d’efficacité ? pour éviter de vous lasser avant de passer à autre chose ?
Il s’agit des deux raisons. Dans mon cas, j’aime me concentrer sur un sujet de manière intense mais pas trop longtemps, parce que je considère que je délivre alors un message plus puissant au lecteur. Je ne suis pas de ceux qui souhaitent m’étendre sur la longueur, le résultat souvent revient à diluer ce qui fait l’intérêt de l’histoire.
Travaillez-vous seul ?
Non, une personne m’aide pour la réalisation des décors, une autre s’occupant de retouches graphiques.
Que pensez-vous de l’idée de Ki-oon, votre éditeur, de proposer le livre en deux formats ? (manga traditionnel et format plus grand avec une couverture cartonnée)
Ce genre de pratique n’est pas fréquent au Japon. Quand j’ai découvert cette présentation, je me suis dit « waw, ça a la classe ! ». En tant qu’auteur, cela me fait très plaisir et je trouve la démarche très bonne.
Juste après notre rencontre, vous allez vous rendre à une séance de dédicaces. Avez-vous constaté des demandes différentes, des comportements différents de vos lecteurs japonais et européens ?
J’aimerais comparer mais, pour être honnête, je ne peux pas pour le moment : je n’ai jamais réalisé de telles séances au Japon. Des auteurs en font, mais c’est moins fréquent qu’ici et moi, je n’en donne pas.
Images © Tetsuya Tsutsui / Ki-oon