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Desberg confidential 1/2

Entretien avec Stephen Desberg

Propos recueillis par Laurent Gianati & Laurent Cirade Interview 15/04/2013 à 10:34 7722 visiteurs

Comme Stephen Desberg aime le rappeler, ses lecteurs ont parfois du mal à imaginer que l'auteur du Scorpion ou d'I.R.$ est le même que celui de Billy The Cat ou de Jimmy Tousseul. Il ne s'est tourné que récemment vers la bande dessinée réaliste et en est devenu aujourd'hui l'un des principaux fer de lance. De Sherman à Miss Octobre en passant par Empire USA, il revient sur les séries qui ont fait son succès, avant d'aborder dans la deuxième partie de l'entretien publiée prochainement, non seulement ses futurs projets, mais également son métier de scénariste. 

Selon vous, combien de fans possèdent-ils l'ensemble des albums que vous avez écrits ? (sourire) Sur combien d'albums avez-vous apposé votre signature ?

(rire) Ceux qui possèdent tous mes albums ont dû commencer tôt leur collection. Mes premiers ouvrages sortis chez Dupuis, les 421 et les Tif et Tondu, ça fait déjà un sacré bout de temps. Ma carrière n’a pas été uniforme. J’ai d’abord débuté pour un public jeune, puis je suis passé à la bande dessinée réaliste il y a une quinzaine d’années. Certains lecteurs me connaissent surtout pour I.R.$ ou pour le Scorpion sans vraiment réaliser que c’est également moi qui ai faitBilly The Cat, Jess Long ou Jimmy Tousseul. 

Miss Octobre

Le scénario de Miss Octobre aurait pu être signé par James Ellroy…


(sourire) Ce serait prétentieux de répondre oui. J’aime beaucoup ses romans ainsi que la ville de Los Angeles où je me suis rendu plusieurs fois. Raconter une histoire dans un lieu précis est un véritable plaisir, celui d’y vivre le temps de l’écriture. C’est une ville qui me fascine probablement pour les mêmes raisons qu’Ellroy : un lieu où la réussite semble facile tout comme la déchéance, toute proche. En tant que scénariste, je m’y suis rendu pour des adaptations possibles d’I.R.$. pour une série télé. On se rend compte que beaucoup de choses peuvent se décider là-bas, et très vite. Le moindre projet peut prendre vie, et en même temps, tout est beaucoup plus compliqué que cela peut paraître. Encore plus qu’ailleurs, l’obscurité est très proche de la lumière. On retrouve chez Ellroy un univers de policiers, de rivalités entre eux… Il y a de ça dans Miss Octobre mais aussi le côté très léger de l’héroïne, issue d’un milieu très fortuné qui a envie de trouver sa liberté à elle, tout en devant faire face à son infirmité. Elle vit donc dans son monde à elle. Et ça, je pense que c’est un peu plus éloigné d’Ellroy. Il y a une fascination pour cet univers, pas forcément celui d’Ellroy, un univers de polars à Los Angeles, que je combine avec mon propre univers et avec les envies du dessinateur de se pencher sur les années soixante. 

Les années 60 sont des années charnière pour la société américaine, en pleine mutation. Une période idéale pour asseoir un polar made in USA ?

Je suis à moitié américain. Mon père était dans le milieu du cinéma, il distribuait les films de la Metro-Goldwyn-Mayer en Belgique. J’ai grandi dans un univers qui rappelle les films des années 60. Au début de cette décennie, c’est encore le monde de papa. Il s’habillait avec une cravate et un chapeau, conduisait une voiture américaine. C’était encore très strict mais on sentait qu’on était sur le fil du rasoir, que quelque chose bougeait, que les jeunes qui grandissent à cette époque-là n’ont pas envie d’être comme leurs parents. Ils ont envie d’un autre avenir. Le Lauréatde Mike Nichols symbolise tout à fait cet état d’esprit. 

Comme dans Sherman, Miss Octobre est une enquête à plusieurs tiroirs. Comment avez-vous construit le scénario ?

