Pendant ces six années de « pause » et de réalisation de divers projets, avez-vous mis complètement de côté UW ?
Denis Bajram : Pas tout à fait. Universal War One a marqué pas mal de gens, et ça a eu des tas de conséquences, même après le dernier tome. Dans le genre grosse piqure de rappel, la publication d’UW1 chez Marvel de 2008 à 2009. Tout un public international m’a découvert à cette occasion, y compris quelques producteurs de cinéma. Il y a eu aussi des choses plus discrètes, mais tout aussi passionnantes, comme, par exemple, quand l’IUT d’Amiens a travaillé sur mes vaisseaux Trihedrons, jusqu’à construire une maquette pour passer en soufflerie.
Comment avez-vous signé UW2 chez Casterman ? Quel a été l’accueil de l’éditeur ?
Avez-vous écrit, comme pour UW1, l’intégralité des six tomes d’UW2 ? Les phases de conception et d’écriture de ces deux cycles ont-elles été similaires ou, au contraire, totalement différentes ?
D.B. : J’ai en fait écrit l’intégralité des 18 tomes d’Universal War One, Two et Three en 1997. Pas un scénario détaillé à la scène bien sûr, mais un synopsis assez précis de tous les événements, tome par tome, des trois séries. En gros, j’avais construit tout le squelette de mon gros dinosaure. En attaquant UW2, c’est donc la chair qu’il me fallait encore ajouter à l’animal, voir un peu de graisse pour donner du goût et du moelleux. Ceci dit, je ne pourrais pas travailler autrement. Je suis une espèce d’hybride entre un artiste barré et un matheux maniaque. Tout est extrêmement rigoureux dans mon travail, chaque scène est utile au grand plan d’ensemble. En même temps, je suis très émotif et je veux que chaque scène porte sa part d’émotion et d’humanité. Apollon et Dionysos, l’esprit et les tripes, la rationalité et le cœur.
Le monde évoqué dans UW est-il, pour vous, plausible ? Pourrait-on qualifier la série de BD d’anticipation, plutôt que de science-fiction ?
D.B. : Soyons clair pour les lecteurs : l’anticipation est le genre qui présente ce qui va arriver dans un futur proche et/ou crédible. C’est, pour faire vite, un sous genre de la Science-Fiction, appellation plus vaste qui regroupe tout un ensemble de récits hypothétiques, basés en générale sur des hypothèses scientifiques : voyage dans l’espace, le temps, les univers parallèles, utopies, uchronies… Je fais donc, très certainement, de la Science-Fiction. Je propose une vision de notre futur, donc je fais aussi de l’anticipation. Je parle de phénomène quantique et d’astrophysique, c’est donc aussi ce qu’on appelle du « hard-science ». Mais il y a des grandes scènes de combats spatiaux, on est donc, aussi, dans le genre quasi inverse qu’est le « space-opera ». Avec mes voyages dans le temps on entre, encore, dans une autre branche de la SF. Et tout mon discours sur la société humaine range UW1 encore dans une autre case, celle de la « S.F. spéculative et sociétale »… Bref, le monde d’UW est plausible par bien des manières, et impossible par bien d’autres. Je ne cherche pas à faire une description exacte d’un futur possible. Je ne cherche même pas à parler de notre futur réellement. Tout cela n’est qu’une loupe grossissante que j’utilise pour bien parler de notre présent, des pulsions de mort que notre espèce a en elle, et surtout de sa totale inconséquence. Se foutre des conséquences, c’est bien se foutre de l’avenir. UW, en ça, décrit surtout une société sans futur.
Par exemple, pensez-vous qu’une loi de Millar (d’ailleurs est-ce un hommage à Mark ? (sourire)) sera vraiment nécessaire pour éviter la suprématie des machines sur l’Homme ?
D.B. : Le nom est bien un hommage à Mark Millar, le brillant scénariste de comics. Cette loi est proche du concept de « Jihad Butlérien » dans Dune (de Frank Herbert). En fait, toute la question est de savoir si un jour une machine aura l’intelligence et la conscience d’un homme. Si cela arrivait, elle pourrait, en s’ajoutant un peu de matériel, avoir plus de puissance de calcul et de mémoire, et donc devenir plus intelligente. Et sur le même principe, devenir, à terme, des milliers de fois plus intelligente qu’un homme ! Moi, cela ne me pose aucun problème. Je pense même que notre espèce pourrait créer avec ces machines hyper-intelligentes et hyper-conscientes des êtres vraiment extraordinaires : immortels, car réparables et sauvegardables, quasi omniscients, avec une mémoire à la taille d’Internet, doués du don d’ubiquité, car ne dépendant pas d’un corps étriqué… bref, avec les pouvoirs des dieux ! Enfanter des dieux, n’est-ce pas une perspective merveilleuse ? Mais je crains qu’une bonne partie de l’humanité ait peur ne plus être au sommet de la création, de se faire totalement dépasser par ces quasi divinités. Et qu’elle réclame donc qu’on les interdise par avance. Nous le saurons vite, l’arrivée des premières intelligences artificielles est pour demain.
