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Adam Sarlech

ou le romantisme décadent

David Wesel Webzine 08/01/2014 à 13:36 21422 visiteurs

À l’heure où paraît Docteur Radar, dernier livre en date de Frédéric Bézian, l’occasion est belle de revenir sur le tournant de la carrière de cet artiste hors norme. Imaginez un auteur méconnu, pour ne pas dire inconnu, qui convainc un éditeur de publier une bande dessinée débordant de cruauté, de dégoût, et affichant un hermétisme assumé. C’est ce qu’a réalisé Frédéric Bézian avec Adam Sarlech. C’était en 1989, aux Humanoïdes Associés. Admirable, tourmenté, mais pas pour autant élitiste, le résultat est à la mesure du talent de l'auteur.

Le dessin marque en premier lieu. Tranchant, violent, il ne flatte pas la pupille ; au contraire, il séduit par une description réaliste et enragée de la folie qui s’empare des personnages et déforme les traits de leur visage. Assurément, le parti-pris est audacieux. Il n’empêche que le choix est payant : peu de créateurs parviennent à susciter chez le lecteur un tel tiraillement entre la beauté formelle des planches et l’écœurement qu’elles inspirent. Un rapprochement peut éventuellement être opéré avec Nicolas de Crécy qui a émaillé son sublime Foligatto de nombreuses visions d’horreur. Le style est différent, mais on retrouve ce même sens aigu de l’esthétisme mis au service d’une certaine forme de laideur. 

De manière plus générale, et pour quitter le cadre de la seule bande dessinée, Bézian semble se poser en héritier du romantisme noir tel qu’il a pu habiter l’art et la littérature de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. À en croire Côme Fabre, conservateur au musée d’Orsay et commissaire de l’exposition « L’ange du bizarre », le romantisme noir n’est « pas encore répertorié comme un genre ou une catégorie », comme il l’indique dans une interview au Dossier de l’Art hors-série de mars 2013. Il est davantage question ici d’un courant qui traverse les genres et les époques, trouvant son origine chez Sade et culminant « au milieu du XIXe siècle avec Baudelaire et Flaubert ». Les organisateurs vont jusqu’à instaurer une parenté avec le cinéma du début du XXe siècle, citant des réalisateurs tels que Murnau ou Lang. À la lecture d’Adam Sarlech, les parallèles s’imposent naturellement : « irruption du fantastique, de l’étrange, de l’irrationnel, dans un quotidien que l’on s’imagine contrôlé par la raison » ; « approche érotique » ; « contraste entre la beauté et l’étrangeté » ; « le corps et ses pulsions échappant à la raison » ; « la nature comme une force de vie dévorante, destructrice » ; « éloge de la corruption » ; etc. Plus largement, c’est une fascination pour la mort et sa beauté qui ressort de ces « pages les plus noires de la littérature ». Indéniablement, Bézian y fait écho dans sa trilogie.


Il serait tentant de reléguer Adam Sarlech au rang d’univers graphique déjanté et impénétrable. La réalité est tout autre : derrière cet air de démence, Bézian fait constamment preuve d’une rigueur extrême et jamais la cohérence du récit n’est prise en défaut. Quel est-il, ce récit ? Au cœur de l’intrigue, il y a la famille Malherbe. Charles, le patriarche, rivé à sa chaise roulante, pleure littéralement toutes les larmes de son corps. Agathe, sa sœur, semble perdue depuis que son mari Raoul a disparu dans d'étranges circonstances. Ensemble, ils ont eu trois enfants, Ralph et Raphaëlle, les jumeaux, qui se passionnent pour le spiritisme et veulent donner vie à des poupées de cire, et Judith, la petite dernière, taciturne et nymphomane. Face à ce spectacle délirant, le lecteur est aussi effaré que le curé du village et le docteur Spitzner. Et Adam Sarlech, dans tout cela ? Un médium réputé, que tout suggère bien qu’il demeure invisible. Par ses dons, il a exercé et exerce toujours une grande influence sur tous les membres de la famille. Les thèmes abordés rejoignent la vision décadente du romantisme que Bézian met en scène. Pendant désenchanté de Sambre, le récit est axé sur une famille qui continue à jouir de ses privilèges bien qu’elle soit sur le déclin : la folie et la corruption de sa descendance précipitent sa propre chute, tandis que la figure du père est cruellement absente. Au centre du propos, il y a une race « pure » à préserver envers et contre tout. Une fascination pour la mort aussi, que traduit l’importance accordée au cimetière, aux tombes, à leur apparence macabre. 


À mille lieues de la linéarité de Sambre, il y a par ailleurs chez Bézian une volonté constante de ne pas prendre le lecteur par la main, tout en lui fournissant toutes les clés de compréhension nécessaires. À lui de voir comment s’en servir. Si l’on veut s’amuser au jeu des références, les amateurs de l’œuvre d’Andreas retrouveront ce malin plaisir qu’a l’auteur de faire goûter aux joies de la relecture. Ainsi le « Vous êtes un monstre » lâché à la fin d'Adam Sarlech rappelle-t-il le « Je sais qui vous êtes » qui ponctue le diptyque Cyrrus-Mil : comme une façon d’inviter tout un chacun à revenir en arrière pour saisir toutes les finesses du scénario. 

De fait, Bézian met tout en œuvre pour brouiller les pistes. La narration est particulièrement saccadée et les ellipses sont nombreuses, tandis que les planches ne respectent pas toujours les unités de temps et de lieu. Au-delà de ces techniques scénaristiques propres à semer le trouble, c’est aussi par le dessin et la colorisation que l’auteur fait perdre pied à son public. Ainsi, l’utilisation de la couleur n’est pas fortuite ou simplement décorative. Par exemple, tandis que l’extérieur est terne, des teintes plus tranchées apparaissent dès qu’est franchi le seuil de la demeure : le rouge envahit les planches, renforçant l’effet d’un trait acéré et profondément noir. Le contraste est saisissant et permet à l’auteur de donner corps à la folie qui s’empare des murs et de leurs occupants. Le château reflète dès lors l’état d’esprit des différents personnages – il sera plus tard le signe de leur déliquescence.

Cette utilisation subtile de la colorisation souligne aussi l’importance de la résidence des Malherbe dans la construction du récit : elle fait le lien entre les trois volets relativement indépendants de la trilogie. À chaque fois que les personnages s’en approchent, une impression de renfermement domine, comme pour insister sur l’isolement de cette famille dont le patrimoine paraît se tarir. Bézian compose ainsi une atmosphère étouffante qui fascine, mais dont il faut s’échapper. Autre prouesse graphique, celle de restituer le bruit, omniprésent, sans l’usage d’onomatopées. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur la mise en scène et l’interprétation des différents acteurs : de mystérieux craquements dans la bâtisse sont ainsi évoqués avec subtilité par l’angoisse qui se lit sur les visages, ce qui accroît encore la nervosité. La musique, élément récurrent et primordial dans l'œuvre de Bézian, est elle-même suggérée et s’invite dans l’épilogue.

Entre dessin torturé et desseins tortueux, Adam Sarlech est une œuvre qui provoque des sentiments contradictoires et exige à la fois une certaine curiosité et une confiance dans la capacité de l’artiste à parvenir à bon port, malgré les zones d’ombre qui peuvent subsister. Ne nous en formalisons pas, elles ont le bon goût de prolonger l’errance de l’esprit...

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