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Mobilis

Heurts et malheurs

David Wesel Webzine 22/05/2013 à 11:18 8867 visiteurs

La renommée d’Andreas s’est principalement construite autour de séries au long cours qui lui ont permis de créer un univers foisonnant. Il serait toutefois réducteur de le considérer uniquement par le prisme de ses œuvres de référence que sont Rork, Capricorne et Arq, tant sa bibliographie réserve d’autres réjouissances. Généralement auteur complet, Andreas a peu officié en tant que scénariste pour un autre dessinateur. Outre Mortes saisons, illustré par Philippe Berthet, on retiendra principalement Mobilis, publié de 2000 à 2002 aux éditions Delcourt.

Mettre son trait au service d’un créateur de la trempe d’Andreas, c’est courir le risque d’être relégué au rang de simple exécutant. Le défi était donc de taille pour Christian Durieux, mais les similitures graphiques entre Mobilis et Avel, sa précédente série réalisée sur un scénario de Jean Dufaux, démontrent qu’il a su préserver et imposer sa propre personnalité. De manière plutôt anecdotique, l’apparition régulière d’objets aux motifs rouge et blanc constitue un clin d’œil amusant. Plus fondamentalement, l’unité graphique qui caractérise les deux œuvres prend ici un sens particulier : le récit opère une véritable boucle et peut se lire et se relire indéfiniment. Constamment, les auteurs font d’ailleurs du temps une clé de compréhension essentielle du scénario, d’où l’importance des dates et heures disséminées partout dans les planches, tantôt sous la forme d’inscriptions manuscrites, tantôt au détour d’un calendrier ou autre cadran.

L’histoire est celle de Ross Nevada, un écrivain ambitieux mais incompris qui peine à faire publier ses textes jugés trop hermétiques. La vie n’est pas simple pour lui, d’autant plus que, coup sur coup, sa copine le quitte et son patron le vire de son job de publiciste. Cela sans parler des travaux bruyants au pied de son immeuble qui l’empêchent de dormir et d'un illuminé qui l’emmène et le largue en dehors de la ville sous de fallacieux prétextes. À croire qu’il joue de malchance… Une porte de sortie semble toutefois s’offrir à lui : il a été choisi par l’éditeur qui avait refusé son roman pour écrire la bibliographie de Benjamin Trap, milliardaire de son état. Le voici donc logé dans une luxueuse villa perdue dans le désert, décor idéal pour un étrange huis clos.


Les personnages qu’il y rencontre ne manquent pas de caractère, à commencer par Sylvia, la jeune épouse du vieux Ben. Fille d’un révérend fondamentaliste qui a maille à partir avec l’éditeur qui a pris Ross sous sa coupe, elle semble jouer un jeu trouble en se rapprochant du bel écrivain… au détriment de Hersch Breitenbach, chef d’une base militaire toute proche où s’est récemment écrasé un OVNI. Perdu au milieu de cet imbroglio, Ross passe des journés d’un calme excessif sous un soleil de plomb. Bien vite, l’intrigue prend des airs de casse-tête insoluble. Cette façon de tisser la trame du récit n'a rien d'anodin, tant il est question de puzzle dans la vie du héros : il ne se sépare jamais des siens à moins d'y être contraint et recouvre ses manuscrits de pièces issues de son imagination. 


Davantage qu’une explication rationnelle, c’est une mécanique qu’il faut rechercher dans ce triptyque aux multiples ramifications. En effet, Andreas s’attache plus aux rouages qu’aux personnages, et c’est cet agencement méticuleux qui fascine. Le scénariste se mue en froide machine à raconter et s’ingénie à faire du découpage un vecteur de sens. Peut-être est-ce ici que l’intervention de Christian Durieux prend tout son sens : s'il a remplacé le verbiage de Jean Dufaux par la sobriété d'Andreas, il a conservé sa passion pour le contemplatif. Par la langueur qu’il parvient à instiguer, par ses silences oppressants, il crée cette ambiance un peu mélancolique qui se ressent en permanence et semble suspendre le temps. 

La tension, y compris sexuelle, est palpable à chaque instant : il y a l’attente d’un événement à venir, en même temps que le souvenir d’un événement passé. En quoi sont-ils liés ? C’est là que se trouve la clé, dans ce rapprochement temporel qu’illustre à merveille une planche du dernier tome magnifiquement construite, textes et images se lisant dans un sens opposé.

Comme souvent avec Andreas, la relecture s’impose et dévoile des éléments qui étaient restés cachés. On pourra observer la première apparition discrète d’un personnage crucial, ou encore interpréter différemment certains faits et gestes. Il restera au final une interrogation : qui tire les ficelles ? Manipulations minutieuses, tel est le nom du troisième tome. Mais qui manipule qui ? Les certitudes d’un instant ne sont pas celles de l’instant suivant, tout comme l’histoire échappe à toute interprétation empirique. Il est en fin de compte surprenant de voir qu’un récit à la logique imparable laisse planer un doute sur sa propre raison d’être.


David Wesel

Information sur l'album

Mobilis
1. Heurts

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