Tout en sensibilité, Julie Maroh raconte avec Le bleu est une couleur chaude une histoire d’amour entre deux jeunes femmes dans le nord de la France. Constamment, elle est en équilibre entre la fiction qu’elle raconte et le vécu dont elle s’inspire. Ni simple narratrice, ni tout à fait militante, elle reste entre deux, et l’alchimie opère. Dans ce cas-ci, la fiction réaliste ressemble à s’y méprendre à la retranscription d’une vie bel et bien réelle, même si l’ensemble est romancé. C’est ici que l’on commence à percevoir chez les auteurs qui abordent la question de front une tendance au communautarisme qui peut être une arme à double tranchant. Julie Maroh évite cet écueil en faisant preuve d’une certaine retenue et en misant avant tout sur la beauté de la relation qui unit ses deux héroïnes.
Hugues Barthe se profile lui aussi comme une figure incontournable du genre avec une bibliographie quasi exclusivement dédiée à l’homosexualité (Le petit Lulu, Dans la peau d’un jeune homo et Bienvenue dans le marais, entre autres). Il ne s’agit pas ici d’autobiographie – l’auteur ne se revendique d’ailleurs pas homosexuel, bien que son nom soit associé au magazine Têtu – mais d’une sorte de manuel de la vie du parfait petit pédé. Pour ce faire, l’auteur adopte un style très clinique, dépassionné, qui impose une vraie distance avec le lecteur. Si le résultat y perd en âme, il y gagne en pragmatisme. Le manque d’empathie envers les personnages, inévitable, rend toutefois l’ensemble quelque peu artificiel. Cette approche très distante ne semble cependant pas dictée par le sujet traité, vu que l’auteur y a également recours dans L’été 79, récit cette fois autobiographique de la relation de Hugues Barthe avec son père alcoolique.
Délaissant totalement la fiction, Fabrice Neaud pratique quant à lui l’autobiographie avec une stupéfiante franchise dans son Journal. La série jouit d’une grande aura dans le monde de la bande dessinée, non seulement pour ses qualités formelles, mais aussi parce qu’elle a ouvert une voie dans laquelle se sont engouffrés moult auteurs par après – même si aucun n’est jamais allé aussi loin que lui dans la mise à nu, ce qui fait sa spécificité. Ce manque de pudeur a cependant de quoi mettre extrêmement mal à l'aise. La gêne que l’on peut ressentir à la lecture de ses ouvrages vient de son point de vue très « homocentré » : il présente en effet les sorties dans les lieux de drague typiquement homosexuels comme un passage quasi obligé et associe l’homosexualité à une vie affective tumultueuse et passablement dissolue. Cependant, l’auto-apitoiement dont il fait montre s’applique aussi à sa vie professionnelle. Cela pourrait laisser croire qu’au fond, son problème ne tient pas à son homosexualité mais à une certaine perception de l’existence. Ce qui ressort par endroits, c’est sa persistance à fréquenter un milieu qui lui déplaît. Et lorsqu’il prend ses distances, c’est pour se murer dans la solitude et rejouer la litanie de ses amours déçues.
Contrairement aux récits de fiction présentés en première partie d’article, les récits réalistes et autobiographiques ont souvent tendance à noircir le tableau ou en tout cas à mettre en avant les obstacles davantage que les accomplissements. Ainsi la difficulté quasi statistique de trouver l’âme sœur pour un homosexuel est-elle mise en exergue dans le Journal de Fabrice Neaud. Cette volonté de dépeindre une vie homosexuelle qui n'est pas toujours rose a l'inconvénient de ne pas aider le public hétérosexuel à dépasser certains clichés, alors qu'une vision plus nuancée est possible. L’effet pourra en outre être pervers pour quelqu’un qui se découvre une attirance pour les personnes du même sexe. Il se pose des questions, a peur pour son avenir, et que voit-il ? Dans le meilleur des cas, un bonheur fragile acquis au prix d’efforts importants. Dans le pire des cas, un type enfermé dans sa misère, qui se plaint que sa vie ne vaut rien et va se faire tringler le soir dans un parc avant de rentrer chez lui pleurer sur son sort... Franchement, on a connu tableau plus réjouissant. Or, il peut aussi être utile de dédramatiser dans le cadre d’une bande dessinée une réalité qui gagnerait être démystifiée.
Pour prendre un peu de distance, rien de tel que l’humour. Le succès peut même être au rendez-vous : voyez comment Pascal Brutal s’est frayé un chemin jusqu’à Angoulême. Et si le style bourru du héros de Riad Sattouf vous déplaît, demandez à Ralf König ce qu’est la BD gay et vous ne devriez pas regretter le déplacement. Sa série Conrad et Paul est assez représentative de son travail. L’action se passe en Allemagne, où vivent en couple deux hommes homosexuels. Paul passe son temps à mater des films porno avec ses potes et court les boîtes gay, saunas et autres backrooms. Conrad, lui, est plutôt du genre fleur bleue. Professeur de piano, il ne mène pas la vie délurée de son compagnon, mais tolère ses frasques. Bref, ils forment un couple libre. Cette dichotomie entre les deux personnages constitue évidemment le ressort comique de la série, mais a aussi le mérite de présenter la réalité homosexuelle sous deux jours différents, quand bien même reste-t-on dans la caricature. Tout au long des gags, Ralf König parle autant d’amour que de sida, autant de nobles sentiments que d’étalons en rut. Et si l’auteur n’hésite pas à être cru, aussi bien visuellement que dans ses dialogues, cela ne l’empêche pas de faire preuve d’une grande tendresse. Formellement, la réussite est tout aussi évidente : il y a chez lui un vrai sens de la répartie et de la mise en scène, dans les moments les plus drôles comme dans les plus tragiques. Il y a dans ces pages de franche rigolade un vrai reflet de la réalité homosexuelle, même si le trait est forcé pour les besoins de la comédie.
Première partie : La fiction, en phase avec la réalité
Troisième partie : Iconographie et perspectives