Avec Ontophage, la collection Atmosphères des éditions Emmanuel Proust n'a sans doute jamais aussi bien porté son nom. Ce polar fantastique, dont le troisième tome vient tout juste de sortir, parvient à merveille à varier les ambiances, celles du Paris d'Haussmann du 19ème siècle, d'un manoir oppressant isolé dans une forêt enneigée ou d'une ville de Province dont chaque coin de rue semble receler un secret. Avec Un jour sans matin..., Marc Pisckic continue de livrer au compte-gouttes les indices menant à la résolution des mystères entourant Tristan Sphalt.
Vous avez étudié à « The Kubert School » aux États-Unis ainsi qu’à l’école Émile Cohl de Lyon. Les méthodes d’enseignement sont-elles similaires ?
Marc Piskic : Non elles sont assez différentes. En France, c’était très académique avec une ligne assez stricte entre enseignants et étudiants. Beaucoup de discussions en termes d’interprétation et de représentation mais peu en termes de techniques pures. Aux États-Unis, c’était quasiment l’opposé. Tout tournait autour de la technique. Comment dessiner un personnage et le gérer dans l’espace, comment jouer avec les formes, comment réaliser deux planches d’un dialogue entre deux personnes sans être rébarbatif dans les cadrages, comment encrer, avec quels outils, etc. D’autre part, les enseignants avaient l’habitude pour certains d’amener avec eux leur travail en classe. Tout en menant leurs cours, ils travaillaient sur leurs planches. On pouvait donc les voir œuvrer en direct, leur demander des conseils sur leurs techniques, leurs choix, etc. C’était très instructif. J’ai beaucoup appris notamment de gens comme Kim De Mulder qui à l’époque encrait Swamp Thing. Je dirais que les deux méthodes ont leurs côtés positifs et dans un sens sont complémentaires.Aviez-vous, dès le départ, une idée précise du déroulement d’Ontophage ? Le nombre de tomes était-il déjà prévu ?
M.P. : Dans les grandes lignes oui. Le synopsis des quatre tomes a été écrit avant la réalisation du premier. Il s’est bien sûr enrichi au cours de l’élaboration de chaque album. Le nombre de tomes a été fixé à quatre. C’était le minimum nécessaire si je voulais avoir la place pour approfondir la psychologie des personnages et développer quelques-unes des intrigues que j’avais dans mes cartons. Pour l’éditeur, quatre était le grand maximum ce que je comprends très bien.
Même si le deuxième tome entrouvre quelques portes sur les mystères du récit, il peut pratiquement se lire comme un one-shot…
M.P. : C’était l’idée de départ. Poser le contexte dans le premier tome et dérouler ensuite des récits pouvant se lire de manière indépendante tout en s’imbriquant dans une trame plus globale. À ce titre, chaque volume ne présente pas les mêmes dosages en termes de questions/réponses et d’équilibre entre policier et fantastique. Je ne suis pas très attiré par les histoires dont chaque volume apporte son lot bien dosé de questions, de réponses, d’actions et autres ingrédients. Je préfère me laisser surprendre par un livre.
Quant au troisième tome, il fait référence à certains personnages du premier passés presque inaperçus. Une façon de tester l’attention et l’assiduité de vos lecteurs ? (sourire)
M.P. : Comme je l’ai dit précédemment, le premier tome était destiné à poser le décor et introduire la quasi totalité des protagonistes. Chaque personnage du premier tome a un rôle à jouer dans l'ensemble. Ils réapparaissent et interviennent donc au gré des histoires et auront tous une incidence sur le dénouement final. J’ai essayé de retranscrire une tranche de vie, celle du personnage principal Tristan Sphalt. À ce titre cela se doit donc d’être aléatoire et irrégulier en terme de rencontres. Celles-ci répondent plus au besoin de son parcours chaotique qu’à un casting de personnages strict et récurrent.
Trois tomes et trois lieux différents à chaque fois. Comment choisissez-vous le cadre de vos histoires, notamment celui de Perpignan ?
