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Le Grand Fleuve 1/2

ou les aventures de Jean Tambour, flotteur de Clamecy

Brigitte Fleurat Webzine 15/06/2013 à 19:06 11130 visiteurs

Le Grand Fleuve est une série qui est restée assez confidentielle au sein de la collection Repérages des éditions Dupuis. Serge Aillery, le scénariste de la série, raconte au verso du poster livré avec le premier tome que c’est par hasard, au fond d’une caisse achetée à l'occasion d'une vente aux enchères, que les carnets de Jean Tambour lui sont tombés entre les mains. Quel homme que ce flotteur de bois de Clamecy, ancien conscrit de la marine napoléonienne, ancien prisonnier évadé des pontons anglais ! Et quelle matière, dans ses carnets de témoignages, pour le conteur en mal de sujet, l’amoureux des traditions populaires et des poètes patoisants qu’est Serge Aillery ! Dans une interview accordée à Gilles Ratier pour le numéro 60 de la revue Hop! en 1993, il explique que, réalisateur de documentaires pour la télévision, il avait pensé d’abord à un projet cinématographique ou à un feuilleton TV. Finalement, c’est Pierre Dubois (Laïyna, Le Torte) qui lui proposera d’en faire une BD. Le projet séduira Philippe Vandooren et Dupuis éditera Le Grand Fleuve dans sa nouvelle collection Repérages

On retrouve ainsi dans chaque tome les caractéristiques d’un feuilleton : rythme enlevé, vols, crimes, espionnage et autres « gentillesses », des histoires complètes avec une fin ouverte et des héros au caractère bien trempé dont le tissu relationnel s’enrichit des rencontres effectuées au fil des albums. Mais ce qui fait la puissance évocatrice de cette série, c’est, d’une part, l’originalité des trames de fond des histoires et, d’autre part, la vitalité gauloise de personnages au langage truculent.

Nous sommes au début du XIXe siècle, au lendemain de la défaite napoléonienne. Entre pulsions républicaines nées de la Révolution et complots fomentés par des nostalgiques de la grandeur impériale, la Royauté incite la maréchaussée à une méfiance brutale et sans discernement envers le peuple. Autant dire que pour lutter contre les malfaisants, nos héros ne compteront que sur leurs propres forces.

Dans le premier tome intitulé Jean Tambour, c’est le flottage du bois qui est à l’honneur. Les Parisiens consomment pour se chauffer une quantité phénoménale de bois qui leur est livrée par voie fluviale depuis le Morvan. Après son évasion, Jean Tambour, de retour dans sa communauté natale des flotteurs de Clamecy, découvre un trafic de bois flotté qui s’exerce aux dépens de ses compagnons. Avec l’aide de son ami d’enfance, Gustave, il prend les commandes d’un des gigantesques trains de bois flottant vers Paris et mène l’enquête pour déjouer les malversations des bandits. On trouve dans cet album des scènes extraordinaires, dont celle du passage du pertuis par un train de bois flotté piloté par Jean et Gustave, et un hommage à un savoir-faire hautement technique et vital qui conférait à ces hommes humbles et courageux une dignité incomparable. Si ce premier tome est un peu trop dense pour permettre une lecture fluide, c’est peut-être le plus fascinant par son originalité.
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Dans le deuxième tome, Vent de Mar, on quitte l’Yonne et la Seine pour la Loire, et c’est elle qui est l’héroïne capricieuse et dangereuse de l’aventure. Dénoncés comme complices des bandits voleurs de bois de Clamecy, Jean et Gustave, en fuite, sont embauchés pour un flottage sur La Loire au cours duquel ils sont mêlés à un trafic d’armes. C’est à bord d’une gabare, en pleine crue soudaine du Grand Fleuve, que Jean et son ex-compagnon d’arme et de captivité, Fine-Ardoise, se portent au secours de Gustave, injustement emprisonné pour le vol d’une partie de la cargaison. Les scènes de crues sont magistralement dessinées, terriblement impressionnantes, rendant un véritable hommage à la maîtrise de la navigation sur ce diable de fleuve imprévisible.


Ces deux tomes sont les plus marquants par la haute valeur que confèrent les auteurs à la maîtrise technique de la navigation fluviale. Dans les pages documentaires du premier, Serge Aillery se réfère à Jean-Claude Martinet (Clamecy et ses Flotteurs) qui souligne que « tous les témoignages concordent pour dire que le travail du flotteur […] est dangereux, malsain et si hautement technique qu’il relève de l’art. Qu’il est un art. » Dans le deuxième tome, il cite Auguste Mahaut : « La marine d’autrefois représentait un art, un secret perdu, comme celui des vitraux de cathédrales. Il faudrait tout le XXe siècle pour faire des mariniers puisqu’il faudrait recommencer à tout apprendre… » Dans les deux cas, les compétences de navigateurs assimilées à un art donnent à ceux qui les maîtrisent des lettres de noblesse.


Propriétaire de sa gabare, Jean Tambour s'est, en quelque sorte, sédentarisé sur la Loire qui reste le théâtre des deux derniers épisodes de la série Le Grand Fleuve.

 Le troisième tome, L' Île aux Canes, évoque les débuts de la marine fluviale à vapeur. L’héroïsme de Jean Tambour pendant la crue de la Loire a été récompensé par le don d’une gabare qui lui permet de gagner sa vie et celle de son ami Gustave dans le transport de marchandises. Pour l’amour de Marie et en échange d’un chargement, Jean accepte d’enquêter sur le vol d’une chaudière importée par le consul américain Edward Church qui souhaite créer une compagnie de transport par bateaux à vapeur. Si les auteurs évoquent là les premiers steamers du Grand Fleuve, c’est pour mieux témoigner leur affection pour la navigation à voile plus respectueuse de l’environnement. Dans cet album encore, une scène rend parfaitement hommage à un savoir-faire très technique en montrant "l’endremage à la volée" d’un train de gabares qui échoue tragiquement à passer un pont.