Quand on attache trop d’importance aux personnages au détriment de l’intrigue, on bascule facilement dans des récits d’auteur. Inversement, quand on se base trop sur l’intrigue, on a des personnages qui ne sont que des "véhicules". J’essaie de garder ça à l’œil, d’avoir des personnages qui ont leur propre histoire, tout en ayant une intrigue générale qui est un peu la carotte que l’on donne aux lecteurs. L’un mène à l’autre. À certains moments, je me focalise vraiment sur l’intrigue mais surtout comme système pour tenir le lecteur en haleine. Mais ce qui m’intéresse fondamentalement, ce sont les personnages. Je suis un grand fan des séries américaines où, en général, ils ont tout un panel de personnages développés à des degrés différents, une bonne dizaine. Malheureusement, on peut difficilement faire ça en bande dessinée, notamment à cause du format de quarante-six planches. Si on se mettait à développer tous les personnages, le lecteur aurait l’impression à la fin de l’album qu’on ne lui a pas raconté grand-chose. Ce qui était très important pour moi dans Miss Octobre, c’était d’insister sur la personnalité de l’héroïne. Comme elle est sourde, elle est beaucoup dans son univers intérieur. D’un autre côté, les causes de son infirmité sont liées à l’intrigue. L’un mène à l’autre et c’est comme ça que j’ai construit le scénario. 

Avez-vous déjà écrit l’ensemble du scénario ? Alain Queireix connaît-il le nom du serial killer ? (sourire)


J’ai écrit les trois tomes, oui. Et Alain est au courant. (sourire) J’avais écrit les deux premiers, puis il m’avait demandé de ne pas attaquer trop vite le troisième pour qu’il puisse rester encore un peu dans le brouillard. Dans la mesure du possible, j’essaie toujours de boucler mes histoires. Sur Sherman, j’avais écrit les six tomes d’un coup. Je trouve que ça permet de vraiment vivre avec ses personnages. Quand on termine un album et qu’on passe à autre chose, ça demande parfois un temps d’adaptation. Avant, quand je travaillais chez Dupuis, je faisais cinq ou six pages, puis les donnais au dessinateur. J’utilisais alors l’argument suivant : « Je vais m’inspirer de ce que tu as dessiné pour rebondir. » Je trouve aujourd’hui que c’est dangereux d’avancer comme ça, surtout dans les histoires réalistes où il y a un équilibre à tenir. C’est Van Hamme qui a un peu introduit ce concept, celui que les histoires soient les mieux dosées possible, de façon à ce qu’on n’ait pas tout à coup une conclusion qui arrive en quatrième vitesse. J’ai un projet avec un dessinateur américain pour lequel j’avais déjà écrit les deux premiers tomes sans même savoir qui allait les dessiner. Je vais maintenant écrire l’histoire suivante en sachant comme il a interprété mes personnages. C’est un vrai enrichissement et une chouette expérience. 

Le Scorpion

Pour Le Scorpion, vous avez annoncé quinze à seize tomes au total, à raison d'un album tous les deux ans...


Enrico a d’autres envies. Il fait Les Aigles de Rome qui vont, je pense, être finis au tome six. Sa vie de famille fait aussi qu’il a ralenti son rythme. De deux albums par an, il est plutôt aujourd’hui à un par an. De toute façon, on n’ira pas plus vite pour Le Scorpion qu’un album tous les deux ans. Ce qu’on a décidé ensemble, c’est de continuer sur ce rythme-là jusqu’au tome douze, voire jusqu’au tome quatorze. Il est possible ensuite que l’interruption soit plus longue, si l’un de ses projets lui réclame plus de temps. Enrico est d’une manière générale très attaché à tout ce qu’il a fait, pas seulement au Scorpion. On ira au bout de cette série, c’est certain, même si je ne sais pas aujourd’hui quand le dernier tome paraîtra. On a également des envies de développer des choses parallèles au Scorpion qui pourraient ne pas être dessinées par Enrico mais où il s’impliquerait d’une façon ou d’une autre dans le scénario. On va également faire ensemble un nouveau diptyque de l’Étoile du Désert sur lequel il va travailler avec moi sur le scénario. Il supervisera également le dessinateur, qui n’a pas été facile à trouver. 

Que retenez-vous d’Empire USA, une série entamée à plusieurs plumes et dont vous avez mené la saison deux en étant seul aux commandes du scénario ?

Au début, je devais écrire la structure de l’histoire et Yann devait faire les dialogues. Finalement, pour une question d’emploi du temps, il s’est simplement occupé de superviser les dialogues. On s’est rendu compte qu’on avait des optiques très différentes dans la construction du scénario. Il considère qu’une ligne de dialogue doit être plus importante que la structure de l’histoire. Quand il écrit une scène avec des personnages avec lesquels il se sent bien, tant pis si ça bouffe trois pages de plus et qu’on va être serré à la fin. Je lui expliquais que je devais faire six albums maximum, que tout était millimétré et qu’on ne pouvait pas se permettre ce genre de choses. On ne s’est pas disputés mais j’ai décidé naturellement de faire la deuxième saison seul. 

