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Rouge Tagada, comme un goût d'interdit

Entretien avec Charlotte Bousquet et Stéphanie Rubini

Propos recueillis par F. Mayaud et D. Wesel Interview 07/05/2013 à 14:21 9140 visiteurs

En début d’année paraissait Rouge Tagada, premier album de bande dessinée réalisé par Charlotte Bousquet au scénario et Stéphanie Rubini au dessin. Au cœur de l’histoire, il y a la naissance d’un désir, d’une attirance entre deux collégiennes. Notre dossier publié récemment sur l'homosexualité dans la bande dessinée européenne se clôturait par la nécessité d’un travail d’éducation de la sensibilité, notamment du point de vue l’enfant. À sa manière, tout en  douceur, Rouge Tagada s’inscrit dans cette voie et aborde avec sensibilité des questions fondamentales. Rencontre avec les auteures.

Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire et de dessiner un ouvrage sur ce thème de la montée d'un désir particulier chez une jeune adolescente ?

Charlotte Bousquet : Des lectures qui n'avaient pas grand-chose à voir dans le propos,  mais plus dans le ton, en fait. Des textes courts, des textes intimes. Au départ, je ne pensais pas écrire un quelque chose qui deviendrait un roman graphique, plus un roman court ou une nouvelle. J'ai fouillé en moi, et je me suis aperçue que ce qui venait le plus facilement, c'était cette histoire d'amitié trouble, fusionnelle, entre deux adolescentes.  De l'amitié à l'amour, c'est finalement venu tout naturellement...

Stéphanie Rubini : Le texte n'a effectivement pas été pensé comme un roman graphique à la base. Comme il était trop atypique (trop court) pour les éditeurs,  nous avons eu l'idée de le mettre en image. J'ai eu un coup de cœur immédiat pour ce récit que je trouvais très juste. L'adolescence est un univers qui me parle, qui permet de raconter une foule de choses intimes, intenses. C'est comme ça que tout a démarré, et Paola, l'éditrice nous a suivies !

Vous avez donc puisé dans votre propre vécu ? Il y a en tout cas une grande justesse dans le ton, dans  les émotions, les situations, les doutes aussi. Comment mettre des mots sur tout cela ?

CB : L'histoire d'Alex n'est pas autobiographique. Mais pour l'écrire, je me suis pas mal inspirée de ce  que je pouvais ressentir, à l'époque : confusion des sentiments, souffrance d'être délaissée par une « meilleure amie », de se sentir différente, etc. C'est en puisant dans ces émotions que j'ai pu écrire Rouge Tagada, et en essayant d'être toujours juste.

S.R. : Je n'ai pas non plus vécu personnellement l'histoire d'Alex. Mais je me suis reconnue dans toutes ces situations bancales où on délaisse ses amis par amour, où la frontière amour-amitié n'est plus très nette, où un geste de trop peut tout faire basculer... Le sentiment de solitude d'Alex aussi. J'ai essayé de me remémorer tout ça pour donner vie et expressivité aux personnages.

Et selon vous, à qui s'adresse cette histoire ? Vous aviez un public cible en tête au moment de l'écriture ?

C.B. : Parce que les personnages principaux sont au collège, Rouge Tagada s'adresse en priorité aux adolescents, mais en réalité, je crois que cette histoire fait également écho parmi les adultes, parce qu'elle renvoie à plein de choses.

S.R. : Oui, à la base, l'histoire était clairement destinée aux adolescents. Mais comme je déteste les produits formatés pour les ados, j'ai essayé de la dessiner sans me prendre la tête avec ça. J'ai juste essayé de faire quelque chose qui pourrait me plaire, plaire à mon entourage, etc. Quelque chose de vraiment personnel.

N'avez-vous pas songé à proposer votre bande dessinée à un magazine destiné à des adolescents, à l'instar de ce qu'à pu faire quelqu'un comme Tito ?


S.R. : La question ne s'est pas posée, parce que l'éditrice de Gulf Stream et sa directrice artistique ont tout de suite accroché et avaient en tête de développer des romans graphiques pour enfants et ados.

C.B. : Voilà !

L'éditrice a d'ailleurs fait un travail remarquable au niveau de la « matière » de la couverture. Comment ce choix s'est-il fait ? Qui a eu l'idée ?


S.R. : C'est Marie Rébulard, alors directrice artistique chez Gulf Stream, qui a eu cette idée de couverture avec un vernis « soft touch » qui donne un touché si particulier. Elle voulait vraiment que cette BD soit un bel objet. Nous avons élaboré la couverture à deux. J'ai eu l'idée de cette bouche avec du sucre en forme de cœur dessus. Elle a fait la mise en page avec le fond rouge (couleur pantone très vive) et puis j'ai ajouté le titre calligraphié pour qu'il reste en cohérence avec l'intérieur qui fait un peu journal intime. Bref, un vrai travail d'équipe !

Et de manière plus générale, comment s'est construite la partie purement graphique de l'album, vu que ça n'aurait pas dû être dessiné à la base ? En d’autres termes : qu’est-ce que le dessin apporte au ton d’un récit, que permet-il ?