Comment avez-vous travaillé sur la scène de l’attentat dans une école sur Mars ? Vous êtes-vous fixé certaines limites morales ?
D.B. : Oui. Si ça ne me rendait pas malade moi-même, je ne devrais pas la représenter. Vous savez, je vis très intensément tout ce que je mets dans Universal War. Je m’attache très fortement à mes personnages, ou je les hais tout aussi fortement. J’angoisse avec les populations. Je m’émerveille à chaque nouvelle découverte. Si tout ce que je raconte et dessine n’avait pas d’impact sur moi, comment pourrais-je croire que ça en aurait sur des lecteurs ? Mes limites morales sont de ne jamais choquer ou provoquer inutilement. Les moments dérangeant le sont toujours pour les sentiments que cela génère. Et ces sentiments doivent toujours servir au sens de mon histoire. Je dérange mes lecteurs pour leur dire quelque chose, pas pour le simple plaisir de leur faire faire un tour de manège émotionnel.
Vous avez évoqué la possibilité de confier le dessin d’UW2 à un autre auteur. Pour quelles raisons ? Et pourquoi, finalement, avez-vous repris la main ?
D.B. : Je m’en explique dans le cahier de l’édition « premium ». En gros, toute l’intensité que je mets à faire Universal War est épuisante moralement. Et, à des moments, je me sens totalement vidé. Après le 11 septembre 2001, je me suis posé de vraies questions sur la proximité de ce que je racontais dans le tome 4 d’UW1 avec ce que le monde vivait. Tout ça m’a fait perdre un peu pied, et j’ai finalement quasiment arrêté de dessiner. Pour me relancer, j’ai eu l’idée un peu folle d’écrire UW2 directement, et de le confier à un dessinateur, afin d’occuper mes lecteurs le temps que je retrouve mon envie de dessiner UW1. J’ai eu d’excellents essais avec Jean-Michel Ponzio. Mais j’étais tellement épuisé que je n’ai pas réussi à lui faire le story-board du tome 1 non plus… En passant au dessin numérique, j’ai heureusement retrouvé l’envie, et j’ai finalement repris UW1. Arrivé au tome 6, j’en avais de nouveau totalement marre de dessiner de la S.F. Soleil m’a alors proposé de relancer l’idée de faire dessiner UW2 par un autre. Encore une fois, excellents essais, ce coup-ci d’Arnaud Boudoiron. Mais, là, au fond de moi, quelque chose a eu peur de faire une énorme erreur en passant la main. J’ai donc dit stop, et je me suis promis d‘attendre d’avoir à nouveau envie de dessiner UW2 pour m’y remettre. En espérant que ça viendrait un jour !
Votre technique a-t-elle évolué depuis le premier cycle ? La palette graphique demeure-t-elle la base de votre travail ?
D.B. : Aucun changement de technique depuis ma bascule au tout numérique en 2001. Je suis d’une constance qui m’inquiéterait si je ne voyais pas que, malgré ça, mon dessin évolue beaucoup. C’est sans doute l’impact des techniques très différentes que j’ai employées entre temps sur Trois Christs et sur Abymes.
Le soleil étant au centre de ce premier tome, les couleurs chaudes prédominent. Comment avez-vous travaillé sur les différentes nuances de rouge et d’orange ?
D.B. : A l’instinct ! Qu’est-ce que je pouvais réfléchir à l’époque du tome 1 d’UW1, lorsque j’ai commencé à faire mes propres couleurs ! Depuis, j’ai acquis tout un langage coloré, très varié, mais aussi j’ai compris beaucoup de subtilités optiques, et j’ai pu tester ce qui passait plus ou moins bien à l’imprimerie. Ces connaissances sont maintenant tellement intégrées que cela me permet d’y aller « à la sauvage », comme ça me vient. C’est très réjouissant à faire !
UW occupe-t-il l’essentiel de votre temps ? Parvenez-vous à travailler sur autre chose ?
D.B. : Depuis décembre 2012, UW2 a occupé quasiment tout mon temps. J’y ai travaillé douze à quatorze heures par jour, tous les jours, week-end compris, même la nuit de Noël. J’ai fini l’album fin juillet, mais depuis j’ai été dévoré par la préparation de la promotion et du marketing. Il faut dire que tous ces métiers du livre sont passionnants et que les équipes de Casterman semblent enchantées de me voir m’impliquer dans toutes les étapes. J’ai aussi travaillé sur un très luxueux tirage de tête et diverses autres bricoles. Maintenant, je vais partir en tournée promotionnelle, avant de me relancer sur le tome deux. Grâce à ce rythme un peu fou, il sera là l’année prochaine à la même date. À part ça, j’ai fait un peu de piano, j’ai continué de coder pour le jeu video Urban Terror, j’ai suivi l’avancement du projet de film UW1, j’ai fait le directeur artistique pour Alix Senator, j’ai co-écris un scénario avec Valérie pour Jean-Michel Ponzio, Expérience Mort, à paraître en 2014 chez Ankama… les vacances, ce sera dans une prochaine vie !