Vous aviez promis de ne pas faire trop usage de flashbacks dans Miss Octobre, contrairement à Sherman…

(sourire) C’est une forme de construction que j’adore et ça me vient naturellement. À un moment, ça en devient presque de la caricature. Quand on est reparti sur le diptyque de Black Op, Hugues (Labiano, NDLR) me disait en riant : « Cette fois-ci, pas de flashback ! ». Je me suis rendu compte que ça devenait une facilité. Il faut désormais que je construise l’histoire autrement et ça ne me pose aucun problème. Ce goût pour les flashbacks vient certainement du cinéma. J’adore les films qui sont construits comme ça. C’est très intéressant d’avoir une histoire au présent, et de pouvoir retourner dans le passé et y trouver des éléments qui nous expliquent la complexité du présent. Le premier cycle de Black Op était construit comme ça. Certains lecteurs n’aiment pas ça. Ils n’ont pas envie d’avoir les tenants et les aboutissants et préfèrent une lecture au premier degré. 

D'où vous vient cette expertise en matière d'organisation gouvernementales ? Vous en inventez dès que vous avez un moment libre ? (sourire) Un fond de paranoïa ? La conviction que la théorie du complot est un gage de succès infaillible ?


(rires)J’ai lu énormément de choses en politique. Je suis à moitié américain et donc très passionné par tout ce qui se passe là-bas. C’est un pays plein de contradictions, d’excès. Ils sont très puritains sur un tas de choses. D’ailleurs, ceux qui sont le plus à cheval sur la morale sont ceux qui la trahissent le plus. Depuis l’affaire Lewinsky, cette situation n’a cessé de se développer. La branche la plus à droite des Républicains est devenue de plus en plus agressive, dogmatique. Je trouve ça franchement effrayant. J’ai été très impliqué dans les deux élections d’Obama, j’ai suivi tous les débats, la nuit… Ce sont des enjeux qui me touchent énormément. Je ne suis pas non plus un maniaque de la documentation. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment les choses fonctionnent. Avec IR$, j’ai trouvé un ou deux bouquins sur le sujet. J’ai compris ce qui se passait. Aujourd’hui, quand je raconte une histoire d’IR$, peut-être que ce n’est pas exactement la réalité, mais je pense que l’essentiel y est. D’ailleurs, quand Les Échos en avaient fait une prépublication, ils avaient interviewé un des patrons d’IR$ qui disait que la série reflétait assez bien la réalité si ce n’est que les agents ne boivent pas d’alcool et ne roulent pas dans des voitures de luxe. (sourire) Je suis revenu des différentes théories de complot… Mon épouse, congolaise, suit énormément ce qui se passe dans son pays et elle me ressort souvent des théories de complot fomentées par les américains. J’essaie de lui expliquer que tout ce qu’on lit sur internet est loin d’être parole d’évangile. Sinon, on peut très bien imaginer qu’Elvis Presley est toujours en vie. (sourire) Il y a un côté caricatural à ça, même si l’existence de sociétés secrètes dans le monde est avérée. Quand on rentre dans les milieux de la haute finance, ce n’est pas de la science-fiction de se rendre compte qu’il y a des connexions entre tous ces gens-là. Il y a beaucoup de choses qui nous échappent. Ils sont dans leur logique à eux et ne comprennent pas quand on les coince. Maintenant, de là à dire que tout est piloté par les francs-maçons ou par l’Opus Dei… Il faut nuancer. 

Concernant IR$, que vous a apporté cette prépublication dans Les Échos ? 

Surtout une crédibilité. Au début, j’avais un peu peur car on a été interviewé par des personnes expertes dans ce domaine. Évidemment, c’est vulgarisé, mais c’est quand même lu par des patrons d’entreprises, ravis qu’on parle de leurs thèmes. C’est difficile à quantifier au niveau des ventes d’albums. Même un passage au niveau de l’audiovisuel ne garantit pas une explosion des ventes. Pour Rani, par exemple, le feuilleton n’a eu aucune incidence sur les ventes. Les gens ont trouvé simplement qu’il n’était pas bon. Pourquoi iraient-ils se ruer sur les albums ?


(à suivre...)



Propos recueillis par Laurent Gianati & Laurent Cirade