C.B. : On a beaucoup discuté, Stéphanie et moi... pour s'apercevoir que nos façons de voir correspondaient parfaitement. Ensuite, Stéphanie est venue à Paris et on a travaillé ensemble au découpage. La suite, c'est à elle de vous la raconter !

S.R. : Faire une BD a été à la fois compliqué et naturel pour moi. Je savais qu'il ne fallait pas se contenter d'illustrer le texte de Charlotte, mais qu'il fallait au contraire lire entre les lignes. Il était important de laisser des passages très bien écrits sans image (je pense à la page avec Alex qui rêve sur son lit), mais aussi d’ajouter des scènes pour plus d'immédiateté et de sensibilité (la scène de l'échange de regards au début, par exemple). En fait, j'ai essayé de penser comme un réalisateur de film qui doit adapter un roman. Cela ne sert à rien de tout montrer à l'image, et il faut rendre certains passages dynamiques. Alors, on adapte le texte. Je suis illustratrice jeunesse à la base, mais je lis beaucoup de BD et j'en faisais beaucoup quand j'étais ado (dans un fanzine et pour moi-même). J'ai compris qu'il fallait parfois épurer les cases, les décors, les visages, pour faire passer l'émotion et rendre l'ensemble dynamique.

Stéphanie, avez-vous aussi apporté votre contribution à l'histoire elle-même, au scénario proprement dit, ou vous êtes-vous concentrée sur la partie graphique?


SR : En fait, le texte me plaisait tellement tel quel, que mon travail a surtout été de ne pas le dénaturer ! Mais j'ai ajouté des scènes sans paroles, et aussi des dialogues (que Charlotte a écrits) pour rendre l'ensemble plus visuel et plus fluide. Le dessin amène forcément une nouvelle dimension qui ne doit en aucun cas être une redite du texte littéraire. Enfin, c'est comme ça que j'ai travaillé sur ce texte, en tout cas.

Pour revenir à la thématique de l'album, peut-on aller jusqu'à dire que vous parlez d'homosexualité ?

C.B. : Tout à fait. Il s'agit d'amitié, d'amour - et d'amour homosexuel. Alex est amoureuse de Layla, cela a toujours été une évidence. Et Layla n'est pas très claire, même si elle n'est pas du tout prête à l'admettre. Après, l'homosexualité n'est pas le seul prisme par lequel on peut aborder le roman : il s'agit de se comprendre et de s'accepter, d'accepter l'autre aussi - quel qu'il soit.

Je suis dans une démarche assez militante : en 2011, un article du Dico des filles a fait sauter au plafond de nombreux auteurs, en particulier des auteurs jeunesse : on y expliquait, en deux mots, que l’homosexualité pouvait être tolérée, que c'était souvent une passade de l'adolescence, que ce n'était donc pas si grave. Depuis, nous sommes plusieurs à avoir décidé de riposter en mettant en scène dans chaque roman des personnages indifféremment homos ou hétéros. Alex est une fille amoureuse d'une autre fille. Et voilà...

S.R. : L'homosexualité est en effet bien présente dans cette histoire. Le livre est sorti en même temps que les grosses manifs autour du mariage pour tous, ce qui était super, car on était au cœur du débat. Je sais que certains lecteurs et journalistes ont été frustrés par la fin trop brusque de la BD, comme si on voulait éviter de traiter du vrai sujet de l'homosexualité. Pourtant, si la BD parle à tout le monde, c'est parce que son véritable sujet est la découverte du sentiment amoureux en général, dans toutes ses nuances.

La fin permet en fait à chacun de s'interroger sur ce que sera ensuite la vie d'Alex avec cette différence qu'elle porte en elle. Vous-mêmes, vous n'avez jamais pensé à poursuivre l'histoire au-delà de ce que raconte l'album, à reprendre le personnage pour raconter la suite de son parcours ?

S.R. : Tout est ouvert, d'autant plus que l'histoire se termine avec l'année scolaire. Les deux amies vont partir en vacances et la classe de 3e sera une nouvelle histoire. Sinon, oui, on avait effectivement évoqué la possibilité de réunir les héroïnes au lycée ou à la fac, par exemple. Mais pour l'instant, nous avons d'autres projets en cours.

D'autres projets sous forme de « romans graphiques » ?

S.R. : Rien d'officiellement signé pour l'instant. Mais nous sommes sûres de travailler sur un nouvel album chez Gulf Stream. Une autre histoire dans la même classe de 4e D. Nous avons aussi travaillé sur un projet de roman graphique adulte, qui a été envoyé hier chez les éditeurs (doigts croisés). Cela parle de musique et de famille. J'espère qu'il aboutira !

C.B. : Nous avons eu l'idée de faire se retrouver les personnages au lycée, et j'ai même un début de scénario. Pour le moment, nous nous concentrons cependant sur cette classe de 4eD. Cela permet d'avoir des histoires qui s'entrecroisent, une sorte de série chorale à partir d'une photo de classe. Le prochain opus s'appellera Mots rumeurs, mots cutter et sortira en septembre 2014. Quant à nos projets communs, là on croise les doigts, les cheveux et les pieds et on essaie de ne pas stresser!