Les "travailleurs" des routes fluviales sont attentifs et soumis aux caprices des eaux et du vent. Le regard ainsi tourné vers l'extérieur, Jean et Gustave prennent le temps d'établir des liens avec leurs semblables, par exemple en transmettant les informations au gré des rencontres, et de bien connaître leur environnement naturel. Ainsi savent-ils où piéger des anguilles. La généralisation de l’utilisation des machines accélérera considérablement la vie des hommes qui s’affranchiront toujours plus des lois de la nature. C’est la jeune femme, Marie, qui va incarner l’engagement dans cette révolution. Même si le rythme de la série est assez enlevé pour emporter le lecteur dans son univers, on sent, chez les auteurs, une grande nostalgie de la lenteur de la vie d'alors. Le fossé entre les deux amants, déjà creusé par des origines sociales différentes, mais qui n’atteignait pas la profondeur de leurs sentiments, devient infranchissable quand Marie s’engage dans la roue du "progrès". Jean détache de sa proue le bouquet qu'elle lui avait offert et le gros plan sur trois jonquilles dérivant sur le fleuve apporte une fin douce-amère à ce troisième tome.

Le quatrième tome, Hussards en Galerne, met en scène quelques-uns des dizaines de milliers de soldats abandonnés au sud de la Loire après la défaite de l’empereur. Ceux-ci n’ont pas renoncé à l’Empire et ne reculent ni devant le vol ni devant l’assassinat pour tenter de soustraire Napoléon à son exil. Jean Tambour n'évoque qu'avec réticence son passé dans la marine de guerre, suivi de son incarcération sur un des mouroirs qu'étaient les pontons anglais. La détestation de ce passé éprouvant nourrit une colère déjà vive contre le groupe de hussards qui s'attaque aux gens du fleuve et l'oblige à réveiller ses souvenirs de soldats pour les anéantir. Le dessinateur Jean-Luc Hiettre et la coloriste Dany Delboy ont particulièrement réussi une scène stupéfiante d’assaut furieux d’une gabare par des cavaliers, où le vin du chargement teinte les eaux de la Loire des couleurs du massacre des marins. 

Les quatre tomes comportent chacun un supplément documentaire de deux ou trois pages en début d’album, témoignant des recherches des auteurs dans leur domaine respectif. On y trouve quelques mots sur les personnages mis en scène dans le volume concerné, des informations historiques et techniques très précises, des schémas et des références bibliographiques. Les deux premiers albums ont été enrichis d’un poster chacun, avec, au verso, des extraits des carnets de Jean Tambour et des croquis des personnages. On regrette de ne pas en trouver dans les suivants.

Le caractère gaulois fraternel et joyeux de cette communauté des gens du fleuve où on se bagarre, on mange, on boit, on s’entraide, on s’engueule et on se gausse les uns des autres est admirablement coloré par un langage émaillé de patois et d’expressions du pays ou du métier. Dans son interview, répondant à Gilles Ratier qui souligne l’importance des dialogues, Serge Aillery raconte qu’il les joue, les mime, les interprète. Jean-Luc Hiettre utilise à plusieurs reprises deux techniques pour exprimer cette vitalité : la première donne l’impression que les vignettes sont trop petites pour contenir l’énergie qui anime les personnages, lesquels dépassent des limites des cadres, tandis que la seconde fait pencher les cases dans le sens du mouvement. En outre, il transmet les émotions et les sentiments des personnages par des gros plans insérés de leurs visages, plutôt que par des discours, respectant ainsi une pudeur qui correspond au caractère de ces hommes. Si, dans le premier tome, la répétition peut-être excessive de ces procédés rend parfois la lecture chaotique, le dessinateur les utilise moins souvent au cours des albums suivants. La lecture y est plus fluide.

La personnalité de Gustave est essentielle tout au long des quatre tomes : c’est le compagnon indispensable qui assaisonne les aventures de scènes burlesques, le "Capitaine Haddock" de Jean Tambour. Comme lui, il aime à téter la bouteille et son ivresse donne lieu à des anecdotes pleines de drôlerie. Comme lui, il se met dans des colères tonitruantes lorsque les valeurs qui l’animent sont heurtées et, comme lui, il use d’un langage fleuri, même si ce n’est pas le même vocabulaire. La comparaison s'arrête là : Jean et Gustave sont d’origine modeste, et comme dit Gustave, « On pisse tous dans la même rivière mais… pas tous du même bord !… ». La conscience de classe sociale est ici bien présente.

À la fin du tome 4, on peut lire « Prochain épisode : L’ETE DE LA SAINT MARTIN », un épisode qui n’a jamais vu le jour. Quatre tomes avaient construit de solides attachements à ces personnages : Jean Tambour et son copain Gustave, Fine-Ardoise, La Marmite, Ptit Marquis… et Marie, l’amour impossible. Il y avait probablement matière à poursuivre dans cette ambiance. Alors pourquoi ? 

On ne trouve pas trace de BD signée Serge Aillery après cette première incursion dans la bande dessinée et si Jean-Luc Hiettre reprend Quentin Foloiseau, précédemment paru dans Spirou, ce dessinateur de talent, élève de Jean-Claude Fournier, et dont Gilles Ratier écrit que "son style semi-réaliste et sa passion des traditions éclatent dans Le Grand Fleuve" ne semble pas avoir créé de nouvelles fictions. 

Quel dommage !



Brigitte Fleurat

Information sur l'album

Le grand fleuve
1. Jean Tambour

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