Après presque dix années d'absence, le flic le plus religieux de New York repointe les bouts de son flingue et de sa croix. Si Soda, et sa mère, n'ont pas pris une ride, la mythique série des éditions Dupuis est désormais mise en images par Dan, qui remplace Bruno Gazzotti. Tome, quant à lui, est toujours à la plume pour l'écriture de scénarios qui semblent gagner en noirceur au fil des tomes.
Le titre de l’album, de circonstance, a-t-il été choisi avant même d’élaborer le scénario ? (sourire)
Tome : Ciel, découvert ! Pareil pour le dessin, entièrement réalisé avant que je n’écrive l’histoire, haha! Plus sérieusement, « Résurrection » suppose en effet un retour. Il y a aussi le sort de plusieurs personnages dans l’épisode, dont Soda. Enfin, tous les titres de la série évoquent directement les Évangiles, la Bible, ou le contexte religieux. Réunissant toutes ces conditions, ce titre paraissait incontournable. Il a été pressenti pendant l’élaboration du synopsis. Il m’a fallu du temps pour ce tome. Les attentats de 2001 à New York m’ont confronté à une réalité plus inimaginable que n’importe quelle fiction. Panne d’écriture. Besoin de recul.
Quelles sont les difficultés de reprendre une série presque dix ans après l’avoir quittée ? Garde-t-on toujours dans un coin de sa tête les personnages ?
T. : Même quand je ne suis pas en cours d’écriture, Soda ne cesse pas d’exister dans mon imagination. À certains égards, je partage un peu les même névroses que mon personnage (flingue excepté, entre autre…) Je suis intéressé par les mouvements de société, les tendances, les joies et malaises de mes contemporains. Je conçois mes « pseudo-polars » BD moins comme des intrigues à la Sherlock Holmes que comme des prétextes à faire un brin de sociologie de bar à dépressifs… Neuf ans sans écrire Soda ont permis de faire le plein d’observations. Comme la série existe depuis un moment et que moi-même, je ne rajeunis pas, j’essaye de m’excuser de ne pas pondre un œuf tous les neuf mois en proposant un regard qui dispose d’un brin de recul.
T. : Je connais Starsky et Hutch mais je n’ai jamais regardé un épisode complet (la voix française de Starsky me faisait penser au Muppet Show). La « vraie réalité » que vous évoquez dans votre question est, je le crains, infiniment plus désespérante que l’esprit léger de Soda. Il y a un fond de référence au réel mais toujours une très grosse part d’imaginaire et de fantaisie. Le réel, c’est autre chose. La « vraie réalité » n’intéresse pas les gens, sinon, pourquoi liraient-ils des fictions plutôt que regarder par la fenêtre?
Après treize albums, est-il encore possible de faire évoluer les personnages (à part de les tuer) ? Soda, sa mère, Linda, etc. sont-ils "coincés" dans leurs rôles ? Par exemple, serait-il possible d'imaginer une maman-Soda opérée et guérie qui reprendrait une vie plus active (avec les difficultés que ça engendrerait pour son fils de cacher sa vraie activité) ? [ATTENTION SPOILER]
T. : Dans cet épisode, je montre précisément que Soda évolue dans sa confrontation à son déni du réel. Pronzini, flic honorable (qui meurt, en effet…) vient de passer dix ans à être un assassin patenté. Linda n’a pas toujours été complice de Soda, elle fut un moment la maîtresse de Bab’s qui, acceptant aujourd’hui de porter sur lui-même un regard moins complaisant, admet être un couard qui s’excuse désormais en hackant le système dans le but d’ouvrir (sans trop de risque) les yeux du héros. Les personnages « vivent » sans avoir besoin de se métamorphoser constamment. Ce n’est pas une série-télé conçue pour maintenir un audimat à force de coups de théâtre plus ou moins artificiels et dont on s’envoie en streaming dix saisons en enfilade. Pour Mary, je retiens la suggestion, mais si elle retrouve la santé, Soda, à mon avis, en profitera pour lui balancer crûment la vérité et la taper dans une séniorie ou chez son frère, afin de pouvoir enfin vivre sa vie d’homme avec la femme qu’il aime. Mais elle reviendrait les W-E lui pourrir sa vie amoureuse et sexuelle… Pas une mauvaise idée, mais pour une autre série peut-être ?
Chose nouvelle pour la série, l'album se termine sur un cliffhanger et, est donc « à suivre ». Est-ce un hasard de circonstance (le scénario exigeait plus de place) ou, avec l'expérience, on prend plus de temps pour raconter ? [ATTENTION SPOILER]
T. : J’ignorais jusqu’il y a peu l’existence de l’expression « cliffhanger » qui semble, en fait signifier « suspense ». Ici, pour Soda, il n’y a pas de « suspense »: il découvre que sa mère est morte, probable rétorsion pour sa curiosité et avoir déjoué un projet morbide. Pour le lecteur, il n’y a de « cliffhanger » que s’il est persuadé que Mary ne peut pas mourir (sans tuer la série…) C’était prévu depuis la première ligne de scénario, cet épisode est annoncé comme le premier d’un diptyque de titres indépendants. Il fallait boucler l’action du premier. Comme sera bouclée l’action du suivant, même si une logique identique réunit les deux tomes. Malgré l’impression que cela peut donner, ce n’est ni de l’improvisation ni une narration millimétrée ou figée dans le béton. En court de réalisation, on essaye de se surprendre (parfois en se faisant mal et en sachant que certains lecteurs vont nous haïr). Je pense toujours à Misery où une fan d’un romancier le kidnappe pour le forcer à réécrire son manuscript sans malmener son protagoniste favori…
Les derniers tomes de Soda, notamment Code Apocalypse et Résurrection, tendent vers le polar noir et rappellent un peu les ambiances de Berceuse Assassine ou Sur la route de Selma… Quelles sont les limites de Soda ? Dans 24H, Jack Bauer torture pour arriver à ses fins, jusqu'où Soda est-il prêt à aller ?