M.P. : J’ai toujours voulu situer la trame d’Ontophage dans le Paris haussmannien du Second Empire avec un épisode "délocalisé", si je puis dire, en province. Les thématiques du tome deux, à savoir une histoire sans fin et la perte de mémoire, m'ont amené à reconsidérer le lieu en périphérie de Paris pour les besoins du récit.
Chaque album se termine par un cahier graphique explicatif qui, outre l’aspect esthétique, recèle quelques informations importantes sur l’enquête…
M.P. : Je savais que j’avais la place d’insérer un cahier graphique dans le premier tome. Il s’est rapidement transformé en quelque chose de plus conséquent lorsque j’ai commencé à rassembler tous les documents et idées que j’avais pour la série. J’ai réalisé alors que j’avais beaucoup plus de matière narrative et graphique que de pages et d’albums pour épuiser le sujet. J’ai donc décidé d’enrichir l’histoire en proposant des affaires « annexes » non développées dans les quatre tomes ainsi que des indices supplémentaires en rapport avec chaque histoire traitée en album. Ontophage se déroule sur une année. Un album par saison avec des dates précisées en page de titre. Les affaires annexes s’insèrent entre ces quatre périodes que constituent les quatre albums.
Les décors sont remarquablement travaillés. Le fantastique passe-t-il essentiellement par les ambiances ?
M.P. : Par les ambiances, pour moi oui. Cela ne passe pas nécessairement par des décors ou de la couleur ; mais à partir du moment où j’ai décidé de situer l’histoire dans un contexte historique et géographique bien précis, je me devais de soigner les décors.
Quelles sont vos sources de documentation ?
M.P. : Elles sont multiples : littérature, journaux d’époque, repérages photographiques, visites de musées, ainsi que des sites, véhicules hippomobiles et autres objets sur lesquels je peux tomber par hasard lors de ballades ou voyages.
Comment travaillez-vous graphiquement ?
M.P. : Je travaille sur papier excepté pour la couleur qui est faite sur ordinateur. Je pars le plus souvent de découpages, croquis et cadrages que j’assemble ensuite sur Photoshop en ayant la plupart du temps en tête la narration et l’idée de privilégier une case ou scène par planche ou double planche. Je passe ensuite le tout à la table lumineuse et m’attaque à l’encrage.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur « Land » ?
M.P. : Land était un groupe à part entière qui au fil du temps s’est transformé en un projet plus personnel. Il est en hibernation depuis plusieurs années maintenant. Le dernier disque sorti remonte à 2007.
Existe-t-il des passerelles entre vos deux univers, la bande dessinée et la musique ?
M.P. : Oui les deux univers sont indissociables en ce qui me concerne. Hormis l’introspection et l’inspiration que peut me procurer la musique dans la réalisation d’une BD, quelques titres ont été enregistrés pour un CD-Rom interactif, première mouture d’Ontophage, ainsi que pour un CD inséré dans un dossier de présentation destiné à l’éditeur et quelques personnes de mon entourage. Pour finir, je dirais que j’ai réalisé il y a quelques années un triptyque vinyle au format 10 pouces sur le périple en Europe centrale de l’entre-deux guerre d’un personnage fictif du nom de Célestine Orlac et que j’aimerais bien le transposer un jour en BD mais dans une veine un peu plus réaliste.
La société Heupé est actuellement en redressement judiciaire. Cette situation a-t-elle, pour l’heure, eu des conséquences sur Ontophage ? Notamment sur la sortie du tome trois, prévue le 4 juillet et le tome quatre ?M.P. : Des conséquences oui malheureusement. S’agissant du tome trois, non, il sort comme prévu le 4 juillet. Pour la suite, si l’aventure continue, je terminerai le tome 4 chez EP avant de passer à autre chose... Sinon je ne sais pas où encore. Ce qui est sûr, c’est que j’irai au bout de cette série car elle me tient trop à cœur. Il me serait impossible de quitter ces personnages sans avoir écrit le mot FIN.
Avez-vous d’autres projets de bande dessinée ?M.P. : Oui plusieurs, mais avant je voudrais plutôt retravailler avec un scénariste sur un projet que l’on me proposerait. Voir ailleurs, échanger avec d’autres personnes, pouvoir me concentrer uniquement sur le dessin quitte à déléguer la couleur.