Les lecteurs de BD vous découvrent avec ce premier album. Et si vous nous parliez un peu de ce que vous avez fait avant de tâter du roman graphique ?

S.R. : J'ai travaillé pendant trois ans comme maquettiste une fois mes études terminées. Puis je me suis mise à mon compte en tant qu'illustratrice. Je travaille toujours pour la presse et l'édition jeunesse, ainsi que pour le magazine Causette (depuis les premiers numéros). J'y dessine chaque mois une fausse pub humoristique avec un objet absurde.

C.B. : J'ai fait des études de philosophie, pendant lesquelles j'ai commencé à écrire sérieusement.  Après quatre ans mêlant enseignement en BTS et travaux d'écriture, j'ai décidé de me consacrer pleinement à mon métier d'auteure. J'ai aujourd'hui publié une vingtaine d'ouvrages pour les adultes et les adolescents dans des genres aussi différents que la fantasy, le roman historique, le polar, le fantastique ou le thriller, énormément de nouvelles et, plus récemment, un roman « premières lectures » - le truc le plus difficile que j'ai eu à écrire jusqu'à présent !

Qu'est-ce qui change dans la manière d'écrire quand on s'adresse à telle ou telle tranche d'âge ? Pour Rouge Tagada, y a-t-il eu une difficulté particulière vu le thème abordé?

C.B. : Ce qui change, c'est qu'on ne dit pas les choses de la même manière quand on s'adresse à un  public adulte, je crois. Avec les adolescents et les plus jeunes, on apprend à suggérer plutôt que montrer. Mais les thèmes, le fond restent les mêmes. Et puis, d'une certaine façon, le style suit l'histoire. Si mon personnage principal est, par exemple, une tueuse qui vit dans les bas-fonds d'une cité corrompue, le ton du récit va épouser l'ambiance qui s'en dégage et la façon de voir de l'héroïne. Pour Rouge Tagada, je me suis coulée dans la peau d'Alex et les mots sont venus très aisément. Aussi aisément que les sentiments décrits, en fait. Disons qu'à treize ans comme à quinze, ou même vingt, on aime, on souffre avec la même force - et le fait qu'Alex soit amoureuse de Layla, je ne l'ai pas pensé comme une difficulté supplémentaire mais comme une évidence : on tombe amoureux d'une personne, et peu importe le genre. Après, si le récit devait se poursuivre, peut-être qu'Alex s'interrogerait sur ses préférences et la difficulté d'être homosexuel aujourd'hui, en France. Mais à l'instant Rouge Tagada, ce n'est pas son problème. Son problème, c'est Layla...

Par quoi le choix du théâtre pour rapprocher les deux jeunes filles a-t-il été dicté ? C'est un peu votre vision de l'art et de son utilité, de sa fonction ?

C.B. : Alors, en fait, je suis une comédienne frustrée... vraiment ! J'ai toujours adoré le théâtre, j'aurais voulu être capable de jouer, mais j'ai un gros problème de trac, alors je compense comme je peux : en mettant du théâtre dès que je peux dans ce que j'écris, et en y allant dès que possible. Le théâtre, c'est un univers à la fois imaginaire et cadré, qui permet de sortir de soi tout en allant fouiller ce que l'on a de plus intime, de l'utiliser pour incarner un personnage. Donc, bien entendu, cela facilite le rapprochement entre les deux filles. Enfin, le choix de la pièce La Nuit des rois n'était évidemment pas tout à fait innocent ! D'accord, c'est l'une de mes préférées de Shakespeare, mais c'est aussi une comédie qui parle de travestissement, d'amours « interdites »...

S.R. : De mon côté, le théâtre est un univers complètement inconnu. J'ai grandi à la campagne et les seules pièces que j'ai pu voir étaient montées par mes camarades de lycée. Mais je commence à m'y intéresser, j'ai découvert les comédies de Shakespeare il y a peu de temps et j'aime beaucoup. Il y a toujours des histoires de travestissement et de confusion des genres…

Nous vous proposons pour conclure de répondre à quelques questions d'une jeune fille entrant dans l'adolescence...

Pourquoi Charlotte Bousquet a-t-elle choisi ce titre ?

C.B. : Parce qu'Alex et Layla mangent des fraises Tagada, parce que le rouge, c'est la couleur de la passion, des pommes d'amour, des cerises trop sucrées, de la colère aussi, et c'est un peu tout cela qu'il y a dans Rouge Tagada.

Quelle passion partagent-elles toutes les deux ?

C.B. : Toutes les deux adorent le théâtre, c'est ce qui les rapproche. À partir de là, elles s'inventent des mondes, des univers imaginaires, des futurs plus ou moins probables.

Pourquoi Alex gribouille-t-elle les pages de son journal intime le soir ?

C.B. : Parce qu'Alex a besoin de coucher ce qu'elle ressent par écrit. C'est parfois plus facile que de dire les choses, et cela permet de se défouler.

La jeune fille avait bien d'autres questions, mais le mieux est peut-être de ne point trop en dévoiler !


Propos recueillis par F. Mayaud et D. Wesel

Information sur l'album

Rouge Tagada

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