T. : Soda est un flic intègre et un être humain respectable pris au piège d’une double situation de tension. Raconter un flic intègre permet un éventail suffisamment large de possibilités sans faire la justification ou l’apologie de la torture ou du meurtre arbitraire. Soda a des valeurs. Rester - même douloureusement - intègre est ce qui le différencie des gens qu’il poursuit. Est-il facile de parler et de montrer la violence dans une parution jeunesse ? Vous retenez-vous beaucoup ou le jeu d'auto-censure est-il intellectuellement amusant ?
T. : Il n’est jamais anodin de parler de la violence. Elle me fascine, mais comme un monstre à la fois malfaisant et séducteur. Quand cela me révulse, je n’ai naturellement pas le goût de la raconter. Hormis le côté « le Père Noël n’existe pas » (et le fait qu’avec un tel palmarès, il y a longtemps qu’un vrai flic aurait été suspendu et envoyé en observation) la série est infiniment moins violente que les plus gros succès en terme de jeux vidéo. Je n’ai donc aucune raison de m’auto-censurer. Et l’éditeur n’a jamais trouvé que Soda faisait l’apologie de quelque chose de toxique pour les (plus jeunes) lecteurs. Aucun lecteur de Spirou ne semble s’être plaint.
Soda édité chez Vertigo (Scalped, 100 Bullets, etc.), ça donnerait quoi ?
T. : Soda a été créé pour Dupuis. J’espère qu’il y restera et que le succès se poursuivra. Si par le plus grand des hasards, Vertigo me faisait une proposition équivalente à celle que j’ai chez mon éditeur actuel et que - surtout l’inspiration était au rendez-vous - je tenterais de faire pour eux quelque chose qui aura au moins la même longévité.
Comment Dan a-t-il été choisi pour reprendre le flambeau ? Une pré-sélection de dessinateurs a-t-elle été faite avant le choix final ?
T. : Dan est un ami. Et un collaborateur de longue date avec un talent unique. On ne demande pas son CV à un ami. Et on ne lui fait pas passer un entretien d’embauche. On est simplement soulagé et reconnaissant quand il dit « Oui. »
Dan : Un vague examen de l’état de mes dents et j’étais accepté.
Dan, comment appréhende-t-on la reprise d’une série quasi mythique comme Soda ?
D. : Quand je suis arrivé à l’atelier, il y a plus de quinze ans, ces mecs m’avaient tellement fait rêver, que j’ai eu le vertige quand ils m’ont fait travailler sur Spirou (Luna fatale). Je me souviens encore me dire dans mon local, la plume en main ; wohaaaouu p***** ,je bosse sur Spirou avec Tome et Janry !!!... Je me souviens aussi des quelques blocages qui ont suivi. Je pouvais parfois passer une journée sur un détail et me présenter tout penaud à Janry en sachant qu’il lui aurait fallu cinq minutes pour faire en mieux ce qui m’avait pris une journée. Avec les années et la persévérance, j’ai pris confiance et l’habitude de dessiner sur de « grosses » séries ce qui a contribué au fait qu’ au moment d’attaquer Soda, la passion et le plaisir avait complétement effacé la pression.
N'y-a-t-il pas un risque de devoir faire du Soda à la place de faire du Dan ?
D. : Aussi longtemps que je me sens libre de créer, même si c’est au sein d’une série qui existe déjà avec des codes établis, que je peux réinventer à l’occasion, y apporter mon énergie, ma vision, avec un scénariste aussi à l’écoute que Philippe peut l’être de mes envies et de mes passions, alors j’aurai l’impression de faire du Dan.
Est-ce que Tome, qui a évidemment vécu cette situation avec Spirou, vous a aidé à ce propos ?
D. : Oui, Philippe m’encourage toujours et sait me mettre en confiance, il me tire vers le haut.
New York est une ville extraordinaire, y-a-t-il quelque chose (quartier, monument) que vous voudriez particulièrement mettre en image ou utiliser ?
D. : Il n’y a pas à proprement parler de lieux particuliers que j’ai envie de dessiner. Ce que j’aime, ce sont les situations cocasses que l’on peut tirer de certains décors, par exemple dans ce tome 13, les scènes avec des œuvres d’arts bizarres qui placent l’action dans un décalage surréaliste.
Avez-vous déjà prévu un nombre précis d’albums à paraître ?
T. : Non, jamais, le dernier sera comme une crise cardiaque : une surprise.
D. : Je dessine le suivant, c’est vraiment ce qui me réjouis et tout ce qui m’intéresse pour l’instant.